« Le cinéma, un art de la contrebande ». Prise à bras-le-corps et au pied de la lettre par Rabah Ameur-Zaïmeche et sa troupe, l’expression dépasse la métaphore pour trouver à s’incarner directement dans le travail du film. Car il s’agit bien, dans le contexte d’un cinéma français qui pleure ses « films du milieu », explose sporadiquement le box-office ou se trouve totalement marginalisé (Bruno Dumont, pour ne pas citer le moins connu), de trouver les moyens cinématographiques de repenser les rapports de l’art et de l’argent. « Par ailleurs, le cinéma est une industrie », écrivait Malraux en 1940, dans la conclusion de son Esquisse d’une psychologie du cinéma. Chaque film, par sa stratégie de production, l’économie dans laquelle il décide ou se trouve contraint de se situer, est une réponse à ce problème de l’articulation entre visées esthétiques et politiques, et moyens économiques. En somme, où se situe cet embarrassant mais nécessaire « par ailleurs », et qu’en faire ?
Ameur-Zaïmeche a le courage de proposer une figuration de cet enjeu, sortant par là de l’alternative entre le silence contraint des pauvres et l’arrogance des nantis. Le cinéma apparaît ici comme un art de la guérilla, qui n’existe que dans l’invention d’une communauté fidèle mais ouverte, implantée mais mobile. N’est-ce pas le premier geste du film, que d’accueillir au sein des « mandrins », troupe de contrebandiers qui colporte la parole subversive d’un chef récemment exécuté (Louis Mandrin), un jeune déserteur blessé au ventre ? Produire un film est avant tout s’inventer, avec les compagnons de route (Milia-Darmezin, ou le monteur Nicolas Bancilhon également présent devant la caméra), frères d’art et d’arme (Jean-Luc Nancy,…), membres de la famille et amis, les conditions économiques et artistiques d’une aventure en commun, qui est autant celle de la fiction que de son tournage.
D’où, sans doute, cette prévalence de la prise sur le plan. Ameur-Zaïmeche ne cherche pas le cadre élégant, le mouvement de caméra fluide, mais une forme de conversation où les personnages entre eux se cherchent, se surprennent, et se trouvent à leur tour saisis par une caméra qui ne peut que marquer un temps de retard, ou plutôt de latence, face à un réel nécessairement imprévisible. C’est en particulier par le personnage de Jacques Nolot, marquis soutenant les maquisards, que ce temps suspendu de la réaction, et la brèche « brechtienne » entre personnage / acteur / personne, se manifestent le mieux. Se justifiant d’un “j’ai l’habitude” auprès du colporteur qui, après l’avoir remercié du privilège d’être accueilli dans son carrosse, est soudain rendu malade par les cahots de la route, le marquis Nolot se laisse ainsi déborder par un rire qui aurait ailleurs fait le bonheur d’un bêtisier, mais se révèle ici la matière même de la fiction. Rien ne doit arrêter la prise, l’accidentel ou l’involontaire apparaissant comme la marque d’une nécessité qui transcende le scénario et le prévisible.
Cette forme d’indétermination, de suspens quant à l’enchaînement des réactions, n’est pas une complaisance ou une scorie amateuriste, mais la splendeur même de ce cinéma. Lorsque soudain le contrôle se trouve perdu, et que l’improvisation, qui ne pourrait être que la marque d’une connaissance mutuelle permettant de prévoir ce que l’autre va ou peut faire, cède la place à l’intervention. Ainsi, lors de la dernière scène du film, quand Bélissard (R. Ameur-Zaïmeche) fait irruption, cinéaste et personnage, dans le plan fixe qui cadrait depuis plusieurs minutes le marquis et deux musiciens interprétant la “Complainte de Mandrin”. Le plan n’appartient à personne, pas plus que la « scène ». Bélissard y surgit, prend à son tour la parole, fracturant là encore l’espace réglé de la représentation, pour y lancer les derniers vers du chant (« Monté sur la potence, je regardai la France »), qui se propageront bientôt dans la bouche de ses compagnons. Sortant du cadre avec la même vivacité, Bélissard / R.A.Z. continue à impressionner le plan par le visage et la voix du marquis Nolot. L’acte et la parole prennent ainsi une densité rare (accrue encore par la musique jouée en direct), par le fait que leur impact n’est pas supprimé au montage pour « fluidifier » la fiction, mais est cela même que désire saisir le film (surprise, latence, attente, en somme « incorporation » de l’événement). La séquence finale, lorsque les membres de la troupe et leurs compagnes se réunissent pour célébrer leur ode à Mandrin, possède cette grâce et cette allégresse, cette tension et cette joie, que chacun ressent dans le travail d’un plan qui dure et d’un tournage qui s’achève. Mélancolie du miracle, lorsque ce que l’on a traqué, inventé au fur et à mesure ensemble et espéré (le « cinéma »), est là, présent et déjà fini.
Cette fabrication d’une troupe, ou d’une micro-société alternative, est peut-être la part la plus récurrente du travail d’Ameur-Zaïmeche (notons d’ailleurs que si enfin la troupe triomphe dans son cinéma, elle ne peut encore que constater son incapacité à inclure des femmes…). La situer dans la France de 1750 est par contre un geste politique neuf. En leur offrant d’incarner des contrebandiers pré-révolutionnaires ou des villageoises des Pyrénées, R.A.Z. donne aux « minorités » une visibilité nouvelle qui les sort du folklore, des rôles prévisibles et stéréotypés, que le cinéma français leur assigne. Droit est pris de s’inscrire dans cette histoire de France, de la faire sienne, en en exaltant la part la plus subversive. Il ne s’agit pas de « s’intégrer » et de trouver « sa » place mais de redéfinir, dans le « dissensus » et depuis la marge, l’ensemble de la société. Font-ils rien d’autre, ces contrebandiers flanqués de leur camarade colporteur, qui vendent dans les villages les plus reculés (et que, d’après une réalité historique qui n’a en l’occurrence pas cours, on aurait pu imaginer analphabètes) de sublimes étoffes, mais surtout les livres de Voltaire ou Les Bijoux indiscrets, de Diderot ?
C’est donc tout à la fois le cinéma « français » et le film « historique » qui se trouvent ré-inventés. Par l’usure des vêtements et non leur beauté, par la réduction de l’action et des décors (un pan de mur, quelques gardes, plutôt qu’une foule de figurants), R.A.Z. fait le choix de chercher dans la pauvreté une ressource. Ce faisant, ce pays et son cinéma depuis longtemps étriqués (par la réduction sociologique, le perpétuel retour des mêmes territoires et des mêmes personnes filmés,…), s’étendent aux dimensions de l’épique et du mythe. La voilà, dans sa simplicité et sa radicalité, la re(con)figuration du « partage du sensible » comme propre de l’activité politique, dont parle Jacques Rancière. Le cinéma de contrebande est celui qui, ne s’adressant à personne, parle à tous, et parlant à tous, donne à chacun le lieu de son expression.