Si vous avez un·e ami·e critique, ou bien que vous étudiez le cinéma à l’Université, il faut absolument que vous tentiez cette petite expérience. Après quelques verres ou bien à la fin d’un cours, approchez-vous d’ellui et timidement : « Je cherchais quelques références francophones sur la les approches féministes du cinéma et puis… je suis tombée sur le travail de Geneviève Sellier. »
Voici un petit bingo des réponses que l’on vous fera immanquablement :
Une fois dissipés les cris d’orfraie et quelques cases cochées sur notre petit tableau, discutons un peu du livre que Geneviève Sellier vient de faire paraître aux éditions La Fabrique : Le culte de l’auteur. Les dérives du cinéma français.
Geneviève Sellier est l’une des rares représentantes en études de genre sur le cinéma qui eut jamais un poste à l’Université en France – elle est en tout cas l’une des premières. Son livre, La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier paru en 2005 – jamais republié depuis par son éditeur original mais qui le sera bientôt, grâce aux indispensables éditions Amsterdam – interroge les fondements sociologiques et idéologiques de ce courant qui se structure dans le giron des Cahiers du cinéma et de la « politique des auteurs ». Avec la complicité de Noël Burch, revenu des considérations esthétiques qui furent d’abord les siennes, elle n’aura de cesse de démontrer les implications matérielles de l’apparition de la romantique figure de l’auteur de cinéma dont le geste créateur ne peut s’accomplir que contre l’inertie ou la malfaisance des personnages féminins.
J’ai déjà dit ailleurs[11] [11] “Sur trois rencontres tardives. Michèle Firk, Geneviève Sellier et Ginette Vincendeau”, essai vidéographique. l’enthousiasme qu’avait suscité chez moi la découverte des travaux de Geneviève Sellier, à l’idée qu’il n’était pas besoin de taire le confus malaise qu’engendrait pour moi la place réservée aux femmes – perdues dans les sombres corridors du temps, de Paris ou, tout simplement, de leur consubstantielle médiocrité. Belles endormies, jolies idiotes, mystérieuses muettes, obscurs objets du désir ou de la haine des hommes, je les voyais pourtant de mes propres yeux, réduites n’avoir que la passivité pour destin, et l’image comme seule façon d’être[22] [22] Barnabé Sauvage, “La Taylorisation du coït. Les inventeurs rêvent-ils de bimbos électriques ?”, Débordements .
Quand on entre en cinéma, jeune cinéfille ou jeune chercheuse, on n’aura de cesse de vous enjoindre au dépassement. De ce qui se dit, du récit, de son point de vue de femme, et puis il faut savoir s’identifier aux hommes, et puis, que diable, s’intéresser un peu aux formes, mademoiselle ! « Rôles sociaux », « Superstructure et idéologie », « performance de genre » ? Quelles collocations peu cinématographiques.
Des femmes cinéphiles partant de leur expérience et de leurs conditions matérielles d’existence pour se rapporter aux films, Geneviève Sellier en a pourtant trouvé entre les pages du périodique Cinémonde. « Une autre cinéphilie est possible » paraît s’exclamer Le Cinéma des midinettes, sorti l’année passée à l’issue d’un long travail de recherche dans les archives du magazine et d’une passionnante étude de la rubrique « Potinons » dans laquelle, souvent sous pseudonymes, des femmes échangeaient par courriers interposés au sein de cet étonnant ancêtre des forums cinéphiles du début des années 2000.
Le culte de l’auteur n’est pas un travail de recherche, ni d’ailleurs complètement un essai. Il s’agit d’une tentative de rattraper le temps perdu entre le sommeil dogmatique du creux de la vague féministe des années 2000 et le douloureux réveil qui laisse contempler à loisir l’ampleur du désastre pointé par ses victimes devenues adultes. Les films n’étaient même pas vraiment bons, admettent une partie des dormeurs, les yeux rougis, qui se donnent pour mission de revoir les films des agresseurs. Peut-être la solution se trouve-t-elle, comme souvent, entre les pages du missel : « tout film est aussi documentaire de son tournage » ?
Il y a une colère dans la plume de Geneviève Sellier, qui attrape les films au collet et les flanque sur le métier pour en étudier les schèmes récurrents : les systématiques différences d’âge qui séparent les hommes âgés des jeunes femmes, les introuvables professions de ces dernières, les scènes de sexe qui se suivent et se ressemblent, la sourde violence et la naturalisation des rapports hommes-femmes. Autre effet de système : les carrières interrompues des actrices tantôt à la suite d’une agression hors-champ, tantôt après un rôle qui les enferme dans une image – la très disponible nymphette, bien souvent – et qu’on ne cesse de leur proposer à nouveau, jusqu’au découragement. Ces impitoyables énumérations feront sans doute lever bien des yeux au ciel. « C’est plus compliqué que ça ! » Et pourtant, il faut bien parfois se laisser désarmer par la simplicité de ces imaginaires mis à plat et de ce qu’ils exsudent de leur conditions matérielles d’existence.
La partie la plus polémique (et la plus stimulante) du livre à mes yeux concerne le nerf de la guerre (des sexes) : l’argent. Sellier fait du système de financement du cinéma « que le monde nous envie » l’un des piliers de la reproduction de ces tropes sexistes. D’un côté, l’aide automatique promouvant un cinéma populaire mais réactionnaire, de l’autre, l’avance sur recette au bouche-à-bouche avec un cinéma d’auteur à l’économie plus fragile, porté aux nues par la critique et au sexisme distingué. Cette distinction qui sépare les deux faces d’une même domination patriarcale que repère Sellier, réduit toute critique féministe du cinéma d’auteur à une attaque sournoise de l’industrie contre les petits, contre l’avant-garde éclairée qui résiste, par son existence même, aux affres du capitalisme – cette résistance fût-elle une réactance. D’un côté, la violence vulgaire du mufle séculaire, de l’autre, la complexité moderne des rapports entre les sexes, dont on ne saurait critiquer la violence sans porter atteinte à l’irréductible mystère de l’individu et de l’amour. « C’est plus compliqué que ça ».
L’exaspération est lisible dans Le culte de l’auteur, qui fait feu de tout bois, non sans une certaine précipitation. On pense aux cruelles mentions du nombre d’entrées des films dits d’auteur qui pourraient lui être reprochées, une fois de plus, comme un mercantile anti-intellectualisme. Un certain nombre de réalisatrices, chez qui Sellier repère des stratégies de « bonnes élèves » des structures patriarcales, en sont pour leurs frais de cette exaspération, et l’on pressent que le procès en jdanovisme n’est pas loin. La maison gagne toujours à ce jeu-là – surtout si le pas de côté féministe ne demeure pas au sein des coordonnées d’un matrimoine toujours auteuriste.
Alors on soupire, défaitiste, en imaginant un livre suffisamment imprenable pour résister aux secousses – sans doute une bibliothèque de Babel – et l’on se dit que ce texte, écrit au fil de la colère, en rejoint cependant une, de bibliothèque, qui commence à se constituer. Hasard du calendrier, la parution du Culte de l’auteur coïncide avec la sortie de « Comment le festival de Cannes façonne le cinéma » de Clémentine Meyer, vidéaste de la chaîne Cinéma et politique. L’essai vidéographique montre comment le marché du film, les prix cannois et les aides à la production qui en découlent travaillent les cinémas dits « du monde » pour les faire concorder avec la vision française de l’auteur et influencent leur contenu. Le topos de l’émancipation d’un personnage d’une société traditionnelle et l’usage référentiel des classiques du cinéma occidental en sont les deux piliers. Cette autre analyse matérialiste, concernant les rapports Nord-Sud, cette fois, propose une semblable critique de l’auteurisme et des structures qui en assurent la perpétuation.
La violence de la réception du livre de Sellier ne s’est pas fait attendre et les accusations habituelles, frappantes comme toujours par leur mauvaise foi, vont bon train, avec une fureur renouvelée. Mais il faut savoir reconnaître le défaut de l’armure quand on le voit et quand on s’aperçoit que les détracteur·ices n’ont qu’à y plonger leur lieux communs habituels – « La politique des auteurs, on n’a pas fait mieux pour parler des films » étant le plus terrible.
Il y avait une grande responsabilité à faire paraître un tel livre, à un tel moment, chez une telle maison d’édition et j’espérais y trouver le même soulagement que dans la lecture d’ouvrages antérieurs de Sellier, parfois écrits à quatre mains avec Noël Burch.
Mais il faut l’admettre : la pensée du cinéma comme un art collectif qu’appelle l’autrice de ses vœux faisait espérer une mise en œuvre pratique dans les pages du Culte de l’auteur qui n’advient pas. Dans l’ultime partie du livre, plutôt qu’une traversée de l’œuvre de quelques autrices, on aurait aimé suivre une série de coupes transversales dans l’histoire du cinéma aux côtés de travailleuses du film. On se prend à songer, par exemple, aux mythiques schémas de la scripte Sylvette Baudrot, à l’art du montage de Dominique Auvray, aux images de Claire Mathon, aux costumes de Jenny Beavan ou bien, évidemment, aux actrices dont le travail dans l’image suffit parfois à la reconfigurer.
Ou alors, on aurait pu imaginer que le livre démontre, comme l’esquissait La drôle de guerre des sexes du cinéma français, que la recherche universitaire – moins contrainte par les logiques économiques, industrielles et journalistiques qui pèsent sur la critique commerciale et ses acteur·ices souvent précaires – a parfois su se donner les moyens d’approcher les films autrement que par la seule « marque » auteur. L’éclosion, en France, de l’archéologie des média, des études culturelles et de l’iconologie (pour ne citer que trois voies parmi la multiplicité des approches possibles) déplacent les films de l’aire d’influence néfaste du culte du génie individuel pour les ramener à ce qu’ils sont : des faits de culture[33] [33] La Revue Internationale de Filmologie ne proposait-elle pas, sur le modèle maussien, de parler de « faits filmiques » tandis que Raymond Borde et Michèle Firk, dans Cinéma, en appelaient à un « marxisme vivant » de la critique, capable de penser ensemble la sociologie et l’esthétique, sans l’auteur ? .
Alors voilà, Le culte de l’auteur, c’est sensible, est le pavé dans la mare que gardait par devers elle l’autrice qui, des années durant, a essuyé tant de mépris et de dénigrement. Mais la mare est trop pleine de vase et le pavé, trop peu solide pour résister dans ces eaux troubles. Ce livre – dont le premier mérite est de faire réémerger l’œuvre de Sellier dans un débat public qui la requiert – est poreux. Nombreux·ses sont celleux qui en espèrent la totale désagrégation en le passant au crible plutôt que d’en prendre au sérieux le geste critique, faiblesses comprises, travaux antérieurs à l’appui, et pourquoi pas, avec un peu de bonne foi.