Insaisissable, déconcertant. Toujours ailleurs que là où on croit le situer. S’employant au demeurant lui-même, assidûment, à brouiller les pistes. Suscitant par dizaines des disciples, voire des imitateurs, lors même qu’il singularise ses entreprises, ses « tentatives », et cherche à les soustraire à toute possibilité de reproduction. Homme de tous les refus, ou presque – et, de la part de certains, objet d’un culte. Acharné à décentrer, à détourner, à déconstruire – et par là même souvent conduit, comme malgré lui, à recentrer, à recadrer, à asseoir de nouvelles fondations.
Telle peut être une des approches, pleine de paradoxes et de contradictions, du personnage Deligny. Nul n’a travaillé autant que lui à l’art de penser à côté – à côté de tous les systèmes, de toutes les théories, de toutes les doctrines. Marginal, il le fut au Parti communiste, avec lequel il fit un bout de chemin ; il le fut dans le monde de l’enseignement et de l’éducation, dans celui de la psychiatrie et, bien sûr, aussi dans celui de la philosophie, ou de l’anthropologie. Car à se poster toujours à côté, on ne sait plus très bien où le situer, dans quel monde, et ce sont les cloisonnements conventionnels entre ces mondes qu’il brouille à plaisir, pour notre plus grand inconfort – et notre plus grand intérêt.
Dr Roger Gentis [ancien psychiatre du secteur public], « DELIGNY Fernand (1913-1996) », Encyclopædia Universalis.
Accessible en VOD depuis fin mars, Monsieur Deligny, vagabond efficace tente de dresser un portrait de Fernand Deligny, instituteur, écrivain et penseur critique des institutions médico-éducatives et du langage. Fernand Deligny a fondé La Grande Cordée — « réseau d’activités d’observation et de cure caractérielle libres[11] [11] DELIGNY Fernand, « La Grande Cordée » in : Enfance, tome 2 n°1, 1949. » — en 1948, avec quelques membres du Parti communiste. Accueilli à la clinique de La Borde vers 1965, il rencontre Jean-Marie Jonquet (qui deviendra Janmari), un enfant autiste d’une dizaine d’années. Au cours de l’été 68, Janmari, Fernand Deligny, Gisèle Durant-Ruiz, Guy et Marie-Rose Aubert et Jacques Lin s’installent dans une ferme du hameau de Graniers près de Monoblet, dans le Gard. Dans ce « lieu de vie », sans affiliation institutionnelle et sans subvention, des enfants jugés difficiles voire irrécupérables seront accompagnés par des non-spécialistes, des « présences proches ».
Le choix de ce sujet par l’auteur réalisateur et producteur Richard Copans, fondateur des Films d’Ici, est motivé par un épisode de sa propre histoire : opérateur de prises de vue depuis sa formation à l’IDHEC, membre du collectif Cinélutte[22] [22] Cinélutte est un collectif d’étudiants et d’enseignants de l’IDHEC formé à l’issue du mouvement de Mai 1968, et officiellement créé en tant qu’association en 1973. Parmi ses membres, en plus de Richard Copans, elle comptait Mireille Abramovici, Jean-Denis Bonan, François Dupeyron, Alain Nahum et Jean-Pierre Thorn. Cinélutte a produit, tourné et diffusé sept films de courts et moyens métrages inscrits dans les luttes sociales et politiques des années 1970. en marge du système de production cinématographique conventionnel. , Copans s’est rendu à Monoblet au milieu des années 1970 pour former Renaud Victor au maniement de l’Éclair16mm Coutant[33] [33] L’Eclair 16 (du nom de l’industriel qui l’a produite), dite aussi Coutant (en hommage à son créateur) est célèbre pour avoir révolutionné le cinéma direct dans les années 1960. Légère, silencieuse, cette « caméra vivante » ainsi que l’appelait Georges Sadoul, est la première à permettre l’enregistrement synchronisé des images et du son. L’usage de cette caméra 16 mm n’empêchait pas la sortie des films en salle, moyennant leur « gonflage » en 35 mm. . Victor et Deligny envisageaient alors le tournage d’un film au sein de la communauté de Monoblet, qui deviendra Ce Gamin, là (1975). Accompagné d’un commentaire de l’auteur, Monsieur Deligny a supposé un travail de recherche et d’écriture utile. Ce film met aussi l’accent sur les relations entre Deligny et le cinéma, essentiellement à travers sa correspondance avec François Truffaut.
Monsieur Deligny, vagabond efficace sort en 2020, dans un paysage dont il faut dire quelques mots. Depuis l’édition du coffret DVD Le cinéma de Fernand Deligny chez Montparnasse en 2007, l’intérêt pour Deligny n’a cessé de croître. Les relevés cartographiques des trajectoires — les lignes d’erres — des enfants dont il s’occupait à Monoblet, ont été exposés au Palais de Tokyo en 2012 ; ses œuvres écrites, et dernièrement ces cartes, ont été publiées chez l’Arachnéen. Les éditions commune viennent aussi de publier un livre-DVD à propos de Renaud Victor, qui permet de lire un entretien entre Bruno Muel et Richard Copans mais aussi de revoir Fernand Deligny, à propos d’un film à faire (1987) ainsi que De jour comme de nuit, réalisé à la prison des Baumettes en 1991. En une décennie, une soixantaine de thèses universitaires ont été commencées au sujet de Deligny, toutes disciplines confondues. Parallèlement à cette actualité muséale, éditoriale et universitaire, il y a aussi celle de l’action sociale et médico-sociale autour des handicaps psychiques et mentaux. Dans ce secteur, le lieu de vie créé par Fernand Deligny à Monoblet reste — comme l’école expérimentale de Maud Mannoni à Bonneuil, ou encore l’hôpital de La Borde fondé par Jean Oury — une référence, et demeure source de pensée. Sur ce versant de l’actualité, des existences sont engagées, les institutions traditionnelles sont rarement une solution. Au regard de ce contexte relativement chargé, il se pourrait déjà qu’on attende quelque chose d’un film sur Deligny. Pour peu que ce film soit promu en tant que « film avec Fernand Deligny » — la presse et les médias s’empressant d’ébruiter cette formule de Richard Copans —, on en attendra beaucoup.
Richard Copans utilise l’expression de « film avec » pour, entre autres choses, donner du corps à l’un de ses choix scénaristiques : celui de n’inclure dans son film aucun discours savant sur Deligny. On entend donc les témoignages de personnes qui l’ont connu et qui ont travaillé avec lui et aucun propos de ceux qui travaillent actuellement sur lui. La bande son est aussi habitée de paroles prononcées par Deligny lui-même, extraites des films Le Moindre Geste et Ce Gamin, là et d’entretiens filmés. Ses écrits et ses interventions radiophoniques sont également cités, en style direct (l’interprétation vocale de Fernand Deligny est assurée par l’acteur Jean-Pierre Darroussin, celle de François Truffaut, par Matthieu Amalric, celle de Maud Mannoni, par Sarah Adler). Monsieur Deligny fait ainsi connaître les idées de ce grand détracteur du langage, sans faire fi du traitement qu’il lui infligeait. Deligny inventait des mots pour nous avertir de ce que le langage nous fait dire et faire : « on dit que ces enfants sont invivables, et même la société a inventé des lieux où invivre le soit, prévu ». Ce film aura donc pour matériau de base la parole et les textes de Deligny, et se revendiquera d’une relation directe au discours de Fernand Deligny. Plus encore : il affichera une relation physique avec ses archives, qui seront mises en scène. Exemplaires de journaux, éditions originales de livres, développements argentiques, lettres manuscrites, rouleaux de pellicules occupent l’écran de longues séquences durant, manipulés en amorce par la main du cinéaste. Les cartes et lignes d’erres sur papier calque, rétro-éclairées et délicatement feuilletées, y apparaissent très photogéniques… Monsieur Deligny impressionnera aussi par les accessoires d’époque et autres trésors dont il a supposé le recueil : Renault 4CV, affiches du Cuirassé Potemkine et de Tempête sur l’Asie, caméras 16 mm et manuscrit raturé du scénario des 400 coups. Richard Copans et son équipe se sont également rendus sur des lieux que Deligny a fréquenté de son vivant : l’asile d’Armentières et bien sûr, le village de Monoblet dans le Gard, où Jacques Lin et Gisèle Durand vivent, aujourd’hui encore, en compagnie de personnes autistes.
Monsieur Deligny ne révèle donc rien de la formation des savoirs sur Fernand Deligny, de ce qui en est retenu et transmis par le biais des institutions savantes et culturelles tandis qu’il s’appuie sur elles, et s’indexe à un sujet documentaire qui s’est construit récemment. Marlon Miguel, auteur d’une thèse sur Fernand Deligny et responsable de la classification de ses archives conservées à l’IMEC, est remercié au générique — et pour cause : Monsieur Deligny a supposé l’accès à ces archives, et leur emploi pour certaines — mais on ne l’entendra pas, on ne le verra pas travailler à l’écran. Nous avons pourtant quelques raisons de penser que ce film a été réalisé avec lui.
Monsieur Deligny ne dit pas grand chose non plus des structures pour lesquelles Deligny a travaillé. Ainsi des plans tournés à l’hôpital d’Armentières : une vieille clef tourne dans une serrure à pompe, des fers de piques crochus se dressent autour du site, la poussière ayant tout envahi ; nous sommes au cœur de l’imaginaire carcéral, vidé de toute présence… Ce découpage laisse imaginer que hors-champ, l’infrastructure est désaffectée, les lieux désertés. On en viendrait à penser que la psychiatrie n’a plus lieu. Le site d’Armentières est pourtant le siège de l’E.P.S.M. de la Métropole Lilloise. Des patients y sont accueillis, pour le meilleur et aussi le pire. Des impératifs juridiques et thérapeutiques (droit à l’image des patients et du personnel…) ont peut-être contraint le tournage mais il n’était pas impossible de le montrer, en actualisant le passé par la réalité asilaire d’aujourd’hui. Mais il semble que ce film souhaite plutôt ne pas s’intéresser au présent de la psychiatrie. Son sujet serait donc ailleurs.
La biographie que Richard Copans propose de Deligny s’arrête en 1975 — abstraction faite d’une remarque sur sa mort en 1996. Son dernier fait d’arme relaté dans le film nous renvoie 45 ans en arrière. Suite à la sortie de Ce gamin, là, Simone Veil, alors ministre de la santé, lui propose un statut expérimental sur-mesure, Deligny refuse. « Jamais il ne fera partie d’une institution », dit la voix off. Les faits sont avérés : Deligny, ardent critique des normes institutionnelles, était intransigeant en la matière. Mais l’élision de tout l’après 1975 conduit à alimenter le mythe au détriment des éléments relatifs à la possibilité de le mettre œuvre, aujourd’hui. En vérité, ce statut de « structure d’accueil non traditionnelle et expérimentale », qui lui avait été proposé, non pas à titre individuel mais pour le collectif de Monoblet, a été adopté par l’équipe environ 25 ans plus tard[44] [44] Cf. « après Deligny » in : hors du langage, un territoire, L’intempestive, mis en ligne le 8 septembre 2010. . Par cet agrément, la structure de Monoblet est assimilée à un L.V.A. (un Lieu de Vie et d’Accueil, encadré par la loi du 2 janvier 2002). Cette appellation recouvre des réalités diverses, en termes de tarification, de statuts et de rémunération des personnes qui y travaillent. Les décrets, amendements et autres ordonnances s’accumulent depuis 2004, et portent à conséquences. Ce basculement systémique est important parce qu’il tend à montrer qu’une certaine souplesse a toujours été à l’œuvre à Monoblet, à l’écart de la rigidité idéologique dont fait preuve le discours de film. Le refus de Deligny est aussi celui d’une époque, et il ne semble pas que l’acceptation ultérieure du statut de L.V.A. ait été une trahison, mais plutôt un accommodement nécessaire à la survie et à la continuité de l’ensemble. Bien que cette omission nous semble étonnante, Monsieur Deligny n’est donc pas incliné vers cette actualité-là non plus. Il s’agirait d’un « film avec Deligny » mais conjugué au passé simple, où la question du devenir concret de ses tentatives aujourd’hui ne se pose pas. Pourtant des plans de Monoblet nous arrivent depuis la pointe du présent.
L’expression « film avec » était doublement connotée au regard du contexte de réception de ce film. Du point de vue du cinéma documentaire, elle indique un rapport alternatif — on pourrait dire : horizontalisé, immersif — de l’auteur au sujet de son film. Il est évidemment impossible, en 2020, de réaliser un film avec Deligny au sens usuel de l’expression. Mais par métonymie, celle-ci alimentait l’expectative d’un film réalisé avec les idées, voire avec la vision de Deligny : un film d’après Deligny en somme. D’un autre point de vue, celui de l’action sociale, l’emploi de la préposition « avec » évoquera le « vivre avec » : un principe de partage du quotidien au fondement des L.V.A., qui revendiquent leur autonomie vis-à-vis du fonctionnement des structures médico-sociales conventionnelles et se recommandent d’approches expérimentales développées dans les années 1960 et 1970 dont, parfois, celle de Fernand Deligny. Aux croisements de ces deux points de vues, se situent les images que nous aurions souhaitées, tout au moins attendues.
Richard Copans a ramené quelques plans de Monoblet, tournés à l’occasion d’un court séjour en équipe. Outre les entretiens, son documentaire comporte des séquences de vie quotidienne en compagnie d’autistes, tournées tandis qu’ils dressent la table, étendent le linge, ramassent du bois avec Jacques Lin ou dessinent dans l’atelier de Gisèle Durant-Ruiz. Ce qui est remarquable ici, c’est la façon dont les hochements et autres menus gestes qui sont ailleurs perçus comme des symptômes, s’inscrivent dans la continuité de l’agir à Monoblet. Le trémoussement de l’un ne provoque pas d’arrêt du groupe, et jamais ne s’éternise, il coule dans le flux de la vie collective. Le treillis coutumier qui enveloppe cette communauté existe bien encore. Cette vivance nous était donnée tout au long de Ce Gamin, là, tout comme dans Projet N (1979) d’Alain Cazuc. Un plan de Monsieur Deligny nous revient en mémoire, on pourrait dire le seul imprévu au scénario, inscrit dans une séquence où des autistes dessinent à l’atelier. Nous sommes dans le dernier quart temps, quelqu’un gratte une feuille au crayon feutre et son geste, méthodiquement, se poursuit sur le papier alors que le regard s’oriente ailleurs comme attiré à l’arrière-plan par une figure floue, celle de Gisèle Durant-Ruiz. Le temps se suspend et nous percevons quelqu’un qui n’y est pas alors que sa main dessine, précisément. Cette situation de musement, que l’ON ne peut pré-voir, indique ou nous indique une disposition à l’absentement, caractéristique de ce que peut montrer le cinéma quand il cesse d’être mauvais[55] [55] Nous empruntons cette formule à Gilles Deleuze (Cinéma 2 : L’image-temps [1985], Minuit, 1999, p. 223-224). Quand il cesse d’être mauvais, le cinéma selon Deleuze nous redonne « croyance au monde », et pas en n’importe lequel mais en « ce monde-ci ». Il nous donne des raisons de penser que ce monde n’est pas un faux mal orchestré, qu’il n’est pas le fait d’un « mauvais scénario » (Deleuze cite ici Jean-Luc Godard, sur Bande à part), qu’il y reste quelque chose de possible au-delà de ce qui est prévisible. .
Mais ces plans, saisissants il est vrai, sont hélas peu nombreux ; et la fonction qui leur est allouée a de quoi interroger : là où ils pouvaient transfigurer le film, ils servent surtout d’accompagnement, de passe-partout au récit. Ainsi de la séquence introductive, celle de la préparation du petit déjeuner. Elle se termine par la reconnaissance de l’un des autistes réunis dans la cuisine : il s’agit de Gilles, qui vit à Monoblet depuis les années 1970. Une photographie de Gilles, adolescent, est insérée au montage. L’image est frappante : exemplaire vue des « yeux qui ont vu », non pas l’empereur (comme l’écrit Roland Barthes d’une photo de Jérôme Napoléon au début de la Chambre Claire[66] [66] BARTHES Roland, La Chambre Claire [1980], Cahiers-Gallimard-Seuil, 2009. ), mais Fernand Deligny. Elle fait donc office d’engrenage narratif vers l’histoire de Fernand Deligny. Mais les yeux de Gilles nous sont aussi contemporains, et tandis que la voix off brisait le silence quelques secondes auparavant, nous les voyions sur le qui-vive dans la cuisine de Monoblet, sémillants, analytiques, voyant bien d’autres choses au présent. Monsieur Deligny nous en donnera trop peu d’occasions. Soit : tel n’est pas son sujet principal. Il ne s’agit pas d’un film sur Gilles, ni sur l’autisme, seulement « avec Deligny ». Mais quand les autistes n’apparaissent plus que dans son sillage, pour illustrer son portrait scénarisé, Deligny est-il bien avec nous ?
Il est vrai que Richard Copans s’est acheminé vers Fernand Deligny par les ornières du cinéma, et non par celles de l’action sociale. Son récit met donc l’accent sur les relations de Deligny avec le cinéma. Outre qu’il remploie des fragments de films tournés avec les enfants de la Grande Cordée et de Monoblet, Richard Copans insiste beaucoup sur le rôle qu’a joué François Truffaut en faveur de la production et de la diffusion du Moindre Geste et de Ce Gamin, là ainsi que sur ses échanges avec Deligny s’agissant du scénario des 400 coups, puis de L’enfant sauvage. Il évoque également les textes de Deligny sur l’appareil cinématographique et l’usage qu’il est possible d’en faire (« La caméra, outil pédagogique » et « Camérer », dont il existe plusieurs versions très différentes). Au-delà de ces références historiennes et livresques, le problème sous-jacent, pour un film d’après Deligny et à supposer qu’il engage quelque chose de décisif, serait de savoir ce qu’un cinéaste en retient dans le fait même d’agir en cinéma. En nostalgique de l’argentique, Richard Copans consacre un plan-séquence au montage d’une caméra Eclair16 Coutant suivant un mode d’emploi connu par cœur. Nous voilà toujours fort loin de l’ « agir » que Deligny oppose d’ailleurs au « faire », en ce qui concerne l’autisme. L’agir est sans scénario, sans projet, sans fin. Le geste technique exposé dans le film de Richard Copans s’y oppose, il s’oppose aux mains d’Yves qui n’arrive pas à faire un nœud de godasse si tant est qu’il s’agisse bien pour lui de faire un nœud, dans Le Moindre Geste, et ce n’est pas faute d’avoir vu ces images : Copans les re-filme défilant au ralenti sur la table de montage de Jean-Pierre Daniel. Deligny envisageait la caméra à l’image d’un outil pris dans une expérience « pédagogique » le cas échéant, mais cette expérience se joue essentiellement sur le plan relationnel, social[77] [77] DELIGNY Fernand, « La caméra, outil pédagogique » [1955] in : Œuvres, L’Arachnéen, 2007. . En exergue d’une version de son article « Camérer[88] [88] DELIGNY Fernand, « Camérer » [1977] in : Trafic n°53, 2005, texte mis en ligne sur Dérives. », Deligny cite Deleuze et Guattari : « la machine est toujours sociale avant d’être technique ». Dans Monsieur Deligny, on voit des outils techniques — dont cette caméra Coutant — mais qu’en est-il des machines sociales que présuppose le cinéma ? Richard Copans a reconstitué une séance de L’Etoile de mer (1928) de Man Ray dans une salle de cinéma. On ne sait pas où elle se trouve, il n’en montre aucun extérieur, et elle est complètement vide… Se rappelant les séances de cinéma sans public auxquelles il avait assisté lorsqu’il était étudiant, Fernand Deligny écrivait qu’il lui en restait « un nœud de perplexité[99] [99] DELIGNY Fernand, « Camérer » [1983] in : Œuvres, L’Arachnéen, 2007. ». Dans Monsieur Deligny, tout se passe comme si cela ne posait pas problème. Raccord dans l’axe : L’Etoile de mer continue, plein cadre. Quant aux machines sociales et institutionnelles qui soutiennent le film de Richard Copans : le C.N.C., les Films d’Ici et Hatari, les labels « art et essai », « documentaire de création » etc…, tout cela restera très loin hors-cadre.
Monsieur Deligny contient une autre scène de reconstitution, dans les locaux de l’hôpital d’Armentières. Lorsqu’il y travaillait en tant qu’instituteur spécialisé, Fernand Deligny passait de la musique aux enfants dont il s’occupait, en fonction des disques 78 tours disponibles dans l’établissement. Avec Beethoven, il obtenait manifestement plus de succès qu’avec les marches militaires. Mais la cause n’était pas culturelle. Le disque de Beethoven était gondolé, et en tournant, il scintillait : c’est ce phénomène lumineux qui intéressait les enfants. On plutôt, cette lumière et ce tournoiement, mariés à la symphonie. Ici, Richard Copans, qui fut d’abord directeur de la photographie, aurait pu se laisser « mordre » par quelque chose d’un tant soit peu delignyen tant il est vrai que ce scintillement fondateur mobilise une disposition optique, mais aussi anthropologique. Pourtant, le voilà prétexte à la mise en scène d’une énième relique, moitié fétichisée : tandis qu’en voix off, Jean-Pierre Darroussin lit Fernand Deligny dans le texte, un vinyle gondolé, peut-être le même qu’à l’époque, tourne sur un gramophone et scintille au beau milieu d’une salle commune déserte, sous le regard indifférent des figurines d’un baby-foot vintage qui se trouve là, et ne sert à personne. À la fin du film, la caméra de Monsieur Deligny capture quelques reflets à la surface des dessins des autistes qui vivent actuellement à Monoblet, moyennant un réglage de diaphragme… C’est le seul rapport qu’entretient la construction de ce film avec le récit d’Armentières. La « morsure » s’avère bien peu profonde, et quelque peu secondaire. Or Deligny voyait aussi dans ces « reflets » la surface aveuglante du langage et « camérer » consistait probablement à passer au travers de cette surface. De l’événement raconté par Deligny, il fallait retenir qu’une certaine perception du monde, un autre goût de ce monde peuvent ne dépendre d’aucune valeur culturelle, que celle-ci soit associée au nom de Beethoven, à son œuvre ou à l’histoire des supports musicaux. Parmi les reflets dont a parlé Fernand Deligny, il y a aussi ceux qui se projettent au plafond d’une maison abandonné, lorsque Yves le héros du Moindre Geste pose ses boîtes de conserves remplies d’eau sur son seuil, et ceux-là sont de même nature que celui du disque de Beethoven à l’asile d’Armentières. Il y a d’autres choses, de moindre valeur encore que ces boîtes de conserve, qui se mettent à scintiller pour rien : le phénomène est relativement courant et ne nécessite aucune reconstitution — comparable à ces expériences de laboratoire dont Fernand Deligny s’était complètement détaché.
Au début de Monsieur Deligny, Richard Copans explique qu’il a rencontré Gilles lorsqu’il est venu « aider au tournage d’un film documentaire sur Fernand Deligny » au milieu des années 1970. Le titre de ce film ne sera pas prononcé à ce stade, mais il s’agit bien de Ce gamin, là de Renaud Victor. Bien sûr, il n’est pas interdit d’appréhender Ce Gamin, là comme l’un des documents cruciaux qui témoignent de la vie à Monoblet. Mais c’est pourtant notoire : ce film ne s’encastre pas dans la catégorie « documentaire sur Deligny », ni « documentaire d’auteur » se maintenant « à la bonne distance » de son supposé sujet. Tout cela resterait anodin si Monsieur Deligny de Richard Copans n’était présenté, pour sa part, comme s’il échappait à cette catégorie des « films sur » pour rejoindre celle des « films avec ». Pourtant, ce film est conforme à ce que l’on peut attendre d’un documentaire sur Deligny — avec ce bémol, peut-être : l’escamotage des vingt dernières années de sa vie. Il peut faire office d’introduction à la lecture de ses textes, et il faut espérer qu’à partir de son ancrage du côté du documentaire recommandé « art et essai », il soit vu par ceux que son sujet, au carrefour de l’histoire du cinéma et de l’éducation spécialisée, intéressera. Si un documentaire sur Deligny n’est pas plus scandaleux que n’importe quel autre récit à sujet, il n’y a donc pas lieu de l’appeler autrement. Le « film avec » dans toute cette histoire, depuis Le Moindre Geste de Fernand Deligny, c’est bien Ce Gamin, là de Renaud Victor. Ce film là, dont aucun plan ne pouvait être écrit d’avance car ce gamin, là (Janmari) « ne saisit rien de la fin[1010] [1010] Paroles de Deligny dans Monsieur Deligny, à 1h17’45’’. », résulte immédiatement d’un « vivre avec », d’une manière d’agir ensemble, côte-à-côte ou épars mais à partir de là où nous sommes incontestablement les uns avec les autres : dans l’épaisseur du présent. « Camérer » signifie cela. Filmer sans fin, indépendamment de tout projet verbalisé. Il y a bien des choses qui se font, hors-les-projets. Du cinéma pourrait se faire, qui ne soit pas un corpus de synopsis mis en images.
« Pourquoi le cinéma ? Parce que ça ne se voit pas… je veux dire : c’est courant, cela arrive tout le temps entre les gens, donc ils le perçoivent tacitement, mais ça n’a pas d’expression verbale, ou alors ça n’en finirait pas.
C’est ça le cinéma : c’est de venir en aide à tous ces couillons qui croient voir alors qu’ils voient que dalle, ils ne voient rien… la tâche du cinéma est là, l’urgence du cinéma c’est ça : réanimer ce qui est engourdi, abruti, surnourri chez ceux-là[1111] [1111] DELIGNY Fernand, « Ce qui ne se voit pas » in : Cahiers du cinéma n°428, 1990. . »
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