Notes sur la Palestine (6)

Grandeur et décadence d'un petit commerce de cinéma : la censure de Tsedek!

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le 31 janvier 2024

Ce texte est la sixième page de nos Notes sur la Palestine.

Le 30 janvier 2024, le collectif juif décolonial Tsedek! communiquait sur les réseaux sociaux la déprogrammation de son ciné-club au Majestic Bastille qui devait se tenir le soir-même à 20h. Animée par le militant Sam Leter et la chercheuse Sadia Agsous-Bienstein, la séance était consacrée au dernier film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, qui prend pour sujet le camp d’extermination d’Auschwitz. Ce ciné-club clôturait un marathon d’avant-premières qui, du festival Télérama à la tournée en province, annonçait la grande réception critique du film. Ce n’est donc ni le film ni son sujet qui gênaient mais ceux qui le présentaient. Nous revenons avec Sam Leter, militant du groupe et ancien salarié du Champs-Élysées Film Festival, sur cette censure de dernière minute.

La mairie de Paris avait déjà déprogrammé une conférence que le collectif tenait avec la philosophe américaine Judith Butler le 6 décembre 2023. L’événement intitulé « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine » rassemblait différentes organisations anti-impérialistes : l’Union juive française pour la paix, Tsedek!, le NPA, Révolution permanente, l’Action antifasciste Paris Banlieue et Paroles d’honneur. La dernière organisation, Paroles d’honneur, avait cristallisé les tensions à cause de sa figure de proue, Houria Bouteldja, accusée d’antisémitisme et d’homophobie. Même si elle ne devait pas être amenée à prendre la parole, la mairie de Paris a cru bon de demander l’annulation de l’événement en pointant les « risques de troubles à l’ordre public ». Judith Butler en tant que membre du collectif Jewish Voice for Peace s’élevait contre la riposte israélienne à partir du 7 octobre – date de l’attaque du Hamas – dont la Cour internationale de justice vient d’établir qu’elle présentait des risques génocidaires. Le 26 janvier 2024, Judith Butler est revenue sur cet événement dans son blog Mediapart : « Je n’avais pas anticipé qu’un événement sur un tel sujet produirait un tel conflit et conduirait à une annulation. Mon intention n’était pas de dire que j’avais été “instrumentalisée” par l’un ou l’autre des organisateurs. Je ne l’ai été par aucun. »

Hier, le 30 janvier 2024, c’est au tour de Tsedek! de subir une déprogrammation. Selon le collectif, dans un communiqué publié sur les réseaux sociaux, l’événement a été annulé une semaine plus tôt « sous l’influence d’individu·e·s ouvertement hostiles au positionnement politique de Tsedek! ». Le collectif rappelle qu’en parallèle les salles Dulac accueillent le festival « ‘Dia(s)porama : Regards sur le cinéma juif international’ organisé par le Fonds social juif unifié (FSJU) » dont Tsedek! mentionne qu’il « travaille étroitement avec l’État israélien ». Le choix de La Zone d’intérêt rendait hommage à la date du 27 janvier commémorant les génocides et prévenant les crimes contre l’humanité : « Nous souhaitions, par la diffusion de ce film, rendre hommage aux 6 millions de Juifs et Juives tué·e·s pendant la Shoah ». Tsedek! conclut que, selon leurs contempteurs, « en tant que juif·ves antisionistes, nous ne serions pas légitimes à parler publiquement de l’antisémitisme et de la Shoah. Nous sommes censuré·e·s parce que nous refusons cependant que cet héritage soit maintenu sous cloche, et que nous voulons le mettre au cœur d’un projet politique qui exige justice et égalité. »

La décision aurait été prise depuis le Saint-Siège de la Maison Dulac, malgré les nombreuses préventes de l’événement. L’animateur de la séance, Sam Leter, travaillait  come chargé de communication auprès du Champs-Élysées film festival, dont Dulac Cinémas est gérant. Des messages adressés à la direction accusaient Tsedek! d’être complice de proximité avec le Hamas. Sous prétexte de « neutralité politique » et de « problème de sécurité », l’événement aurait été annulé en dépit des deux séances du ciné-club Tsedek! qui s’étaient déroulées sans incident au Point Éphémère et au Luminor-Hôtel de Ville les 14 et 24 janvier dernier. Pourtant, dans sa politique de diffusion et de distribution, la Maison Dulac défend des films palestiniens et des événements engagés politiquement dans ses salles : « En préférant s’allier à une institution sioniste tout en refusant un collectif juif décolonial dans ses salles, Dulac Cinémas se positionne vis-à-vis de son public qui soutient le peuple palestinien. » se désole le programmateur. Dulac Cinémas a tenu à supprimer toutes les mentions de la séance sur les réseaux sociaux mais le communiqué de Tsedek! a rendu l’affaire publique. « C’était vraiment insidieux » conclut Sam Leter qui a, par la suite, présenté sa démission : « Soit je privilégiais ma carrière, soit mes valeurs militantes et morales mais il y a un génocide en cours et ça ne me laissait pas trop le choix. C’est un problème de structure économique et de pouvoir » explique le militant qui dénonce la pression exercée par l’entreprise sur ses salarié·e·s et qui les contraint à l’autocensure.

Priver tout·e juif·ve de parole sur la mémoire de la Shoah constitue le premier grief de la déprogrammation du ciné-club de Tsedek!. Alors que Tsedek! revendique une lecture décoloniale et antisioniste de l’histoire juive et, de ce fait, affirme une ligne claire de lutte contre l’antisémitisme, Dulac Cinémas donne à l’extrême-droite une victoire supplémentaire contre l’antiracisme. Sam Leter nous raconte le parcours de certain·e·s militant·e·s : « Tsedek! lutte contre le fascisme, et l’héritage juif de la Shoah parmi plusieurs membres du collectif qui sont petits-enfants de déporté·e·s nous pousse à militer pour ne plus voir ce genre de génocide se reproduire. » Il précise ensuite la ligne du collectif : « Pour expliquer notre critique du sionisme, on parle souvent de “nationalisation du judaïsme ”: le sionisme utilise le judaïsme pour justifier l’ethno-nationalisme de l’état d’Israël. »

Depuis le début du mouvement de soutien au peuple palestinien, l’extrême-droite pro-israélienne utilise des moyens illégaux pour faire pression contre toute dénonciation des massacres en cours à Gaza : harcèlement, menaces de mort et de viol, agressions verbales… Un climat dont témoigne Sam Leter, victime d’un cyber-harcèlement pour lequel il a porté plainte. Cette pression a un but clair : annihiler toute voix dissonante sur les bombardements en cours à Gaza et la politique coloniale israélienne. Dans cet environnement nocif, la commémoration de la Shoah est plus qu’urgente. Raviver une mémoire des mort·e·s juif·ve·s dans les camps de concentration, d’extermination et par balle s’oppose aux outrances du gouvernement d’extrême-droite israélien. Benjamin Netanyahou avait suscité un tollé en déclarant en 2015 : « À l’époque, Hitler ne voulait pas tuer les juifs, mais les expulser. Et le mufti Haj Amin al-Husseini lui a dit : “Si vous les chassez, ils viendront tous chez nous.” Hitler a alors demandé : “Que devrais-je faire avec eux selon vous?” “Brûlez-les”, a répondu Haj Amin al-Husseini [11] [11] Slate rapportait l’évenement en octobre dernier dans un article intitulé « Netanyahou apporte un soutien inespéré aux négationnistes de tout poil ». . » Cette citation s’inscrit dans une stratégie révisionniste qui consiste à déplacer la responsabilité du génocide des Juif·ve·s sur le monde arabe. Plus récemment, l’ambassadeur israélien à l’ONU dévoyait la mémoire de la Shoah en arborant une étoile jaune à sa poitrine insultant ainsi tous les descendant·e·s de déporté·e·s qui ne se reconnaissent pas dans la politique menée par ce gouvernement.

Tsedek! prévoit de reporter cette séance le 6 février au cinéma Le Grand-Action en présence des mêmes acteurs et de Johann Chapoutot, historien du nazisme. Nous exprimons le regret qu’encore une fois le monde du cinéma soit le reflet de l’atténuement du champ du dicible et de la liberté d’expression. Après la déprogrammation du film d’animation Wardi par le dispositif « École au cinéma », celle du ciné-club de Tsedek! s’ajoute au silence qui pèse sur le milieu depuis le début de la riposte israélienne et son incapacité à exprimer un soutien public aux victimes palestiniennes des bombes israéliennes. Cette autocensure découle de l’échec du cinéma à résister aux pressions de l’extrême-droite, par complaisance ou par insuffisance. Ce cas d’école invite chacun·e d’entre nous à la vigilance. En déprogrammant la séance, Dulac Cinémas a contribué à marginaliser Tsedek! sur la scène médiatique et politique et à rendre inaudibles les voix juives antiracistes et décoloniales. Ainsi, il est de notre devoir de préparer une riposte idéologique et politique pour offrir des espaces de parole aux voix discordantes sur le massacre en cours à Gaza.