Face aux blockbusters contemporains, la série des Mission : Impossible a de quoi séduire l’amateur de cinéma. Le récit cherche en effet à articuler quelque chose de l’état d’un monde sans se retrancher derrière des arguments stupides, uniquement prétextes à inventions numériques. Le cœur même de son récit est fourni par la fusion entre un acteur et un personnage, entre les soubresauts rocambolesques d’une histoire et la nécessité d’incarner des actions aux limites de l’humain. Il est même étonnant de se demander autant comment l’acteur fait pour courir aussi vite, ou même quel est son âge exact, devant un spectacle qui se veut très éloigné de l’introspection. Si surenchère il y a, elle ne se fonde pas sur des transformations filmées de manière artificielle, hors sol, mais sur des jeux à la fois simples et complexes qui rappellent à chaque fois combien le cinéma fabrique facilement des masques et des visages, et combien il est agréable de les regarder et de se laisser prendre au jeu de la transformation et du simulacre. Dans ce contexte, la série, avec lucidité, comprend que son atout ne se trouve pas dans le fait de coller à une industrie mais d’obliger l’industrie à prendre en compte sa singularité, à faire avec elle. Dès lors, le film joue avec le spectateur un peu comme son héros espion joue avec les agences qui l’emploient : il cherche toujours à persuader de son utilité, alors même que le contexte (esthétique, industriel, économique) l’amène vers son obsolescence, ou sa ringardise. Est-ce que cela fonctionne bien ? A mon sens, il y a trois arguments majeurs, qu’il faut évaluer.
Le premier argument est fixé dans la scène de rêve qui ouvre le film. C’est celui de la densité tragique. Hunt rêve que le monde explose, et lui avec. Dans une autre scène de rêve, il se voit contraint de tuer. Il ne s’agit pas seulement de la malédiction du fatum, c’est surtout, à mon sens, une tentative étrange pour donner un centre de gravité au personnage. Celui-ci est présent dès le premier épisode réalisé par Brian De Palma, et c’est le conflit avec le père qui donne des affects à un personnage qui le plus souvent devient figure, silhouette, mouvement abstrait. Le quatrième épisode, réalisé par Brad Bird, s’émancipe de cette trajectoire pour succomber au plaisir du divertissement, de la vitesse et de la sur-géométrisation du spectacle. Avec ce début, McQuarrie, scénariste et réalisateur, essaie de recomposer le mythe de Hunt en le dissociant de sa qualité d’espion. Il n’est pas celui qui surveille, mais celui qui sauve et se sacrifie. Mais à chaque fois que le récit se concentre sur le facteur humain, quelque chose ne va pas : le résumé des actions des Apôtres est ridicule, la séquence finale en Chine ne parvient pas à nous convaincre que le sort de l’humanité se joue dans ce barrage, les champs-contrechamps sur Cruise et la policière française sont très simplistes. Bref, l’ancrage moral paraît factice. Le mythe du sauveur a besoin de montrer un peuple, une planète, une victime, un élément incarné de compassion. Or, la série n’est pas faite pour cela. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’émotions mais la veine tragique, que l’épisode réalisé par John Woo cherchait à mener au bout, ne trouve que le ridicule et le grotesque. C’est que Hunt n’a pas le temps pour provoquer des affects. Nolan, dans Inception, peut le faire car ses formes labyrinthiques sont pour lui des formes de la mauvaise conscience, de la dette orphique devant l’amour : la trajectoire est abstraite mais au bout de l’abstraction, il y a la figuration d’une chambre secrète réservée à l’amour et au pardon. Sam Mendes, avec les derniers James Bond, peut le faire car Bond fait l’épreuve de la mort, de la casse, de la résurrection dans des scènes de réflexion sur sa propre fonction d’espion. Hunt au contraire sait qu’il est utile, il sait qu’il a raison, et il n’a pas le temps ni pour le dire ni pour le penser. Il n’est que chasse et dans cette chasse, il est tour à tour le chasseur et le chassé. Il fait penser à ces personnages d’Italo Calvino qui courent après une ombre qui n’est qu’eux-mêmes. Le meilleur moment du film advient lors d’une confrontation dans un sous-sol londonien, lorsque tous les personnages mentent et se déguisent. Il n’y a pas à faire pleurer, juste à multiplier les faux-semblants pour qu’il n’en reste qu’un, Hunt face à ses avatars.
C’est là le deuxième argument : l’escamotage, le tour de passe-passe comme proclamation d’efficacité et de vitesse. Au début du film, Hunt doit chercher une valise mystérieuse. Pour le protéger, derrière lui, un de ses amis veille dans un camion. Soudain, Hunt se retourne, plus de camion. Trois plans après, McQuarrie répète le même procédé en faisant disparaître la valise. Peu importe que cela soit invraisemblable. Ce qui compte, c’est l’usage presque archaïque des pouvoirs de disparition du montage. Fallout est rempli de scènes où le raccord recompose totalement l’action. Il est facile de remarquer que même Paris est métamorphosé, qu’on passe trop rapidement de l’Opéra à la place de l’Etoile, mais c’est vrai pour le monde entier, pour le corps humain. Ces capacités d’accélération, ou de ralentissement sont classiques, conventionnelles, et surtout totalement systématiques, et ce sont elles qui fournissent l’armature du film. Le problème est que ces effets de vitesse produisent finalement surplace et amnésie : Hunt peut se retrouver téléporté en une seconde dans Paris, il n’en reste pas moins infiniment sur sa moto. Ce que McQuarrie dramatise ici, ce n’est plus la séquence ni l’enjeu, c’est le geste. Le montage est d’ailleurs très précis sur les gestes à fournir, les mouvements du corps, les redressements ou les torsions. Mais ces gestes épuisent, se répètent, s’effacent et renaissent. L’instant est dramatisé contre la durée. Le film est constitué de tant de moments forts qu’il n’en finit pas de s’affaiblir et de masquer son affaiblissement dans la surenchère de positions et de chorégraphies, comme si ce n’était pas toujours la même chorégraphie, de la chute en parachute à l’effondrement d’un hélicoptère.
Alors, troisième argument, troisième justification, ce qui reste, c’est « moi », donc l’acteur. Cruise prononce souvent cette réplique : au terme d’un raisonnement laborieux, la conclusion est que tout revient à Ethan Hunt, « me ». Lorsque le drame échoue, lorsque l’escamotage lasse, lorsque tout se répète, il reste le cœur, le corps, le regard de Tom Cruise. Or, ça bloque aussi. Quel est ce corps qui s’oublie dans la répétition des artefacts ? Quel est ce corps qui joue sans cesse sur les deux tableaux pour rafler la mise, le tableau de l’artifice comme le tableau du geste vraiment vrai, de l’action vraiment agie ? Cela pourrait fonctionner si l’acteur introduisait ce qui manque à l’action comme au drame, c’est-à-dire la durée, la vie, une épaisseur de temps qui lui échappe. Il y avait un peu cela dans l’épisode précédent mais c’était Rebecca Ferguson, sublimée, extraordinairement belle et froide, qui l’apportait. Sa relecture du personnage d’Ingrid Bergman dans Notorious donnait à l’histoire d’amour la dimension tragique que Cruise n’apporte plus.
Fallout donne un exemple supplémentaire sur les mécanismes de rivalité et d’hypertrophie, sur les luttes mythologiques entre l’Un et le Double dont Cruise est devenu l’emblème. Mais c’est moins abstrait qu’Oblivion, moins n’importe quoi que La Momie, moins aseptisé et dévitalisé que Jack Reacher. C’est construit, malin, le choix d’Henry Cavill est plus efficace sans doute que celui de Jeremy Renner, mais cela tourne à vide. En fait, Cruise fait penser au Delon des années 1980, celui de Pour la peau d’un flic ou de Parole de flic. Delon avait 46 ans et Cruise en a 56, mais c’est ce moment où Delon hésite entre la parodie et la misanthropie, entre l’humour et une forme de solitude méprisante. Cruise n’a pas la culture du mépris, il n’a pas assez celle de l’humour et utilise la répétition comme un masque. Alors, on peut constater, à la fois triste et amusé, que Cruise, peu à peu, casse son image. Dans La momie, il montrait ses poils de torse (alors que son port imberbe était légendaire) ; aujourd’hui, ses poils de barbe de trois jours sont blancs. C’est déjà ça.
***
Lecteurs et lectrices fidèles ou infidèles,
Débordements a le grand plaisir de vous annoncer la préparation d’un premier numéro papier. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à notre édito ainsi qu’à la page Ulule qui vous permettra de pré-commander un exemplaire. Par avance merci pour votre soutien.