Le Battement d’être

Sur quelques films biographiques sortis en 2025

par ,
le 17 décembre 2025
Un parfait inconnu, James Mangold

N’apparaît que ce qui fut capable de se dissimuler d’abord.

Georges Didi-Huberman, Phasmes

Parmi les films sortis en 2025, un certain nombre relevaient du biopic, ou du film consacré à une personnalité historique célèbre. Ainsi, pour ne citer que des films français, a-t-on été frappé par le manque de ressemblance entre Roschdy Zem et Yves Montand ; par le fait que Michel Fau pouvait se faire passer pour plusieurs présidents de la Vè République, mais sûrement pas François Mitterrand ; et l’on pourrait gloser sur les deux films sur Fanon, celui « académique » et celui « art et essai », en se demandant lequel donnait le mieux vie à cette figure que la France préfère si souvent ignorer. Au-delà d’une « ressemblance », un certain nombre de films ont fait un pas de plus, pour se poser la question de « l’incarnation » de ces figures, du fait de les faire habiter par un corps étranger, de faire disparaître l’acteur et apparaître le personnage réel, dans un trouble qui passe sans cesse de l’un à l’autre, car pour croire que le personnage apparaît, il faut bien accepter qu’il y ait un corps devant nous : celui de l’acteur. Le phénomène n’est plus seulement narratif mais esthétique, au sens le plus fort de ce mot. Comme le disait un personnage de Détective (1985) de Jean-Luc Godard, cinéaste lui-même incarné au cinéma cette année, ce qui se situe entre apparaître et disparaître, c’est transparaître. On aimerait s’intéresser ici à quelques uns de ces instants où, entre la figure historique et l’acteur, quelque chose s’est ouvert.

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Nouvelle Vague de Richard Linklater ne peut pas ne pas provoquer un choc qui est bien celui de la ressemblance, en premier lieu entre Guillaume Marbeck et Jean-Luc Godard, proche physiquement et plus proche encore dans son imitation. Cette ressemblance n’est, certes, pas également partagée, et certains personnages secondaires n’ont qu’une ressemblance vague. On est presque déçu en découvrant le faux Eric Rohmer ; est-ce que ce genre de visages, de phénotypes, a tout simplement disparu ? Et chez d’autres – Rivette, Beauregard –, on doit se contenter d’une vague ressemblance.

Mais ce qui est étonnant dans le casting de Nouvelle Vague, c’est que la ressemblance la plus extrême se trouve, parfois, dans les rôles les plus secondaires, les silhouettes même – auxquelles le film offre toujours, même s’ils n’auront pas le droit à une réplique, un de ces plans-portraits-noms déjà inlassablement commentés par la critique. Le plus effarant, selon nous, est l’acteur choisi pour interpréter Martin LaSalle, acteur du Pickpocket de Bresson, plus ressemblant encore que celui choisi pour interpréter le maître : on croit revoir un instant le modèle bressonnien, comme si le fait de n’avoir presque pas fait carrière (comme la plupart des « modèles ») l’avait embaumé pour l’éternité, et qu’il avait été retrouvé dans la grande opération de distribution de Linklater et de son équipe. D’autant plus troublant que le film de Linklater a été construit à partir d’acteurs jeunes, faisant pour la plupart leurs premiers pas au cinéma, c’est-à-dire une situation semblable à celle des modèles bressonniens.

Nouvelle Vague, Richard Linklater

Mais la plupart du temps, et pour les rôles principaux, ce qui se passe, ce n’est ni une ressemblance extrême, ni cet air de famille, mais un entre-deux très troublant : une sorte de mi-semblance. Ainsi de Zoey Deutch en Jean Seberg, qui a l’air d’avoir été teinte en blonde par un Scottie obsédé par À bout de souffle – c’est-à-dire que le déguisement saute aux yeux. Mais cette fausse ressemblance est encore plus évidente chez Truffaut et Chabrol, qui, comme Godard, sont interprétés par des acteurs à la ressemblance vague mais avec les bonnes voix, les bonnes manières (la bonhomie de Chabrol, la voix fausse et cassée de Truffaut). 

En voyant la proximité troublante, la fausse ressemblance entre les acteurs et leurs modèles, difficile de ne pas comprendre ce que Radu Jude a glissé dans une de ses nombreuses interventions lors de sa rétrospective en septembre, et l’accompagnement de Dracula : que Nouvelle Vague a l’air d’être d’un film fabriqué à l’aide de l’intelligence artificielle. Les écarts entre le sourire de Marbeck et de Godard, la proportion légèrement différente entre les lunettes et le visage de Claude Chabrol et d’Antoine Besson sont comme des étirements inventés par la machine. L’IA, précisément, cherche moins la vérité que la vraisemblance : son exercice est toujours de nous tromper, de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. En pastichant toutes les manières du premier film de Jean-Luc Godard, Linklater fabrique donc « à la main » un AI slop mi-semblant digne des heures déjà passées de ChatGPT.

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Seul plaisir de Springsteen: Deliver me from nowhere : voir Jeremy Allen White faire le mec, comme on dit d’un homme qui en fait trop. Le film ne fonctionne à peu près à aucun autre égard. Nullité dramatique : impossible de s’intéresser à ce récit dont la fin est donnée à chaque scène ; à cette histoire d’amour absolument mièvre et sans issue collée au-dessus d’un récit balisé. Nullité esthétique (le noir et blanc des souvenirs, le montage en-dessous même des conventions les plus transparentes – pire que le pompiérisme de The Bear, aussi avec Jeremy Allen White en bonhomme torturé portant des jeans). Nullité de la proposition : on peut résumer le film par « plutôt que de faire Nebraska, Springsteen aurait dû commencer sa psychanalyse plus tôt ». Difficile de faire croire ça à un public qui connaît déjà Nebraska, ou qui en entend quelques magnifiques passages tout au long du film. Le film n’insiste par ailleurs jamais sur le fait que ce que Springsteen a effectué, c’est bien une psychanalyse, dont il a vanté les mérites dans plusieurs interviews : singularité, petite chose datée, que le film évite complètement. Une de ses nombreuses occasions manquées. 

Reste le plaisir de voir Jeremy Allen White chanter, danser, conduire des voitures. Quant à sa « prestation en Springsteen », difficile d’en penser quoi que ce soit : il joue un personnage qui s’appelle Bruce Springsteen, qui lui ressemble un peu dans quelques plans (ceux où on le voit à travers la vitre de son « rental », au début du film), mais c’est à peu près tout. Il est tout aussi amusant d’y voir Jeremy Strong, tout en sourcils froncés et en tentatives d’affirmations péremptoires, interpréter quelqu’un qui s’appelle Jon Landau, c’est-à-dire le producteur de Bruce Springsteen ; on repense à The Apprentice (2024), où quelque chose se passait entre Jeremy Strong et Roy Cohn, entre les acteurs et les personnages (entre Trump et Sebastian Stan) ; ce Springsteen-movie en est bien loin.

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Si Un Parfait Inconnu est sorti en 2024 aux Etats-Unis, nous l’avons découvert dans les salles françaises le 29 janvier. Voilà un film, comme cela a été répété tout au long de l’année, où l’on peut parler d’une transparence : entre Chalamet et Dylan, entre acteur et chanteur, entre personne et personnage. Il n’y a pas, à mes yeux, de création intermédiaire qui apparaît : ce sont Chalamet et Dylan qui, tour à tour, apparaissent et disparaissent, comme un battement d’image, très cinématographique par ailleurs (on le sait, l’illusion du mouvement au cinéma ne naît pas seulement de l’enchaînement rapide des images, mais du passage de l’obturateur, qui coupe la lumière, entre chacune d’entre elles). On pourrait aussi dire qu’il est l’effet, tout aussi « cinématographique », d’un montage : nouage d’images ensemble, à la fois similaires (entre Chalamet et Dylan, un air de famille) et différentes (impossible de se tromper), dont la confrontation ne crée jamais une synthèse, mais une accusation de ces ressemblances et dissemblances.

Tour à tour, parfois en une fraction de scène, de plan, Bob Dylan et Timothée Chalamet apparaissent et disparaissent, laissent place l’un à l’autre. Le montage et la mise en scène du film, déjà bien commentés en ces pages, joue de cette opposition, de la recréation des archives dylaniennes puis de la fabrication de leur impossible contrechamp. Lacan dit quelque part que « l’inconscient se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet [11][11] Le Séminaire, Tome XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Points, 2014 [1973], p. 36 » : s’intéressant à cette « coupure », ou cette « fente », il dit que ce que l’on y distingue provient des limbes aussi bien que des « êtres intermédiaires – sylphes, gnomes, voire formes plus élevées de ces médiateurs ambigus. [22][22] Idem., p. 38, nous soulignons. » Chalamet, en effet, est un médiateur ambigu, qui laisse poindre à travers lui, en se retirant et en ouvrant son être, la lumière des archives dylaniennes.

Dans le même séminaire, en prenant comme point de départ le mimétisme animal et la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, Lacan lance une grande idée, celle d’un monde « omnivoyeur [33][33] Idem., p. 87. », conséquence d’une conscience humaine capable de se retourner sur elle-même. Todd Haynes, déjà, dans I’m not there (2007), recomposait Dylan dans une série de fragments biographiques, où il était interprété par différent·e·s acteurices, différents corps qui étaient comme une série de reflets se répétant à l’infini. Chalamet, dans Un parfait inconnu, est seul, solitaire, mais multiple : flicker, monteur, acteur, performer… On le disait, il bat de l’être – on le comparera maintenant à un insecte, peut-être à un papillon. Il a beau se fondre dans le New York étrangement sombre fabriqué par Mangold, sa figure ressort toujours, forme parmi les formes. Ses yeux sont souvent cachés – lunettes de soleil, casquette – mais cela ne fait qu’accuser son statut de chose regardante, comme les ocelles de l’animal camouflé. Même de dos, même passant toujours à autre chose, Chalamet joue d’un regard que, ne rendant pas, il attire, exactement comme le Dylan historique se cachait derrière ses lunettes noires (comme Jean-Luc Godard, d’ailleurs). Un animal camouflé dans le pelage d’un autre animal ; un caméléon qui prendrait la couleur d’une tache noire sur un fond blanc. 

Qu’un réalisateur, James Mangold, que l’on n’arrivera pas à faire passer à mes yeux pour un « cinéaste » ou même un « auteur », ait pu trouver le bon ton, la bonne hauteur, le bon rythme pour le bon sujet (son film sur Johnny Cash, Walk the Line, était catastrophique – Un Parfait Inconnu a un meilleur Johnny Cash), met en joie, et laisse penser que l’art de la mise en scène existe. Mais il a pu compter pour cela sur un acteur qui est advenu en réalisant avec lui le film : Timothée Chalamet semble avoir été changé, transformé par le rôle. Pour moi, sa performance (son mimétisme, son camouflage) se poursuit dans les apparitions médiatiques qu’il multiplie : discours sidérant aux Golden Globes [44][44] Notamment cette phrase : « The truth is, I’m really in pursuit of greatness. I know people don’t usually talk like that, but I want to be one of the greats. I’m inspired by the greats. » (« La vérité, c’est que je suis à la recherche de la grandeur. Je sais que ça ne se dit pas, mais je veux faire partie des grands. Je suis inspiré par les grands. »), publicité incompréhensible pour le service de paiement CashApp, rumeurs de tentatives de carrière dans le rap, sans parler du happening permanent qui joue le rôle de promotion pour le film Marty Supreme – autre biopic (celui d’un grand joueur de ping-pong américain), autre rôle dans lequel il semble s’être complètement fondu, qui semble avoir exigé ce qu’il admire chez les plus grands, c’est-à-dire de la précision, de l’entraînement. On espère qu’il jouera aussi bien du ping-pong que de la guitare, et qu’il inventera quelque chose d’aussi fort en faisant le pongiste qu’en faisant le poète.

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Si Josh Safdie sortira Marty Supreme en 2026, son frère, Benny, a sorti cette année un autre biopic sportif où une star hollywoodienne se transforme au contact d’un personnage. Dans The Smashing Machine, Dwayne Johnson interprète le combattant de MMA Mark Kerr, un des premiers « grands combattants » de ce sport. Premier film à grand budget des frères, il en a tous les autours peu attirants : The Smashing Machine est, malgré (ou plutôt par) ses fulgurances formelles pseudo-cassevettiennes, une machine oscarisante trop grasse, qui grince tout de même lors de scènes obligées (les disputes, avec portes enfoncées et verres cassés, empruntées justement au très oscarisé Raging Bull), qui se laisse alourdir par les oripeaux de la production value (grande musique, beaux décors).

Il faut prendre au sérieux l’argument commercial de la « transformation » : en effet Dwayne Johnson n’est pas exactement le même dans ce film que dans tous les autres (souvent très mauvais, parfois moyens, rarement amusants). Nous sommes loin, et disons-le, en dessous de l’opération de transparence d’Un parfait inconnu ; mais nous ne sommes pas nulle part. On ne voit jamais Kerr à travers Johnson : la ressemblance est beaucoup moins travaillée, et les images de Kerr ne sont ni du même ordre, ni du même nombre. Elles ne sont pas pour autant inexistantes : il y a les combats filmés et télévisés bien sûr, mais The Smashing Machine est aussi l’étrange remake fictionnel d’un documentaire du même titre réalisé en 2002 par John Hyams, fils du « pape » de la série B Peter Hyams (et lui-même « cardinal » du cinéma bis contemporain). Sans aller jusqu’au trouble d’Un parfait inconnu, Benny Safdie s’amuse, lui aussi, à fabriquer le hors-champ (et parfois le contrechamp) de ces images documentaires, ce qui était raconté lors des interviews du documentaire étant mis en scène dans le prolongement des « recréations » hollywoodiennes. Les films sont plus que cousins, moins que vraiment frères : ils sont des demi-frères peut-être.

Or, si le film de fiction imite le documentaire, reproduisant avec un soin et une précision aussi remarquable que superflue les décors et les costumes, Dwayne Johnson n’imite presque jamais Kerr. Il reproduit les répliques, quelques gestes, mais le personnage qu’il crée reste tout autre, ailleurs. C’est que Dwayne Johnson a déjà un double avec lequel il joue : c’est The Rock, et c’est entre ces deux figures que, pour la première fois, l’acteur fait quelque chose. Ce qu’il invente, c’est un pur personnage, qu’il n’a pas vraiment composé à côté mais creusé à l’intérieur de sa persona habituelle, si irritante, comme on creuse à l’intérieur d’un bloc de matière brute, grossière. C’est en effet une question de volume. L’énorme corps du catcheur a perdu en épaisseur physique, sans pour autant perdre en pourcentage de masse musculaire, si bien qu’il apparaît vraiment comme dessiné, creusé, et que l’on y découvre, autant que l’acteur lui-même peut-être, des capacités de précision, d’élocution, de douceur (une douceur différente de la douceur qu’a cherché un autre acteur-catcheur, dans une des grandes trajectoires d’acteur de ces dernières années : Dave Bautista[55][55] Douceur que nous avions commenté en ces pages, à propos de son rôle dans Knock at the cabin.).

Mais il faut surtout parler de la voix que Dwayne Johnson invente – qui n’est pas du tout celle de Kerr, et pas vraiment la sienne. Une voix douce, un usage du langage qui manifeste une sorte de curiosité vis-à-vis du monde, mais surtout une précision, une obsession du contrôle et de la juste mesure des choses – une voix de philosophe. C’est dans cette élocution à la fois amusante (les scènes où il explique avec calme les subtilités de sa profession) et fascinante (la manière qu’il a de se laisser emporter par l’émotion tout en continuant de s’exprimer sur le même ton) que le personnage nouveau transparaît. On regretterait presque de voir le véritable Kerr apparaître à la fin du film pour transporter quelques courses et saluer la caméra : clin d’œil au superbe documentaire original sans doute, nécessité contractuelle peut-être, mais la fin proposée par Safdie, juste avant, me semblait beaucoup plus belle : après la défaite, le soin et le salut adressé à l’ancien ami qui deviendra champion du monde, tout ce que le documentaire montre également, Safdie inventait une scène de douche où Kerr plongeait dans un étrange chagrin joyeux, pleurant et souriant, épaissi d’un mystère certes pompièrement psychologique (nous sommes face à un biopic très calibré, trop calibré), mais incarné par un acteur qui renaît, devant nous, au cinéma – il a joué dans tant de mauvais films, mais The Smashing Machine est comme son premier rôle. 

Cette fin acte la triple intronisation du film : celle de Mark Kerr comme figure importante de l’histoire du sport, de Benny Safdie comme cinéaste américain mainstream et sérieux (et indépendant de son frère), de Dwayne Johnson comme acteur dramatique. Le film est bien à la hauteur de cette triple ambition ; mais cette ambition elle-même est-elle à la hauteur de ce qu’on est en droit d’attendre du cinéma ? C’est le problème de tout académisme : sa perfection est toujours un déjà-vu stérile, incapable de découverte et d’invention. En ce qui concerne Benny Safdie, on est en droit d’être déçu face à ce que ses films (et la merveilleuse série réalisée avec Nathan Fielder, The Curse) semblaient jusqu’ici nous promettre. Mais pour Dwayne Johnson, difficile de cacher notre joie d’assister à quelque chose d’un peu nouveau à Hollywood. Non pas une star un peu vulgaire qui se redécouvre dans un rôle de composition (cliché à peu près impossible à prendre au sérieux aujourd’hui), mais plutôt le renouvellement de l’approche physique d’un rôle – il s’agit toujours de frapper, courir, bander les muscles, mais avec une toute autre intention, pour d’autres regards et sous d’autres lumières. On redécouvre même son visage, que l’on s’était lassé de voir grimacer, sourire et lever le sourcil ; ses muscles de géant l’empêchaient de bien jouer.