Michel (Jean-Pierre Daroussin) vient de perdre son emploi. Pour surmonter cette situation difficile, il peut compter l’amour de sa femme Marie-Claire (Ariane Ascaride), sur l’affection de ses proches, particulièrement de Raoul (Gérard Meylan) son ami d’enfance, ainsi que sur le souvenir d’une vie digne, passée à défendre les intérêts de ses camarades ouvriers. D’ailleurs ils se sont tous cotisés pour lui offrir un voyage au Kilimandjaro ; il va pouvoir profiter de ce licenciement aux airs de retraite anticipée, et se détacher de ce lieu qu’il semble ne jamais avoir quitté. Mais deux malfrats cagoulés surgissent au milieu d’une partie de cartes et dérobent l’argent du voyage. Le traumatisme financier ou physique ne sera rien face aux conséquences morales : un des voleurs est un ouvrier, ancien collègue de Michel. D’abord animé d’une soif de justice, Michel va vouloir comprendre, et sa bonne conscience être mise à l’épreuve.
Guédiguian se veut cinéaste populaire, sans pour autant passer à l’as ses valeurs politiques (de gauche). Double prétention utopique ? En France, le qualificatif populaire est attribué à des films où une conception du cinéma répond à une conception du public, et vise une forme de consensus. La méthode serait de recourir à des caractérisations univoques de personnages, de genres, d’époques, à des codes narratifs clairs, et d’accorder aux dialogues et aux acteurs la prépondérance sur le travail formel (qui cela dit a toujours lieu). La machine fictionnelle est verrouillée, il ne faut pas l’excéder. A l’inverse, le cinéma politique se construit ou se déconstruit consciemment autour de la question formelle, y laissant généralement un nombre considérable de salles. Une fois posé cela, et malgré la sincérité palpable de Guédiguian, une suspicion peut naître face à ce cinéma qui fait la part belle à l’écriture et aux acteurs (il suffit de voir le casting, l’adjonction à la « troupe » habituelle de nouvelles têtes du cinéma français).
Les Neiges du Kilimandjaro montre que, si Guédiguian s’inscrit dans l’idée d’un cinéma populaire, cela est indissociable chez lui d’un rapport direct du cinéma à la politique. La politique, c’est ce qui vient directement. « Directement » : pas comme ce qui vient opportunément apporter de l’eau au moulin de la caractérisation scénaristique, ou comme ce qui est à lire au travers d’un branle-bas du dispositif filmique. Elle est une donnée de base, préexistante. Le cinéma « populaire » de Guédiguian, sans vertige formel apparent, est un cinéma naturellement troué ; écriture certes, mais ouverte à des dialogues qui risquent de faire imploser le cadre et l’écran en les gonflant des discours de pans entiers de la société française. La politique passe par la parole, la discussion, mode évident du cinéma populaire. Mais les rapports sont bouleversés : la parole ne conforme pas, elle informe. Elle n’est pas soumise au scénario, elle le déborde, elle discute les ordres et devient le moteur d’une forme originale, d’un cinéma populaire où on peut dire les choses.
On se souvient de Jeannette qui demandait à Marius, à brûle pourpoint, s’il voulait coucher avec elle. Michel dit ici à Marie-Claire, devant tous leurs amis, le répétant jusqu’à la faire pleurer, qu’il l’aime. Essayez d’être plus direct (c’en est d’ailleurs gênant). Certaines de ces répliques s’accordent directement à l’enjeu du film, qui va être de déplacer des lignes, tracer de nouvelles frontières entre les personnages. Michel part de sa place de victime, d’un problème policier (solution : arrêter et enfermer le coupable) à un problème intime (qu’est-ce que ça a à voir avec moi ? Qu’est-ce que, moi, j’en fais ?) qui ne va pas sans un temps de blocage. Au-delà de tout ce qui sépare les récits et les personnages, à commencer par le milieu social, il y a dans le trajet de Michel quelque chose qui rappelle celui d’Irène dans Europe 51 de Rossellini. Michel se transforme, souffre et découvre une nouvelle position, accède à une bonté et volonté propre, mais ce parcours est indissociable de l’apprentissage d’une violence, de la confrontation à une médiocrité ambiante (le réalisme navrant et confortable des enfants, l’égoïsme et l’indifférence, l’opposition où il devrait y avoir entraide).
La lutte de Michel le syndicaliste change ; il ne s’agit alors pas de négocier mais de faire quelque chose, ici et maintenant. Quand son voleur lui dit en se moquant que, s’il veut l’aider, il n’a qu’à aller arroser les fleurs chez lui, il le fait. Toute sollicitation, qu’elle soit perçue ou formulée clairement, entraîne une réponse directe, et le direct tend parfois à la littéralité (comme Marius littéralement attaché à Jeannette) ; la stratégie première est de faire, le reste suivra. Donc ne pas trop réfléchir. Cela s’accompagne naturellement d’un recentrage : le problème de la société est là où l’on se trouve. La perspective n’est pas rétrécie, c’est au contraire l’environnement quotidien qui gagne du potentiel.
Ce resserrement pourrait avoir une conséquence. Michel et Marie-Claire découvrent une médiocrité qui ne dépaysera peut-être pas le spectateur, et la médiocrité peut se nicher chez les personnes les plus proches (on pourrait définir le côté sombre du film par « l’ennemi est parmi nous », voire « en nous »). Raoul, si proche (ami d’enfance, beau-frère, collègue, syndicaliste), laisse libre cours à un discours répressif et haineux qui l’éloigne de Michel. Le film forme de nouveaux groupes : Michel et Marie-Claire ont une nouvelle famille, et il semble que leurs rapports avec l’ancienne seront plus distants. Mais le film relance à la fin l’amitié de Michel et Raoul. Cette amitié renaissante, qui pourrait relever du compromis consensuel, témoigne que le souci de Guédiguian est moins de découvrir une vérité sur la société, envoyer un message ou donner une leçon (séparer une fois pour toutes les bons des méchants, créer des martyrs), que de parvenir à être ensemble, question tout autant spatiale que spirituelle ou morale. Le lieu où l’on se trouve et les personnes qui s’y trouvent passent avant les principes qui ne sont nulle part. La présence et la proximité priment sur les messages et les idées abstraites : sans cette primauté, d’ailleurs, comment le dialogue, l’expression des idées serait-elle possible ?
Voilà la politique de Guédiguian, cinéaste de personnages et de lieux. On peut dire que le film est invraisemblable. Comme dans Marius et Jeannette, où l’obstacle entre les deux protagonistes était balayé d’un seul coup, il y a comme une saute dans l’histoire : l’écriture répond en quelque sorte à l’écriture. Les réalistes rechignent devant la facilité de l’adoption finale qui semble se faire sans consultation de la famille des enfants, sans démarche administrative ; on pourrait également questionner le fait que la bonté du personnage vienne du préjudice qu’il a subi. Alors ? Se faire voler est une chance ? Guédiguian a des convictions, mais ses films ne sont pas des outils d’analyse sociale, ils s’adressent avant tout aux émotions du spectateur et exploite une des données essentielle de l’expérience cinématographique, à l’encontre du réalisme : il faut que le spectateur y croie. Qu’il y croie ou qu’il n’y croie pas, le voilà en plein dans le film. Au cinéma, l’invraisemblable, choix du réalisateur, jugement du spectateur, est une arme.