Dans son atelier de couture, Pierrette ferait presque penser à la Malika de 143, rue du désert (Hassen Ferhani, 2021) : une vigie accueillant la parole des passants, et avec eux les maux d’un pays – là-bas l’Algérie, ici le Cameroun. Première fiction de la documentariste Rosine Mbakam, Mambar Pierrette enregistre les récits de personnes interprétant leurs propres rôles – pour la plupart des membres de la famille de la cinéaste –, auxquels s’adapte la fiction. Si le film, par l’accumulation de sujets abordés auprès de Pierrette (sociétaux, politiques, économiques, artistiques), pourrait tenir du catalogue, il déjoue ce risque en s’arrimant à Pierrette – sa voix, ses gestes, son corps, sa démarche. Elle qui, comme le souffle une amie, « a l’air de porter tous les malheurs du Cameroun sur la tête ». De la dignité qui émane de son héroïne et de sa capacité à réparer seule les malheurs qu’elle traverse, Rosine Mbakam ne cherche jamais à faire le symbole ou le porte-voix d’une résilience béate. Pierrette n’est pas la Félicité du film éponyme de Alain Gomis (2017), une mère courage courant dans les rues pour sauver son fils. L’absence de larmes – auxquelles se substituent les litres d’eau dans sa maison et sa boutique –, voire, parfois, de réactions de l’actrice, n’y sont pas étrangères.
Dans son dernier documentaire, le magnifique Les Prières de Delphine (2020), l’amie de Rosine Mbakam, concentrée au moment de reprendre l’exposé de sa vie, lui lance, « Revenons aux affaires ». Voilà comment pourrait s’envisager Mambar Pierrette : n’avoir pour affaire que les récits, en leur donnant un cadre précis, qui respecte ceux qui les énoncent. La force du film tient à ce refus de l’emphase et du spectaculaire, que laisserait supposer un recours potentiellement abusif à la fiction. Il s’inscrit dans une quotidienneté, une multitude de gestes filmés – le travail, le soin aux autres –, dans une forme circulaire où le cours des choses ne semble pas s’altérer. Les péripéties que rencontre Pierrette – vol à l’arraché, inondations, manque de matériel scolaire pour la rentrée de ses enfants –, ne sont pas là pour alimenter le moteur dramaturgique. Ce sont seulement des éléments dont il faut s’accommoder, des faits rendant compte de la vie au Cameroun aujourd’hui. Si la gravité n’est pas banalisée, elle est devenue constituante ; comme l’explique la réalisatrice, l’incertitude qui préside « n’est pas forcément angoissante, elle est intégrée à la vie des Camerounais ».
Mambar Pierrette est avant tout l’étude de la place de l’argent et de sa circulation. Au-delà de l’attention, naturelle, que chacun y porte – Pierrette va jusqu’à le désigner comme un élément « vital » –, il interfère constamment dans les interactions sociales : ses clientes ne cessent de marchander une réduction, et Pierrette ne se prive pas d’arguer que ses prix, abordables, mériteraient d’être rehaussés. Le caractère vital de l’argent ancre un peu plus Pierrette dans une société patriarcale, elle qui subvient pourtant seule à ses besoins, passant ses journées à travailler. L’argent rend les hommes aveugles à son indépendance. Lorsqu’elle reçoit la visite de son frère, celui-ci lui propose de faire de la figuration pour un meeting du président, le tout pour une somme dérisoire, sans comprendre qu’il lui vole une journée de travail. Pierrette prend la mouche, « Et après l’élection de quoi je vais vivre ? ». Les hommes – à l’exception du réparateur de sa machine à coudre – semblent n’être que des spectres, à l’image de ces ombres, multiples et fuyantes, qui attaquent Pierrette en pleine nuit pour lui voler toutes ses économies. Mais outre la violence – physique et sociale – de ces figures masculines, l’argent met en lumière leur absence.
Cette déconvenue contraint Pierrette à redonner une place à celui qui n’a peut-être jamais vraiment pris part à sa vie, à souffrir de son absence. Forcée de se définir à travers un statut de mère délaissée, elle se rend aux services sociaux pour que le père de ses enfants soit convoqué et puisse l’aider financièrement. L’employée lui reproche alors de ne pas s’être mariée, comme si ce statut, de manière plus générale, aurait pu changer quoi que ce soit aux rapports hommes-femmes. Au-delà des hommes, donc, les institutions – l’entretien est une leçon de morale où la responsabilité retombe sur Pierrette – et les traditions – même si sa tante respecte sa décision, consciente du détachement des nouvelles générations vis-à-vis des coutumes, sa mère la désavoue – se font les relais d’un patriarcat structurellement et socialement installé. Lors d’une sortie avec une amie délaissée par son petit copain – encore un –, Pierrette s’épanche sur sa relation. Le père de ses enfants, dit-elle, est parti car elle avait accompli ce qu’il n’avait pas réussi à réaliser : acheter un terrain, construire une maison, se débrouiller seule. Dans ces quelques phrases il y a tout l’orgueil des hommes, ceux que Pierrette a évacué de son existence ; « Un homme c’est un bonus », dit-elle. Les hommes font des enfants sans s’en occuper, tel était le constat dressé par Delphine et qui s’applique à nouveau dans Mambar Pierrette. Au contraire des femmes, qui travaillent, élèvent leurs enfants et subissent malgré tout la suffisance de ceux qui ont déserté.
« Mambar » est le prénom traditionnel camerounais donné aux filles, auquel s’ajoute un autre, français, vestige de la colonisation. Ce « Mambar » fond Pierrette, à partir d’un sentiment d’appartenance, dans une communauté de récits. Elle les médiatise et fait ainsi lien entre les femmes, tout en veillant sur les enfants (même si elle empruntera dans la tirelire de son fils après le vol). Elle confectionne à la fois les habits de veuvage de sa tante, qu’elle vient réconforter, mais aussi les uniformes d’écolier pour la rentrée qui approche. Sa stature et son activité l’empêchent de subir autant que de reproduire les tares masculines, qui dénatureraient encore davantage des rapports humains mis à mal par l’argent. Quand son frère passe à nouveau devant son atelier, sans la saluer, elle prend la peine de l’interpeller. Elle s’excuse, tout en lui demandant de ne plus venir lui faire ce genre de propositions. De son sourire en coin, Pierrette – en double de la cinéaste – ne fait rien d’autre que passer ses tissus sur le métier. Elle met ainsi en lumière, au fil des discussions, les incertitudes de chacun, avec, peut-être, l’espoir secret de les rendre moins invivables.