Le suspense autour du déménagement de L’Abominable s’apprête-t-il à prendre fin ? Des souterrains de l’ancienne cantine centrale de la Courneuve aux rivages d’Épinay-sur-Seine, conversation avec Emmanuel Falguière qui nous a fait le récit des rebondissements des derniers mois : parcours éclair.
L’Abominable est une histoire longue de 25 ans, 700 cinéastes et 400 films. C’est aussi un lieu ouvert et associatif, géré collectivement, où les adhérent·e·s viennent s’initier, développer, restaurer, monter, se former, travailler sur des projets filmiques de toute nature, de tous formats et qui ont en commun un support : la pellicule argentique. Depuis fin 2011, cette joyeuse effervescence artistique et chimique avait lieu dans les 850m² de sous-sols désaffectés d’une école primaire, autrefois dévolus à la restauration collective. Là, L’Abominable et ses membres ont été témoins des mutations en profondeur de l’industrie cinématographique et de sa bascule numérique. Alors que s’enchainaient les faillites et les liquidations des laboratoires commerciaux, l’association a pu récupérer les machines et le matériel qui lui ont permis de devenir l’un des rares laboratoires d’artistes à pouvoir accompagner toute la post-production argentique, du développement jusqu’à la création d’une copie en couleur sous-titrée.
Mais ces cavernes courneuviennes, situées au cœur des 4000, gracieusement mises à disposition par la mairie, n’étaient allouées à L’Abominables qu’en vertu d’une convention d’occupation précaire, stipulant que le bail ne courrait que le temps, pour la ville, de construire un lieu pérenne. Lieu qui ne vit jamais le jour alors qu’approche à grand pas la destruction de l’école devenue inhabitable, contraignant L’Abominable à quitter ses quartiers, abandonnant les travaux en cours en relation avec les Courneuvien·ne·s et le territoire. Échéance annoncée : été 2022.
De ce tumulte naît alors l’idée du Navire Argo. Si le nom est nouveau, il s’agit bien de la même association, simplement relogée dans un nouveau lieu, et quel lieu ! Épinay-sur-Seine n’est pas seulement la ville du Programme commun, c’est aussi une ville dont l’histoire ouvrière est étroitement liée à celle du cinéma. Siège des laboratoires et des studios Éclair, où de 1907 à 2013, ont été tournés et développés une multitude de films et des kilomètres de bobine, Épinay est occupée en son centre par ces encombrants vestiges du XXe siècle – plus de quatre hectares et 18 000 mètre carrés de bâtiments –, déserts depuis leur fermeture pour cause de révolution numérique. Rachetée par la ville en 2018 dans le but d’en faire un quartier culturel, l’usine Éclair a fait l’objet d’un appel à projets ressemblant fort à un signe du destin pour les Argonautes qui s’empresse de proposer un dossier pour la zone de développement des négatifs.
« Les échelles sont différentes : l’association peut produire 80 mètres par heure, là où les machines industrielles en développait naguère jusqu’à 3000, ici, l’industrie est redevenue un artisanat. Mais quand on a visité, on a été frappé·e·s par le fait que le Navire Argo était déjà là. Au centre, il y a la grande pièce avec des développeuses de négatifs, au bout, de petites pièces noires et une petite salle de projection pour les clients qui servait à vérifier les copies avec une cabine dans le bon axe optique assez grande pour, de deux projecteurs 35mm et une salle de projection de 70 places complètement équipée pour tous les formats (35mm, 16mm et 8mm). »
Bien que peuplé de rêves et de souvenirs, l’espace de 1200 mètre carrés demande de conséquents travaux de réhabilitation qui s’étaleraient de l’été 2022 au début de l’année 2023, pour un montant estimé de 2,4 millions d’euros, en échange d’une mise à disposition des locaux par la mairie. Un accord qui permettrait une reprise de l’activité courant 2023 autour d’un lieu de création dédié aux pratiques argentiques contemporaines et une salle de projection complètement équipée pour tous les formats (35mm, 16mm et Super-8) où pourra être montrée à la fois la production du laboratoire mais aussi des films du patrimoine sur support original provenant d’une collection nourrie par les sous-dépôts d’institutions telles que la Cinémathèque française. Au cœur du projet se trouve une logique qui animait déjà L’Abominable : la transmission, de cinéaste à cinéaste bien sûr, mais aussi un travail d’ateliers mené avec des personnes habitantes du 93, éloignées du cinéma, en situation de précarité et usagèr·e·s de structures sociales ou médico-sociales d’accueil et d’entraide, ainsi qu’auprès d’enfants et de jeunes scolarisés.
Si ce nouveau lieu est providentiel, la reprise est un défi pour l’association qui doit désormais convaincre un ensemble d’acteurs de soutenir le projet, car une partie des financements seront des fonds propres issus de dons privés, de mécénat et de soutiens de fondation (soit 500 000 euros dans le plan de financement original). C’est pourquoi l’équipage du Navire a lancé une souscription publique (de dons défiscalisables) : https://navireargo.org/soutenir/.
Depuis sa friche industrielle désaffectée, le Navire Argo, plus que tout autre, incarne la fragilité et de la rareté des pratiques photochimiques, et entend, pour cette raison sans doute, contribuer à leur persistance à travers une bataille déterminante : la formation professionnelle. En prenant part aux enseignements des futurs cinéastes et opérateur·ices dispensés à la Fémis et à Louis Lumière et avec l’espoir de proposer une formation de projectionniste en photochimique – dont la filière en CAP a disparu, une extinction programmée qui risque de poser de réels problèmes quant à la visibilité des films dans les années à venir – l’équipage vogue à la conquête des pratiques contemporaines du cinéma.
En attendant, rendez-vous au festival Cinéma du Réel où se tiendra le vendredi 11 mars une séance spéciale de soutien au Navire Argo, sans compter les trois films en sélection ou en programmation work-in-progress passés par le laboratoire : Navigators de Noah Teichner, Intermède de Maria Kourkouta et Ciompi d’Agnès Perrais.