Le peuple poursuivi

Le Décaméron, Pier Paolo Pasolini

par ,
le 12 avril 2013

Toutes les histoires

Le motif (thème, geste, ethos) de la poursuite est archétypique de l’histoire du cinéma. Du personnage de Charlot à La Mort aux trousses en passant par La Nuit du chasseur jusqu’à l’ensemble du cinéma dit “d’action”, la poursuite est la situation paradigmatique de l’ordonnancement du suspens et du désir au cinéma. Poursuite policière, poursuite amoureuse (Les Amants de la nuit), poursuite à mort, poursuite animale (Les oiseaux) ou aveugle, c’est toute la relation du cinéma au récit, au dénouement, la disposition finalement dialectique du cinéma qui s’épanouit dans le style de la poursuite. Traquer, chercher, perdre ou retrouver l’objet du désir ou du délit : cette dialectique fonctionne jusqu’à ce que les traces s’effacent, ou – ainsi que Jean-Louis Déotte et Alain Brossat l’avaient ensemble élaboré -, jusqu’à ce que le cinéma témoigne de l’absence de traces et du régime esthétique de la disparition. La poursuite chez Antonioni, la quête, est en quelque sorte coupée à ses deux extrémités : l’objet est introuvable, et c’est finalement la réalité de son existence qui est mise en doute par l’organisation du film. La poursuite ne mène à rien ; on oublie qui l’on cherche, on oublie jusqu’à l’existence de celui qu’on a perdu, et c’est quelqu’un d’autre, en chemin, que l’on trouve à aimer. Si la disparition transforme le désir en mélancolie, dans la hantise de l’objet jamais perdu jamais retrouvé, la mort ou le deuil rend possible une nouvelle poursuite, la recherche d’un nouvel objet du désir. Et ça continue.

La poursuite est ainsi la métaphore du désir au cinéma, son opérateur, comme elle l’est pour la mythologie. Si les Métamorphoses racontent les étranges sanctions que les dieux se virent infliger pour avoir trop désiré, pour avoir trop désiré posséder les femmes et la nudité qu’ils enviaient aux mortels, la morale ou la leçon qu’elles prodiguent reste ambiguë. Quand la poursuite se scelle par la mort ou les retrouvailles, on s’y retrouve ; quand elle donne lieu à des métamorphoses ou à des participations contre-nature (pour reprendre les mots d’Hoffmanstahl), la morale est moins claire qui mêle à la tentation la cruauté et la répulsion, et la poursuite devient monstrueuse. La métamorphose est cette possibilité hétérogène par laquelle la poursuite se voit décuplée, incessamment déplacée ; ni la mort ni l’accouplement n’en fixent la nécessité puisqu’il s’agit de répéter l’histoire des origines, la scène primitive d’une poursuite ininterrompue entre les hommes et les dieux.

Marie-José Mondzain a récemment consacré un ouvrage au thème de la poursuite au cinéma (et ailleurs), où se mêlent des réflexions issues des films et des élaborations plus vastes portant sur le désir et ses attentes. Sa démarche (qui associe l’histoire des images, des regards, de leur usage, à la psychanalyse) va dans le sens de la nécessité du suspens, et donc d’une poursuite qui nourrit l’interruption comme moteur de la répétition et de la prolongation du désir dans l’image-mouvement. : « La poursuite doit s’arrêter pour que la vie continue, mais elle doit aussi reprendre sa course pour que l’immobilité et la mort ne s’installent pas. Le cinéma travaille dans cette tension-là.[11] [11] M.-J. Mondzain, Images (à suivre), Paris, Bayard, 2011, p. 137. » Pour que le dénouement soit plus qu’une décharge pulsionnelle, pour que le désir porte au-delà de la résolution du récit, la poursuite s’inscrira dans l’économie libidinale de l’errance, du détour et de l’approche de l’objet sans capture, et la mort n’en fixera pas le terme.

Le livre de Mondzain ne comporte aucune référence au cinéma de Pasolini ; sans doute parce qu’il sera difficile d’en tirer une morale aussi distinctement partagée entre dialectique et lignes de fuite, entre mise à mort et suspens du désir. Il y a pourtant chez Pasolini une multiplicité de gestes relatifs à la poursuite : de la course la plus simple – qui est chez Ninetto Davoli une véritable manière d’être, une façon de se déplacer en toute occasion et qui constitue presque la marque de fabrique du cinéma pasolinien –, à la poursuite amoureuse, jusqu’à la chasse, enfin, qui se lie parfois à celle-ci, et sur laquelle je m’arrêterai tout à l’heure à partir d’un extrait du Décaméron.

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Poursuivre : se souvenir et construire le peuple hétérogène

Si le désir est ce qui meut le plus manifestement la poursuite, si c’est le désir qui lui donne forme, la morale qui en détermine l’orientation chez Pasolini sera marquée par la contrariété, le renversement, ou l’échappée. Engager le cinéma de Pasolini dans une perspective morale suppose d’abord de prendre la mesure de la tension entre la part subversive et le moralisme qui caractérise son œuvre. Cette morale, en quelques mots, en quoi consiste-t-elle ? Elle s’impose dans la contradiction et consiste dans ce mélange de nostalgie et d’imprécation, de désir et de révolution, de communisme et de religion qui donne toute sa force à la passion pour l’immémorial d’un peuple toujours déjà passé et toujours déjà absent. La visée au présent, la situation anthropologique qu’il accuse et qui l’a conduit aux excès de principes que l’on connaît, est celle du mensonge porté par la nouvelle société de consommation – « l’hédonisme consumériste ». Le peuple disparaît, qui portait la marque du désir, et Pasolini n’aura de cesse de déplacer les formes de celui-ci et de monter la morale contre elle-même pour faire revenir l’éclat d’une jeunesse innocente et sensuelle à la « virilité potentielle[22] [22] G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009, p. 16.  ». Aussi la poursuite comme geste est-elle inséparable d’une poursuite anthropologique et messianique (ainsi qu’A. Naze l’a justement souligné). Puisque celle-ci est déterminée par des formes de représentation, puisqu’il s’agit d’imaginer comment donner lieu au caractère intempestif d’une culture qui s’éloigne, la poursuite est aussi, et plus fondamentalement, celle du cinéma lui-même, dans une lutte contre la mort ou la disparition. La nécessité intime (sensuelle et politique) qui préside à la démarche poétique de Pasolini rencontre ainsi celle du cinéma lorsque celui-ci (dans le langage de la cinéphilie) s’engage dans l’inquiétude de ce qui en lui, semble avoir trahi l’image d’un peuple ou d’une culture dont il s’était chargé d’être le messager. Il s’agit de la force politique et de la possibilité insurrectionnelle du peuple, autant (pour Jean-Luc Godard) que des désastres du XXème Siècle que le cinéma n’a pas su filmer. « La mort du cinéma » désigne ainsi l’échec du cinéma dans sa fonction historique (et dialectique) ; mais elle est aussi la façon qu’a trouvé le cinéma pour tenter d’enchaîner sur « la fin de l’histoire ». Il s’agit alors d’imaginer quelle place le cinéma pourrait occuper dans le contexte de la déception communiste et des fascismes réalisés. Pour le dire autrement: de quel peuple le cinéma sera-t-il le messager puisque le peuple (et la communauté) ont fait l’expérience de leur impossible réalisation dans ce que Jean-Luc Nancy a nommé les « immanentismes » (pour désigner les totalitarismes) ? La question de la représentation du peuple s’actualisant une nouvelle fois dans le contexte de l’hédonisme consumériste : quel peuple et quelle humanité le cinéma va-t-il pouvoir montrer dans la « situation tragique » que Pasolini diagnostiquait radicalement en disant, quelques heures avant sa mort, qu’il « n’existait plus d’êtres humains[33] [33] P.P. Pasolini, Contre la télévision, Les Solitaires intempestifs, Besançon, 2003, p. 93. Je souligne.  » ?

La poursuite est ainsi la mise en abyme d’une quête interne au récit – à l’écriture cinématographique – et d’une recherche intrinsèquement liée à l’histoire du cinéma dans ses rapports au peuple et à la valeur politique attachée à celui-ci. Si comme le disait Deleuze, le cinéma est toujours lié au « peuple qui manque », alors le cinéma de Pasolini a partie liée à la nécessité du cinéma ; il est une façon – étrange, singulière, souvent déroutante – d’enchaîner sur la mort du cinéma et sur la culture sans histoire de la société du spectacle. Le cinéma poursuit quelque chose – une culture, un peuple, un désir – dont le geste de la poursuite témoigne. Mais cette vérité que le cinéma poursuit au moyen de la fiction, qu’il poursuit ou qu’il pourchasse (suivant qu’il la désire ou qu’il la craigne), sera dans l’œuvre de Pasolini, toujours déjà située dans une antériorité ; elle précède le communisme et le fascisme, et ceux-ci ne sont pas parvenus à l’altérer. Seule la concentration tendancielle opérée par le fascisme « très moderne » de la société de consommation aura eu raison de son intégrité. Le peuple en vérité – ou l’humanité – dont Pasolini convoque la présence appartient à cette sphère que Georges Bataille aurait située du côté du sacré ou de la souveraineté. Chargé d’aura et d’une forte valeur hétérogène, il est ce vecteur par lequel une humanité en voie de disparition se montre une dernière fois. Ce monde archaïque dans lequel Pasolini cherche des effets de vérité susceptibles de désamorcer la massification des mœurs et des mentalités, a-t-il réellement existé ? S’agit-il de s’en souvenir ou (comme l’annonçait Freud dans Analyse avec fin et sans fin), de le construire ? La nostalgie qui préside à la démarche pasolinienne se parle-t-elle dans le « jargon de l’authenticité » ? Il y a bien un romantisme du poème pasolinien dont le cinéma témoigne, mais malgré toutes les complexités soulevées par son souci pour une originalité de la langue, il est impossible d’associer la poursuite du peuple archaïque à la mimétologie politique de Heidegger. C’est d’ailleurs là (nous y reviendrons) que la morale pasolinienne (toujours déplacée) intervient et contredit la logique politique ; c’est également par ce regard porté sur l’hétérogénéité du peuple que son marxisme s’approfondit d’une force viscérale qui rappelle celle que Bataille empruntait dans ses contributions à La Critique sociale. Pasolini ne court pas après l’origine d’une communauté ou d’un étant historique, il court après quelque chose qui fuit l’identité politique, après un ethos qui, s’il tend à configurer un prolétariat rêvé, appartient davantage au registre hétérogène de la plèbe, de l’irrécupérable, de l’exclu ou du rebut politique. C’est auprès du lumpenprolétariat romain que Pasolini puise les représentations d’une « société révolutionnaire », « société protochrétienne » ainsi que la décrivait Moravia, « inconsciemment porteuse d’un message d’humilité ascétique à opposer à la société bourgeoise hédoniste et pleine de superbe[44] [44] A. Moravia, cité par Ph. Gavi, Introduction aux Écrits Corsaires, Paris, Flammarion, 1976, p. 18. ».

Si Pasolini est un poète matérialiste qui tend comme Benjamin « à arracher la tradition au conformisme[55] [55] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 431. », il cherche l’innocence des corps comme un faune court après une nymphe, aveuglément et brutalement. À la « distorsion brutale » que Christian Prigent signale « entre la déclarativité des essais et la matière même de l’écriture poétique pasolinienne[66] [66] C. Prigent, « La tristesse de Pasolini », Lignes n° 18, Pier Paolo Pasolini, octobre 2005, p. 43. », il faudrait ajouter la distorsion qui existe entre « l’exception de la joie innocente[77] [77] G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, op. cit., p. 17. » et non seulement la « règle des rayons inquisiteurs », mais aussi la possibilité politique elle-même (c’est-à-dire la possibilité que ce peuple mythique et mystique soit celui auquel on remette une fonction – attente, promesse – politique). Que l’innocence donne la mesure de la politique, que la « tradition des opprimés[88] [88] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 433. » soit mise au centre de la situation que l’historien matérialiste veut affronter, c’est ce que Pasolini semble vouloir articuler au moyen du cinéma ; mais il faut aussi considérer que la chance dont est porteur le peuple disparu sera excédante et devra rester moralement incommensurable pour garder sa valeur d’hétérogénéité. Pasolini disait ainsi dans les années 70 qu’il avait « simplement la nostalgie des gens pauvres et vrais, qui se battaient pour renverser ce patron, mais sans vouloir pour autant prendre sa place.[99] [99] P.P. Pasolini, « Nous sommes tous en danger », Contre la télévision, op. cit., p. 98. Je souligne.  »

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La nudité du peuple et sa sexualité sont ainsi des opérateurs de la pensée, en tant que celle-ci, comme l’art, sont « affaire de volupté ». Parce qu’il « se constitue au lieu de croisement du sexe et du pouvoir dans la résistance à leur conjugaison[1010] [1010] J.-P. Curnier, « La disparition des lucioles, Lignes n°18, op. cit., p. 73. Je souligne.  », le peuple est garant d’une intégrité morale, la seule pour Pasolini qui soit susceptible de se démarquer de « l’instrumentalisation par le pouvoir intégrateur[1111] [1111] P.P. Pasolini, « Abjuration de la Trilogie de la vie », in Lettres luthériennes. ». Mais justement parce qu’elle est sensuelle, sexuelle, parce qu’elle touche au corps du peuple en tant que corps du désir et du délit, la valeur d’intégrité restera contrariante – contraire à l’authenticité d’une identité, mais contraire aussi aux promesses d’émancipation. Le peuple de Pasolini est ce par quoi doit continuer de se montrer ce qui du peuple est intraitable, irrécupérable, coupable, innocent, sublime, et dangereux. Le fascisme moderne de la société consumériste a réussi à détruire les valeurs par lesquelles toutes les classes de la culture italienne se distinguaient, et pire : c’est au nom de l’égalité que la culture fut ainsi décomposée – jusqu’à « changer la nature des gens[1212] [1212] ]-P.P. Pasolini, « Enrichissement de l’essai sur la révolution anthropologique en Italie », Écrits corsaires, op. cit., p.91.  », jusqu’à leur faire perdre toute force de caractère. « Le pouvoir a décidé que nous sommes tous égaux[1313] [1313] Ibid., p. 95 » accuse Pasolini, mais l’égalité « offerte en cadeau » n’a rien à voir avec l’émancipation communiste : elle n’est pas conquise, elle est imposée par la tendance unificatrice de la culture de masse, et seule la possibilité de consommer – « avoir, posséder, détruire » – en constitue la valeur. C’est contre cette « fausse égalité » qui rend les hommes tristes que Pasolini poursuit les figures d’exception d’une culture qu’il regrette et qu’il reconstruit.

Poursuivre l’innocence jusqu’au sacrifice 

Quand la poursuite de l’ethos immémorial du peuple passe par le cinéma, l’opération dialectique est en quelque sorte redoublée. Le caractère messianique de l’image cinématographique vient s’ajouter à la démarche du matérialiste sensualiste que fut Pasolini ; le montage par « orchestration de ruptures[1414] [1414] J. Semolué, « Après Le Décameron et Les Contes de Canterbury : réflexions sur le récit chez Pasolini », Études cinématographiques, Minard, 1977, p. 129. Cité par A. Naze, « Image cinématographique ; image dialectique. Entre puissance et fragilité », Lignes, n°18, op. cit., p. 91-112. » et la production d’images dialectiques seront ainsi les moyens par lesquels l’humanité archaïque imposera sa valeur au présent désorienté.

Le geste de la poursuite est donc la forme que prend la morale de l’insoumission dans le cinéma de Pasolini. Il définissait lui-même comme « gestualité » l’attitude, la praxis qu’il s’efforçait d’adopter afin de contester (ou de contrarier) l’autorité qu’il représentait en tant que personne publique. Cette position intenable qui lui imposa la plus grande solitude intellectuelle fut déterminante de la possibilité de soutenir jusqu’au bout (jusqu’au plus grand danger) l’intransigeance et l’intégrité des éléments hétérogènes de l’existence : pour défendre cette humanité en voie de disparition, il faut pouvoir la rechercher, la construire, et la poursuivre ; ce qui exige de se placer dans une position presque aussi inconfortable que celle dans laquelle Benjamin décrivait L’Ange de l’avenir de Klee – à ceci près que chez Pasolini « la vérité a des jambes pour s’enfuir devant nous », et que l’image dialectique sera retenue autant que surprise, poursuivie, traquée, abjurée. Bref, l’humanité à laquelle Pasolini attribue une « forme de vérité » est profondément impure et consiste dans la tension produite par la résistance à son homogénéisation – résistance à sa conjugaison avec le pouvoir.

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L’impureté de l’humanité pasolinienne suppose par exemple que ce soit au moyen de fables morales parodiées – Le Décaméron, Les Mille et une nuits, Les Contes de Canterbury – que la liberté et l’innocence des corps soient le plus favorablement représentées ; elle suppose que l’innocence de la nudité soit inséparable de la cruauté et de la mise à mort ; elle suppose encore que les choses puissent mal tourner et qu’une poursuite amoureuse vire à la chasse à l’homme. On ne poursuit pas le désir sans danger : c’est ce dont l’existence de Pasolini témoigne, jusqu’à la plage d’Ostia où il fut sauvagement assassiné pour n’avoir pas cédé sur son désir.

Parce que l’humanité perdue est celle de l’humble sauvagerie, c’est comme des bêtes sauvages que seront traqués et massacrés les derniers sourires des ninfas pasoliniennes. Il faut comprendre ceci : pour rendre compte du remplacement des valeurs et de la « persuasion occulte[1515] [1515] P. P. Pasolini, « Génocide », Écrits corsaires, op. cit., p. » qui s’opèrent au moyen de l’hédonisme, du spectacle et de la consommation, pour montrer comment la joute sexuelle et politique qui animait les hommes jusque dans la profondeurs des comportements est en train de se dissiper dans le simulacre de la société généralisée, Pasolini va avoir recours à d’anciens codes, à des morales primitives et mythiques, à des « survivances », chargés de relever des antagonismes en passe d’être artificiellement régulés. Puisque le génocide est invisible, il va falloir le montrer, et le montrer au moyen des formes explicites de la plus violente ou de la plus froide souveraineté. La chasse succède ainsi à la poursuite comme conséquence morale attendue par la représentation de l’atteinte portée à l’intégrité du peuple. Celui (ce peuple, ce sourire, ce faune) que Pasolini poursuit est celui qui est pourchassé et banni : celui qui sera toujours marqué du sceau du délit. Serge Daney disait ainsi de Salo que Pasolini avait montré comment « filmer le Mal sans penser à mal[1616] [1616] S. Daney, Persévérance, Paris, P.O.L., 1994, p. 15-39. Cf. S. Nadaud, « La ronde », Lignes n° 18, op. cit., p. 217. ». Si on évoque souvent le messianisme et la nostalgie pour qualifier la position morale de Pasolini, on souligne plus rarement le caractère sacrificiel – ou viscéral – de son engagement. Pasolini « travaille pour d’infimes minorités[1717] [1717] P.P. Pasolini, « Enrichissement de l’essai sur la révolution anthropologique en Italie », Écrits Corsaires, op. cit., p. 92. », et prend les minorités comme elles sont – au point qu’il ait voulu remettre en question l’éducation des populations[1818] [1818] P.P. Pasolini, « Nous sommes tous en danger », Contre la télévision, op. cit., p.99. . Prendre les minorités comme elles sont, cela suppose de les accompagner jusqu’au délit – jusqu’au délit majeur qu’est devenue l’innocence.

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La morale des innocents

Il me semble que le geste de la poursuite témoigne de cette évolution des destins de l’hétérogénéité du peuple, entre la course dansée de Ninetto et la chasse du jeune esclave dans le Décaméron. [extrait – 1h14 / 1h18 environ]

Je reprends le déroulement de la séquence: la fille d’une famille aisée est surprise par un de ses frères en plein commerce sensuel avec un jeune esclave de la famille. Le plan suivant montre le frère qui prévient les deux autres, couchés dans le même lit ; les trois frères entrent alors dans une rage violente mêlée de lamentations exagérées et promettent de se venger. Ils attirent le jeune esclave et l’emmènent dans la campagne en jouant à l’égalité : « aujourd’hui il n’y a ni serviteur ni maître ! » Moment de suspension carnavalesque qui culmine dans la proposition adressée par les frères : « Viens pisser avec nous ! » Dans ces circonstances évidemment, et malgré le plaisir apparemment partagé, la mise en scène de l’égalité est un mauvais présage.

La poursuite s’engage d’emblée dans la plus grande ambiguïté homosexuelle ; le jeune esclave est séduit, s’amuse, jusqu’au moment où il interrompt sa course, cesse de rire et s’interroge. Le visage change très sensiblement ; le gros plan montre l’entrée du doute et la frayeur au cœur de l’innocence ; celle-ci prend le dessus, le sourire revient et le jeune homme poursuit sa course alors que c’est d’une chasse qu’il s’agit déjà et qu’il l’a pressentie. Mais comment mesurer cela ? Comment, dans l’ambiguïté du jeu des jeunes hommes, dans cette tension érotique où la joie frôle la peur, comment sentir que la poursuite tourne à la chasse ? Si nous avons compris assez vite que les choses étaient mal parties ou qu’elles allaient mal tourner pour le coupable sublime, Pasolini filme ici l’innocent qui s’expose à son insu au plus grand danger. L’innocence alors est exactement s’exposer au délit de ne pas savoir « avoir, posséder, détruire[1919] [1919] P.P. Pasolini, Contre la télévision, op. cit., p. 97. » ; elle est exactement s’exposer au délit de l’instant, de l’irresponsabilité.

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Quand la jeune fille comprend ce qui s’est passé, elle va déterrer le corps de son amant, lui coupe la tête et cache celle-ci dans un pot de basilic. Curieusement, il m’était resté une toute autre représentation de la fin de la fable ; j’avais reconstruit à mon tour (après que Pasolini ait reconstruit Boccace), et imaginé que les frères apportaient à leur sœur le cœur du jeune homme. Toujours est-il que cette séquence concentre un ensemble de motifs caractéristiques de la représentation de ce que j’ai nommé « impureté du peuple », pour qualifier son hétérogénéité. Si l’on considère que l’innocence est, chez Pasolini, l’affect qui détermine le caractère hétérogène du peuple (ou de la « culture antérieure » dont il regrette la disparition), il faut alors prendre l’innocence dans toute son ambivalence : comme ce par quoi l’on s’expose au plus grand danger ; ce pour quoi on risque d’être sacrifié ; mais aussi comme ce qui est le principe même d’une affirmation de l’irresponsabilité. Seront innocents les fous, les esclaves et les saints; innocentes les nymphes et les prostituées ; innocents les Accatone et les deux bougres de Oiseaux petits et grands qui cloueront le bec au corbeau philosophe simplement parce qu’il les ennuie et parce qu’ils ont faim. Poursuivre l’innocence, c’est désirer et être chassé. C’est, bien avant Ninetto, toute l’ambiguïté dont Venus est l’incarnation. Les ragazzi de Pasolini sont des nymphes, ainsi qu’en témoigne cette scène de poursuite du Décaméron, que j’associerai à quatre panneaux de Botticelli, eux aussi adaptés des fables de Boccace. Intitulés Histoire de Nastaggio, ces pièces qui devaient constituer le décor d’une chambre nuptiale furent commandités au peintre en 1483 comme cadeaux de mariage destinés à un notable florentin.

Que ces panneaux représentent-ils ? C’est une scène de chasse. Une jeune femme qui dispose de tous les attributs vénusiens y est représentée poursuivie par un chevalier brandissant une épée et accompagné de chiens. Il est difficile à dire vrai, de suivre exactement le déroulement des faits : chaque panneau est en quelque sorte animé, et l’on s’aperçoit que la jeune femme est ainsi représentée deux fois dans le deuxième panneau, d’abord poursuivie, puis couchée, les mains du chasseur plongées dans le dos déchiré, lacéré de la pauvre femme tandis que les chiens dévorent déjà les entrailles qui s’en sont échappées. À la scène suivante, il semble que la poursuite ait repris, le chevalier, les chiens, et toujours le personnage témoin du spectacle déboulant au sein d’un banquet. Le dernier tableau semble rassembler tout le monde autour du banquet de mariage, sans qu’il soit possible de bien comprendre ce qui s’est passé, ni quels personnages sont représentés. Ces panneaux, qui furent peints pour les murs de la chambre nuptiale, sont des exempla, c’est à dire des « fictions moralisantes choisies tout exprès pour la situation[2020] [2020] G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 2009, p. 69. » ; elles sont issues du récit de la cinquième journée du Décaméron de Boccace qui s’ouvre sur un drame amoureux : un jeune homme aime une femme qui demeure « insensible et dure », il souffre et pense au suicide. C’est le destin tragique du désir déçu qu’il s’agit d’illustrer, d’exemplifier, et le personnage témoin des tableaux est celui à qui s’adresse d’abord la morale de l’histoire. Alors qu’il s’était échappé dans les bois pour « mieux savourer son tourment », il assiste à l’apparition de la scène représentée par Botticelli sur les deux premiers panneaux : la chasse de la jeune femme par le chevalier armé. La fable précise que les deux hommes se rencontrent ; le chevalier explique alors à Nastaggio que cette « chasse infernale » est le destin qu’il subit pour avoir voulu échapper par le suicide aux trop grandes souffrances causées par l’indifférence de sa bien aimée. L’apparition du chevalier et de la jeune femme est donc pour Nastaggio l’apparition d’un double, saisie entre le récit au passé du chevalier fantôme, et la projection dans l’avenir d’une anticipation monstrueuse. Il s’agit de mettre en garde les amants : elle contre sa cruauté, lui contre la tentation du désespoir. Façon de conjurer étrangement la souffrance amoureuse, la chasse est la sanction la plus lourde, qui condamne l’amant au sacrifice éternel de celle qu’il aime.

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Les deux derniers panneaux réalisent encore un nouveau renversement, puisqu’on y assiste à l’instrumentalisation morale de la « chasse infernale » par Nastaggio lui-même, auprès des convives du banquet nuptial, et tout particulièrement auprès de la bien-aimée qu’il s’agit de convaincre, de faire céder.

Quelle serait la morale de cette combinaison des deux fables de Boccace ? De ces deux scènes de poursuite ? Je crois qu’elles représentent toute la tension et l’ambiguïté de la morale pasolinienne. De quelle façon ? D’abord en rappelant l’inséparable cruauté qui accompagne la vénusté ; le réel des entrailles, l’informe réel (que Lacan a issu de la vision monstrueuse du rêve de Freud, de « l’injection faite à Irma ») qui constituent le revers ou l’envers de toute beauté – inversions, combinaisons et tensions dont G. Didi-Huberman nous rappelle qu’elles sont au cœur de la peinture de la Renaissance et des morales qu’elle véhicule. Les panneaux de L’histoire de Nastaggio ont été peints dans les mêmes années que La Naissance de Vénus, c’est-à-dire avant la mort de Laurent de Médicis et avant que les sermons de Savonarole sur la nudité aient transformé et épuré la grâce vénusienne dans la peinture de Botticelli. L’Histoire de Nastaggio comme La Naissance de Vénus nous renvoient aux Métamorphoses et à l’ambiguïté de la divinité : « La Vénus céleste est aussi, par définition, la Vénus née du sexe tranché du Ciel : elle évolue par conséquent dans une sphère mythologique qui est, de façon incontournable – les mythes sont ainsi faits –, une sphère de cruauté structurelle.[2121] [2121] G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, op. cit., p. 42.  » Dans le Décaméron de Pasolini, la peinture est partout – de Giotto aux tableaux vivants de Bruegel – et on peut aisément imaginer que ce mélange (cette hétérogénéité) qui travaille au cœur de la peinture renaissante ait nourri les représentations de la sexualité innocente et cruelle que recherchait Pasolini.

La beauté comme l’innocence expose au danger : elle est née d’un risque mortel et est toujours susceptible d’y être rappelée ; mais pour Pasolini comme pour Bataille, c’est parce qu’elle est mortelle que la beauté est désirable. Si Pasolini ne partage pas avec Bataille le plaisir du désir coupable, il me semble que la sexualité qu’il convoque est celle qui, teintée de souveraineté, associe désir et cruauté ; celle qui fut rendue coupable et non celle qui semble accueillie et célébrée par le règne de la permissivité. La poursuite ambiguë des quatre hommes dans la forêt comme la fable de Nastaggio témoignent et affirment la puissance hétérogène de l’érotisme, qu’il soit hétéro ou homosexuel. L’étrange moralisme de Pasolini rencontre ainsi, il me semble, la relation chère à Bataille qui noue l’érotisme au péché par l’expérience de la transgression. La valeur de celle-ci est ce qui fait retour, en quelque sorte pour interférer et contester le grand mouvement de récupération que réalise l’idéologie de la libération sexuelle. Poursuivre la sexualité comme puissance hétérogène de l’existence suppose alors de convoquer la souveraineté comme pour rappeler au réel du désir ce qui s’y joue de plus tranchant.

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Pasolini a plusieurs fois affirmé qu’il était « fanatiquement pour la non-violence » ; c’est avec Sade qu’il a voulu montrer l’instrumentalisation des corps dans Salo, là aussi en accusant la normalisation hédoniste et le fascisme culturel au moyen de la violence la plus froide, et par le montage que l’on connaît entre sadisme et nazisme. Pasolini n’a pas attribué à la perversion le sens que Bataille lui a donné politiquement, puisque c’est toujours du côté de la joie, et finalement de la vie qu’il a voulu garder le désir orienté. Mais il tenait, je crois fermement, au caractère imprécatoire du désir, et du désir qu’il avait reconnu sien dans les corps de la plèbe romaine, puis nord-africaine.

Il me semble ainsi qu’on manque quelque chose de la démarche de Pasolini lorsque l’on fait de l’abjuration de La Trilogie de la vie ou de la « disparition des lucioles » le seul moment d’une renonciation. Pasolini ne renonce pas au peuple qu’il a voulu représenter une dernière fois, il accuse l’usage cinématographique qu’il fit de l’innocence de la sexualité, parce qu’il s’est renversé : il accuse ainsi la récupération qui s’est effectuée malgré les moyens qu’il s’était donné pour y échapper. Mais le ton marqué par l’abjuration est-il apocalyptique, nostalgique, ou imprécatoire ? Si, dans les analyses de G. Didi-Huberman, d’A. Naze et différemment d’A. Brossat, le « prophète furieux » que fut Pasolini est fidèle à la position de l’historien matérialiste que fut Benjamin (celui des Thèses sur le concept d’histoire), s’il y a bien un pessimisme pasolinien et une nostalgie du peuple vrai, il y a aussi chez Pasolini le génie de la subversion politique. Poursuivre un peuple « qui se bat contre le patron sans vouloir prendre sa place », c’est poursuivre une culture en tant qu’elle est inappropriable. C’est la nécessité profonde du poète, celle d’un écrivain comme Kafka et celle du cinéma. C’est alors autant la valeur de résistance du peuple que sa puissance d’exception que Pasolini recherche ; c’est la disparition de ce qui est souverain, de ce qui s’excepte, qui rebute et qui séduit, qui engage Pasolini sur la voie de l’abjuration. Je déplacerai ainsi sensiblement les choses : l’abjuration de la Trilogie de la vie est moins le renoncement à la valeur de l’innocence que la révolte contre la récupération du caractère blasphématoire de celle-ci. Le messianisme pasolinien est ainsi inséparable selon moi du caractère scandaleux d’une « pensée non alignée ». Ainsi que le rappelle Ph. Gavi dans l’introduction des Écrits Corsaires, « “Pleurer un monde mort” – ce n’est pas pour Pasolini se laisser engluer dans le charme romantique de la nostalgie : c’est chercher dans sa chair et son esprit la force de blasphémer encore, de dire NON, de “dire non à cette réalité qui nous a enfermés dans sa prison” ». Cette position par laquelle Pasolini invitait ses camarades à « demeurer constamment irreconnaissables », à « scandaliser, blasphémer », nous savons à quelles extrémités elle l’a mené, sur des sujets comme l’avortement ou la jeunesse étudiante. Elle est, ainsi qu’A. Brossat l’a précisé, toujours susceptible de glisser du côté d’une « indistinction » entre radicalité et obscurantisme. Mais elle est ce par quoi le pli de « l’intolérance politique, de l’indignation, de la fureur et de l’imprécation[2222] [2222] A. Brossat, « De l’inconvénient d’être prophète dans un monde cynique et désenchanté », in Lignes n°18, op. cit., p. 62. » doit être marqué, pour se démarquer à chaque étape de récupération opérée par le « régime généralisé de la tolérance culturelle[2323] [2323] Ibid., p. ».

Il me semble que La Trilogie de la vie aurait dû être censurée pour que Pasolini ne l’abjure pas. Que cela signifie-t-il ? Il s’agit autant de sauver quelque chose de l’intégrité du peuple, de l’innocence de la sexualité, que sauver quelque chose du sens, du langage, et du langage cinématographique en particulier. Abjurer signifie alors reconnaître que « la réalité des corps innocents elle-même a été violée, manipulée, déformée par le pouvoir de consommation[2424] [2424] P.P. Pasolini, Introduction aux Écrits Corsaires, op. cit., p. 21.  », mais c’est reconnaître aussi la perversion d’un système qui parvient à s’approprier jusqu’au délit et jusqu’à la transgression que représente le plaisir des corps. Ce symptôme de la nouvelle morale bourgeoise est sans doute le plus violent, qui récupère même ce qui voulait être inacceptable, qui s’étend jusqu’aux paroles et aux gestes de ceux qui veulent l’outrager. En abjurant, Pasolini rejoint la position que Bernard Noël a prise en écrivant L’Outrage aux mots en 1970, comme réponse à son procès pour la censure du Château de cène. Une œuvre qui fait de la sexualité et de la pornographie un enjeu politique ne doit pas être célébrée, ne peut pas être un succès. Sinon, c’est abuser du langage, et c’est même abuser du sens. C’est ainsi pour désigner le processus de récupération du sens et sa moralisation par la bourgeoisie que B. Noël dans une perspective très proche, il me semble, de celle de Pasolini, invente le mot sensure. Je terminerai sur cette citation :

« Tout s’imite. Il y a un terrorisme de l’imitation. Tel qui faisait de l’anti a soudain tellement de pour qu’il devient un pouvoir comme un autre. Toujours du truc dans l’anti-truc. Que faire alors ? Au moins prévenir :

– Attention, je cherche à me baiser moi-même. Ne laissez pas passer. Ne laissez rien passer.[2525] [2525] B. Noël, « L’outrage aux mots », Le Château de cène, Paris, Gallimard, 1990, p. 163. »

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Ce texte a fait l'objet d'une première publication dans Pasolini, à suivre ?, recueil d'articles issus d'un colloque informel organisé par Christiane Vollaire et Philippe Bazin en 2012.

Nous remercions amicalement Mathilde Girard de nous avoir permis de le publier à nouveau.

Toutes les images proviennent du Décaméron (1971), de Pier Paolo Pasolini.