Il pleut à verse. Lorsque Saori Mugino et Michitoshi Hori parcourent la montagne pour retrouver Minato Mugino, ils tombent sur le wagon d’un train abandonné. Il est enseveli. Ils escaladent le wagon, hurlent le prénom de l’enfant disparu et tentent d’enlever la boue qui recouvre une des vitres. Depuis l’intérieur du wagon, dans la pénombre, des mains balaient rapidement le cadre et disparaissent. Il pleut toujours à verse, le clapotis sature. Les mains repoussent frénétiquement la boue qui ne cesse revenir. Le cadre est alors parcouru de balayages, d’éclaboussures et de trous infimes, autant de chemins lumineux cristallisant un des gestes esthétiques de L’Innocence (Kaibutsu) : la non-linéarité du récit, une nouveauté pour le cinéaste.
Prix du scénario et lauréat de la Queer Palm au dernier Festival de Cannes, L’Innocence étonne dans la filmographie d’Hirokazu Kore-Eda. Premier de ses films qu’il n’a pas lui-même écrit, Kore-Eda a seulement restructuré un scénario écrit par Yūji Sakamoto : selon Jean Labadie, distributeur du film en France, qui a confié l’information lors d’une avant-première à Paris, le scénario était à l’origine linéaire. Hirokazu Kore-Eda s’est détaché de cette logique afin de privilégier des entrecroisements temporels où se jouent les drames passés et à venir. L’Innocence prend ainsi forme dans un récit en trois parties, où se succèdent respectivement les points de vue de Saori, de Michitoshi et de Minato. À travers ce dispositif, le cinéaste revient sur des évènements cruciaux pour faire avancer l’intrigue mais ne cesse de creuser d’autres trous, de revenir en boucle et d’explorer d’autres chemins – autant d’images et de sons venant troubler les perceptions – où chacun apparait comme le monstre qu’il n’est pas. Il s’agit pour Kore-Eda d’interroger l’imagination des personnages face à des situations dont ils ne sont que partiellement témoins et de réunir les émotions autour de plusieurs hantises et consolations. Après les détours policiers et les films internationaux, L’Innocence semble s’inscrire dans la continuité de ses premiers films dont les spectres imbibaient déjà les récits.
La première partie est consacrée à Saori, mère célibataire élevant seule Minato, élève de CM2. Lorsque Minato développe, selon sa mère, un comportement étrange fait de perte d’attention, de crises violentes et d’un renfermement persistant sur lui-même, Saori se confronte à l’équipe éducative de l’école. Tout semble désigner le professeur de Minato comme responsable. Saori fait toutefois face à l’absence d’émotions du corps pédagogique. « Êtes-vous des êtres humains ? », assène-t-elle à la directrice de l’école qui ne cesse de revenir à son carnet de notes pour résoudre la situation à l’amiable. Cette question, qui semble revenir en boucle à chaque signe énigmatique, vient perturber notre appréhension. Les ellipses se succèdent, le mystère se déploie autour de Minato qui disparait petit à petit des champs sonore et visuel – en voiture, il se confie à sa mère mais ses mots sont étouffés par le roulement des pneus sur la route, avant d’ouvrir la portière et de se jeter en pleine vitesse. Spectral, on repense à sa première apparition : des pieds progressant dans les herbes, une silhouette dans la nuit, un reflet dans une baie vitrée. Le film met en place un récit qui lorgne vers le fantastique, l’épouvante et la science-fiction. Les crises nocturnes et le somnambulisme de Minato, les postures robotiques des enseignants, l’espoir de la réincarnation du père décédé et l’affolement de la mère laissent résonner le titre original Kaibutsu (le titre international du film est Monster, soit Monstre) dans une série de détournements, de trous narratifs et de chemins sinueux où l’on va jusqu’à attendre une apparition surnaturelle, une bascule vers l’horreur ; bref, à un twist. Mais à son tiers, le récit est brusquement mis en arrêt : le twist n’est pas là où on l’attend. Saori se réveille sous des cris – on appelle Minato –, ouvre la fenêtre de la chambre de son fils et s’enfuit. Des dessins soufflés par le vent rappellent le titre du film. Dans une perturbation des expectatives, le récit se concentre alors sur Michitoshi Hori, professeur de Minato, qui pense que ce-dernier harcèle ses camarades. À travers une série d’indices qui hantent le récit – une élève affirme avoir vu Minato jouer avec le cadavre d’un chat, un autre présente une brûlure sur le bras, le film multiplie les pistes pour nous égarer. Nous n’aurons pas toujours les images de ces sévices mais les retranscriptions orales – le professeur arrive généralement trop tard, il spécule, et tout est affaire de croyance. L’absence de ces images stimule les suppositions et la création d’un monde dont Minato serait le monstre. Mais, évidemment, le harcèlement commis n’est pas celui imaginé : Michitoshi Hori est pris dans un engrenage de malentendus. Dans L’Innocence, tous apparaissent aux yeux des autres comme les monstres qu’ils ne sont pas. Michitoshi, abandonné par son amie, délaissé par l’institution, n’est pas le professeur tortionnaire auquel on pensait. La directrice, hantée par la disparition de sa petite fille – dont le deuil fait écho à celui de Maborosi (1995) (une jeune femme hantée par la mort de sa grand-mère) –, n’est pas dénuée d’émotions. Enfin, Minato n’est pas le monstre décrit : il n’agresse pas mais défend un camarade. Kaibutsu déroule ainsi un programme de croyances mises en crise et transformées en évidences. Dans cette logique, le titre devient limpide. S’il apparaissait comme un nom commun déterminant une entité abstraite, il se transforme petit à petit en un qualificatif chargé d’un ton insultant, désignant un personnage mais aussi un système lorsque l’homosexualité de Minato est dévoilée. Cette constante transformation du récit et des significations déploie la fragilité des personnages en réinterrogeant ce qui colle à leur peau, fait leur identité et les obsède. Kore-Eda retranscrit l’appréhension et la fébrilité d’une découverte de soi et de ses sentiments. La recherche de mots des enfants est mise à l’épreuve d’une pression sociale et d’un regard souvent autoritaire sur ce qui n’est pas compris. Minato fuit en dehors de la ville : au bout d’un tunnel, un wagon abandonné, le lieu d’une possible émancipation. Il y souffle et espère y retrouver quelqu’un.
La troisième partie du film révèle ce qui motive le comportement étrange de Minato. Il est amoureux de Yori Hoshikawa, un camarade, harcelé par sa classe, persuadé d’avoir un « cerveau de porc [qu’il faut réparer] ». Cette insulte, qui le hante et qui vient hanter Minato à son tour, est répétée en boucle par son père qui ne supporte pas d’avoir un enfant homosexuel. Elle fragilise son identité. Mais Yori n’est pas le monstre que son père décrit et que lui-même pense être. La société japonaise est encore coincée dans un certain conservatisme confucéen et l’homosexualité mise à l’écart. Ainsi, lorsque Minato confie à la directrice de l’école son amour pour Yori, il ajoute être « condamné au malheur ». La directrice s’empresse de répondre : « le bonheur est à la portée de tous. », et l’encourage à souffler ses mots dans la trompette qu’elle lui tend. Si Minato cherchait les mots pour exprimer ses sentiments, c’est par le son qu’il s’ouvre au monde. Dans « L’image-parole » [11] [11] RAMIREZ Francis, « L’image-parole », in AUMONT Jacques (dir.), L’Image et la parole, Cinémathèque française, 1999, p. 159-175. , Francis Ramirez interroge les modalités expressives, sonores et visuelles du cinéma selon une notion de totalité et non plus de dissociation. Francis Ramirez retient deux modalités esthétiques : le décalage et la saturation. Il définit cette-dernière comme « une inondation de parole dans l’image [22] [22] Ibid, p. 168. ». Le souffle cathartique de Minato dissone dans un cri du cœur et sature l’image en ce sens. Il se dresse, emplit et s’approprie l’image. Le souffle endigue le flux narratif par une disharmonie emportée et frontale. Traversé par un élan de rage et d’espoir, il surprend l’établissement et empêche Michitoshi de sauter du toit. Cette saturation déploie, après la retenue et le mystère menés jusque-là par Kore-Eda, une avancée collective, une douleur commune et une innocence à préserver. Ce son chargé de vie et de mort émeut d’autant plus que le film rend hommage à Ryuichi Sakamoto, décédé en début d’année. Par ses nappes, ses échos et ses boucles de piano, sa partition semble, au contraire du souffle de Minato, se fondre dans l’image – elle « l’imbibe et la commande en douceur [33] [33] Ibid, p. 170. » – et accompagne avec tendresse le récit d’un éveil troublé car amoureux. Comme le dit Kore-Eda, « [Ryuichi Sakamoto] avait à coeur de ne pas déranger les sons déjà existants dans le film, notamment au cours de cette séquence dans la salle de musique. Il a tout de suite compris l’esprit du film. [44] [44] GLEYZE-ESTEBAN Samuel, « Hirokazu Kore-eda : « Comprendre la monstruosité de notre jugement » », L’Humanité, 26 décembre 2023. Lien : https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/cinema/hirokazu-kore-eda-comprendre-la-monstruosite-de-notre-jugement »
L’Innocence fait ainsi le récit d’une hantise d’images et de sons, de morts et de monstres, mais les spectres ont toujours coexisté avec les vivants. Comme cette boue sur la vitre qui laisse entrer la lumière. Comme le doute qui persiste au noir du générique. Dans Maborosi, sous une tempête, une idée de la grand-mère revenait d’entre les morts. Dans Still Walking (2006), l’ombre du frère ainé, disparu en tentant de sauver un enfant de la noyade, plane sur une famille qui célèbre chaque année sa mémoire. Dans After Life (1998), Kore-Eda faisait des limbes un espace commun. Ici, la forêt, en apparence ordinaire, semble petit à petit idyllique ; presque réinventée par et pour les enfants. Dans une échappée sous un soleil radieux, ceux-ci traversent les feuillages. Peu importe s’ils partent ou rentrent chez eux. Couverts de boue, ils courent, rient, les yeux écarquillés. Si Kore-Eda n’a pas trouvé de quoi réinventer son cinéma, les enfants, eux, semblent s’être enfin trouvés.