Les Crimes du Futur, David Cronenberg

Premier frisson

par ,
le 7 mai 2025

« Le corps ne se trompe jamais : avant la conscience il enregistre, il amplifie, il rassemble et révèle au-dehors avec une implacable brutalité des multitudes d’impressions infimes, insaisissables, éparses »

Le Planétarium, Nathalie Sarraute

L’un des jumeaux Mantle en avait émis l’idée dans Faux-semblants (1988) : faire des concours de « beauté interne » – la plus belle rate, les reins les plus parfaits, etc. Dans l’humanité post-apocalyptique des Crimes du futur, s’il n’est pas tout à fait question de concours, chacun produit en lui des tumeurs bonnes à être retirées puis mises en scène ou exposées, un organisme (plus ou moins légal) nommé le Registre se chargeant d’en tenir l’inventaire. Dès son générique rouge profond entre viscères et cratères, recouvert par les synthés planants et grondants d’Howard Shore, la chair cronenbergienne est là, de retour, prête à parader et exhiber ses mutations. Dans une fiction où pullule le body-art et ses corps scarifiés, opérés ou rafistolés, l’auto-parodie n’est pas loin. Lorsque Saul Tenser (Viggo Mortensen, rauque et ténébreux à souhait) assiste à la prestation d’un certain Klinek, artiste aux yeux et à la bouche cousus, sur lequel des dizaines d’oreilles ont été greffées (dont la plupart, comme le souligne son assistante, n’entendent rien et sont donc inutiles), il ne peut qu’exprimer sa lassitude – « Pff… comme d’habitude ». Ne reste que le concept, le divertissement des tissus abîmés. Mais nulle entreprise vaniteuse pour David Cronenberg, moins soucieux d’une énième exploration de corps devenus de simples vitrines (à la manière de la fermeture éclair greffée sur le ventre de Saul – non sans évoquer Vidéodrome) que de la quête d’une manifestation du vivant.

Huit ans séparent Maps to the Stars (2014) de ces Crimes du futur (titre d’un de ses premiers films, sorti en 1970), dont il avait écrit le scénario en 1999, et jamais l’attente n’avait été aussi longue[11] [11] Après la publication de son premier roman Consumés (2014), qu’il devait adapter en série pour Netflix, le cinéaste indiquait plutôt vouloir s’orienter vers la littérature. . Plutôt qu’un saut vers l’inconnu, le film a des allures de bilan de l’imaginaire cronenbergien et paraît fonctionner en circuit fermé. Si le rapprochement entre cinéaste et personnage peut sembler une facilité, envisager Tenser en double de Cronenberg permet de figurer ce dernier en artiste s’empêchant volontairement, se limitant à son immuable machinerie et à son récit artistique balisé. Dès son réveil, Saul Tenser apparaît prisonnier de son OrchiBed, énorme carapace gesticulante qui lui sert de lit. « Il ne sait plus anticiper ma douleur », se lamente-t-il, blâmant un logiciel incapable d’atténuer la douleur provoquée par l’arrivée d’un nouvel organe. Outre l’OrchiBed, Tenser dispose d’un EatWare, chaise robotique comme constituée d’ossements facilitant sa digestion, et lors de shows grandioses et solennels (bien aidés par Shore), où il met en scène l’ablation de ses tumeurs préalablement tatouées dans ses entrailles par sa partenaire Caprice (Léa Seydoux), il est allongé dans un Sark (sarcophage robotisé), opéré à distance par des scalpels télécommandés. Un art de la confection-gestation, doublé d’un déploiement de gadgets parfois datés, qui prend la forme d’un ballet routinier. Tout l’enjeu est de désosser la machinerie pour mettre à mal sa dimension jouissive, d’observer non sa fluidité mais ses crispations.

 « Body is reality » scandent les écrans occupant le hangar où s’est amassée la foule venue filmer, incitée à ausculter, explorer, tordre sa propre anatomie pour en prendre la pleine mesure, dans des spectacles qui se sont précisément éloignés d’une hypothétique réalité du corps. Les Crimes du futur vaut presque comme manifeste pour la reconquérir, dans un monde où la chair n’éprouve quasiment plus rien, a besoin d’être lacérée pour se figurer un semblant de frisson. Mais que reste-t-il à percevoir du réel à travers toutes ces plaies béantes ? Saul semble souffrir davantage – réellement pourrait-on dire –, être en contact direct avec la réalité de son organisme. Une faille s’ouvre et nous ramène à un cinéma physique, dépassant le fantasme : sa gorge se serre anormalement (Mortensen joue magnifiquement cette impression d’étouffement permanent), il boîte plus qu’il ne se déplace. Incapable de comprendre ce bouillonnement qui le dépasse, il ne peut que grimacer, se tortiller, se gripper. 

Son errance permet à Cronenberg de déplier les ressorts d’un scénario parfois touffu et constamment verbalisé, dans des champs-contrechamps tranchants qui déploient les argumentaires d’êtres évoluant (au sens biologique du terme) différemment. Capé d’habits sombres lui donnant l’air d’un petit chaperon noir dont ne percent parfois que ses yeux bleus, Tenser est un agent double, d’ailleurs souvent en retrait dans le cadre, pris entre plusieurs feux : le Registre, géré par Wippet (Don McKellar) et Timlin (Kristin Stewart) ; la Brigade des mœurs, qui veille au bon maintien de l’ordre ; un réseau clandestin de mangeurs de plastique fabriquant des barres nutritives violettes synthétiques, seul aliment ingérable par leur estomac mutant. Comme dans Les Linceuls (2025), cette surcharge scénaristique désarçonne, embrouille, telle l’œuvre d’un alchimiste se gargarisant des méandres labyrinthiques d’un univers usé jusqu’à la corde. Mais cette recherche laisse sourdre une mélancolie : la prise de conscience pour Saul de son « obsolescence », d’une mutation seulement synonyme de morbidité. Car malgré son air d’esthète, avec son portfolio où sont dessinés avec précision tous les organes qui lui ont été retirés, il reste la vitrine d’un monde en décomposition – dont la prolifération verbale participe activement. C’est ici que la réalité du corps se manifeste véritablement, dans sa résistance.

« La chirurgie a remplacé le sexe ». Cette maxime, énoncée par Timlin, définit la tournure prise par les rapports intimes. Tout le monde rêve de passer sur le billard (Timlin, justement, qui veut participer aux prestations de Saul ; deux réparatrices se mettant nues, devant Caprice, dans le sarcophage mécanique) car la jouissance passe par la découpe. Pendant une session intime, Saul et Caprice se retrouvent nus dans leur tombeau. Ni baisers, ni caresses. La machinerie a pris le relais de leurs désirs et les taillade avec soin, le sang remplaçant le sperme. Le plaisir se trouve uniquement dans le dévoilement d’une intériorité que l’on explore à peine l’entaille faite – réminiscence des tourments de Crash (1996) et de ses corps-voitures pénétrants et pénétrés –, comme lorsque Caprice embrasse les entrailles de Saul. Mais à ce body-art vaniteux aux désirs morbides et aux sentiments déréglés, Cronenberg ménage des contrepoints épiphaniques. Lors d’une visite au Registre, où Saul se renseigne auprès de Timlin (Stewart géniale de mutisme buté et de pudeur pas farouche) sur l’existence d’estomacs prompts à digérer le plastique, la scénographie organise la circulation d’un autre désir dans la pièce : Timlin fait reculer Saul vers la fenêtre et les rayons de lumière qui passent par le store, entre-deux propice à lui donner un baiser après avoir fait mine d’inspecter sa gorge souffrante – le romantisme et le trivial. En un éclat fugace, la pulsion sentimentale de Timlin dépasse celle d’être tailladée par Saul, palpable depuis le début. Et si la tension est toujours présente dans le cadre, les corps paraissent pour une fois réunis. Un rapprochement également sensible lorsque Saul (tordu par la douleur) et Caprice se recueillent sur le sol tête contre tête.

Les Crimes du futur partage avec Maps to the Stars un même constat : les enfants sont les premières victimes de ces mondes pourris, corps conducteurs idéaux car aux limites plus fragiles. La jeunesse avait été gangrenée par les incestes hollywoodiens, la voilà cette fois condamnée au sarcophage. Le film s’ouvre sur un paquebot échoué près du rivage, avant qu’un travelling arrière ne dévoile Brecken, petit garçon jouant dans le sable. Un enfant loin d’être normal puisqu’il dévore une poubelle en plastique, ce qui pousse sa mère à l’étouffer dans son sommeil, aux antipodes du premier plan lumineux. Après avoir récupéré la dépouille de son fils, le chef des résistants mangeurs de plastique propose à Saul d’en pratiquer l’autopsie, afin de montrer au monde, dans un geste politique, l’organisme d’un messie à la génétique résiliente. Mais lors de sa dissection en public, Brecken est à nouveau manipulé : Caprice, aux bords des larmes, dévoile en même temps qu’elle les découvre des viscères tatoués, une « cartographie du chaos ». On pourrait croire qu’il s’agit d’un règlement de comptes, la mère ayant inscrite sa haine dans la cavité abdominale de son fils. Or, les organes ont été remplacés par Timlin (sous l’autorité de la Brigade des mœurs) avec ceux du Registre, pour que ne soit pas dévoilée la positivité de sa mutation. Cette innocence souillée est un point de non-retour atteint par les entreprises de défiguration vues tout au long du film. Plus aucun art, seulement de la taxidermie. Plus aucune émotion, seulement de la chair froide.

Le véritable frisson est ailleurs, loin de ces shows au scalpel, de ces organes qui s’accumulent au Registre. Non du côté des cadavres mais des vivants ; non du côté du (désormais) visible (viscères, lésions) mais d’une parole plus charnelle encore que la chair elle-même. Cronenberg n’est jamais plus bouleversant et passionnant que lorsqu’il arrive à inscrire dans le plan le stade terminal d’un bouillonnement, d’une mutation interne – le mélodrame de La Mouche (1986) ne se jouait pas dans la transformation entomologique mais dans la distance amoureuse (inscrite dans le découpage) entre Seth et Veronica. Dans les derniers plans des Crimes, Saul, plus mal en point que jamais sur sa chaise EatWare, goûte cette fameuse barre de plastique. Il s’y risque pour se prouver qu’il n’est pas qu’une vanité prisonnière de son sarcophage ; pour prouver, presque dans un geste d’orgueil interne, qu’il mute pour survivre. D’un coup, cette chaise incapable de lui faciliter le transit s’immobilise. À travers l’optique froide de la caméra de Caprice, image amateure et intime en noir et blanc qui désacralise tous les procédés antérieurs de mise en scène, les yeux de Saul retrouvent la lumière tandis qu’une larme coule sur son visage. Ce soulagement quasi orgasmique, dérisoire à côté des chorégraphies du Sark, constitue la preuve la plus intense que son corps frissonne encore. Même s’il renoue avec certaines visions cauchemardesques du Festin nu (1991) ou avec les bioport (ces trous permettant de se brancher sur l’homme) de eXistenZ (1999), Cronenberg ne se fait pas chantre de la chair décatie. Il ne met en scène que l’explosion d’un tumulte intérieur, l’avènement d’un nouveau monde. Le futur lui appartient.

Les Crimes du futur, un film de David Cronenberg, avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Kristen Stewart, Scott Speedman...

Scénario : David Cronenberg / Image : Douglas Koch / Montage : Christopher Donaldson / Musique : Howard Shore

Durée : 1h47.

Sortie français le 25 mai 2022.