Nicolas Klotz (2022) (2/2)

« Nous sommes Hollywood sans argent »

par ,
le 17 août 2022

Cet entretien appartient au dossier « Les Feux de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval », dont le sommaire est disponible ici.

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Victor Morozov : Je voudrais aussi évoquer cette fièvre figurative qui semble s’emparer de vos films les plus récents, qui passe aussi par une invention constante dans l’image, à la recherche d’autres couleurs possibles, d’autres cadrages, d’autres manières de faire récit. Vous ne craignez pas de faire des images « pas comme il faut ».

Nicols Klotz : C’est vrai que je ne sais pas trop ce que c’est, « des images comme il faut »… Pour Paria, La Blessure, La question humaine et Low Life, nous construisions des cadres à partir de la mise en scène. C’est-à-dire du scénario, des acteurs, des lieux, du matériel électrique, de la lumière des projecteurs, des financements, des nécessités du plan de travail. Mais depuis, l’idée même de mise en scène a été colonisée par les systèmes financiers et leurs filiales esthétiques. La fiction coût tellement chère qu’avec trois fois plus d’argent qu’il y a dix ans, le temps de travail est devenu trois fois plus court. C’est pourquoi la lumière est si importante. Travailler exclusivement avec les lumières existantes, sans ajouter de projecteurs, permet de repenser entièrement la préparation et le tournage. Se déplacer vers d’autres lieux de tournage, chercher d’autres manières de cadrer, de travailler différemment avec les personnes que nous filmons. Cela permet de prendre d’autres formes de risques dans les cadrages, dans l’écriture et le choix des acteurs. Chercher, puis trouver un cadre, n’a rien à voir avec fabriquer et éclairer un cadre. Elisabeth et moi travaillons aujourd’hui davantage en termes de rushs, de durées immobiles ou en mouvement. La caméra tourne, s’arrête, reprend. On ne passe pas 3 heures entre chaque plan pour régler la lumière. Et surtout, on est à l’écoute de la lumière, on travaille directement avec elle dans une toute autre temporalité. Si elle n’est pas là, on reprend plus tard. Comme nous travaillons à quelques uns, ça n’est pas grave. Ça laisse beaucoup plus de temps pour entrer dans l’intimité du film.

VM : Faire des images comme il faut, c’est-à-dire avoir recours à des cloisonnements qui font que l’expérimental est de l’expérimental et demeure invisible, la fiction policière est de la fiction policière et va dans les salles, etc.

NK : Je pense que tout est trop. Il faut faire autrement. Aujourd’hui, on demande aux cinéastes d’être des chefs d’entreprise. Le look de la mise en scène, de l’image, le genre du film, « le sujet », sont devenus les principales stratégies de communication des films. Un marketing esthétique très repérable pour fabriquer des consensus, alors que le consensus est une des passions tristes les plus toxiques de notre époque. Malgré l’immense bonheur que nous avions à voir des films en salle, en dehors du Reflet Médicis, du St. André des Arts, la Baleine à Marseille, et de quelques autres, nous n’allons presque plus dans les salles commerciales à Paris, tant ce contexte est devenu pesant et pèse sur le désir de voir les films.

VM : Voilà, c’est un système de reconnaissance facile.

NK : Une sorte de marque, de design, de logo, qui transforme l’expérience intérieure d’un film en réseaux sociaux, écrans addictifs, publicités permanentes qui s’immiscent dans les rêves. Ça produit des variations à l’infini des mêmes modèles de films, des même mots et des expressions, où tout est vécu, jugé, rapporté, oublié, en quelques jours et fini par se ressembler grâce au numérique qui rend techniquement tout possible. Il faut absolument exploser les règles, les ignorer, les casser, les déplacer, les retourner, inventer les siennes ; pas pour faire bizarre mais parce qu’on filme le vivant, pas des robots.

VM : C’est pourquoi les films que vous avez tournés récemment ont exigés de votre part une ré-appropriation de la technique. On voit dans un film aussi ce côté presque tangible du travail que suppose l’apprentissage du fonctionnement de la caméra. C’est comme Mekas…

NK : Oui, absolument, l’artisanat de l’image et du son. Travailler avec nos mains. La caméra et le logiciel FCPX sont nos canevas quotidiens. Et comme nous montons nos films chez nous depuis 10 ans, notre salle de montage est devenue notre atelier principal. Un peu comme l’atelier d’un peintre et d’un petit studio de musique. Canevas, écran, couleurs, sons, pinceaux, crayons, logiciels. Nous arrivons au mixage et à l’étalonnage avec des partis-pris déjà très affirmés qui ouvrent le dialogue avec Mikaël Barre et Loup Brenta. Ensuite nous cherchons à préciser ensemble. Mikaël me conseille des logiciels qui me permettent d’aller très loin dans l’exploration du son dès le début du montage. Le travail du son rejoint celui de la couleur. Mais nos films puisent avant tout dans ce Élisabeth écrit dans ses nombreux carnets, ce qui nous permet de travailler dans plusieurs temporalités à la fois. Fragments, notes, rêves, extraits de livres, films, discussions, ébauches… Tous nos films s’y trouvent, ceux que nous avons faits comme ceux qui sont à venir. Mes carnets à moi, c’est plus la photographie. C’est une recherche permanente. Il y a un rapport sororal entre l’appareil photo et la caméra. Photographier un peu sérieusement ressemble vraiment beaucoup à faire un film. Il faut du temps, beaucoup de temps, beaucoup de pellicule et de rencontres. Je suis au cadre de tous nos films depuis La blessure. Être au cadre, c’est être dans le film. C’est travailler depuis ce que la caméra permet d’impressionner sur le négatif 35mm, enregistrer sur la bande vidéo digitale ou dans le capteur numérique. Cela faisait 10 ans que nous filmions nos Dialogues Clandestins en vidéo digital et puis la découverte de la petite caméra BlackMagic a été pour moi une véritable révolution. Notamment parce qu’elle permet de travailler dans des conditions lumineuses minimales. Là aussi, immense apport de JLG à l’histoire du cinéma. En 35mm et en vidéo. Pas de projecteurs. Juste la lumière naturelle et celle des personnes que nous filmons. Les photographes n’éclairent pas. Ils cherchent des lieux, des lumières, des rencontres, des états. On choisit un objectif, une sensibilité, on expose, on choisi un diaphragme, une vitesse, on développe, on explore le rapport entre l’argentique et le numérique… Une des choses qui me passionne le plus chez les photographes que j’admire, c’est leur rapport à la lumière. Ils prennent beaucoup de risques avec la lumière, avec leur manière d’exposer la pellicule, le temps de pose et le mouvement. Ils ne rajoutent rien. Michael Ackerman, JH Engstrom, Alisa Resnik ont des univers photographiques très impressionnants qui posent de nombreux défis au cinéma, à la fois en termes de documentaire et de fiction. Puisqu’ils arrivent à faire des choses aussi extraordinaires seules, pourquoi le cinéma devrait-il toujours envahir le réel comme une armée d’occupation ? Eclairer la vidéo aujourd’hui n’a aucun sens si ce n’est de tenter (religieusement ?) d’imiter la photographie des grands maîtres anciens qui éclairaient la pellicule depuis le hors-champ. Avec la vidéo, c’est l’image elle-même qui éclaire. Dans Nous disons révolution, toute une partie du film est tournée à Barcelone, dans des quartiers où la lumière nous intéressait beaucoup. La lumière, les gens qu’on rencontraient la nuit dans cette lumière, dans ce quartier. La manière de nous réunir et de travailler ensemble dans cette lumière inspiraient autant les textes qu’Élisabeth écrivait pendant le tournage que ce que nous filmions. Je me souviens d’une interview de Fellini sur Rome dans lequel il disait que Rome était comme un grand appartement, avec des couloirs, des pièces, des passages, des places… Dans L’héroïque Lande, être là avec celles et ceux que nous rencontrions dans la lande, avec la petite caméra, sans leurs poser des questions, sans leur demander de faire quoi que ce soit. Tout le film s’est improvisé comme ça, en partant de la lumière qui posait en permanence des défis de cinéma. On commençait à tourner avec comme seul parti pris, jamais des prises de moins de trois minutes. On avait la sensation d’entrer dans le temps, de travailler avec le temps. Avec eux, dans le temps. Pas un temps de cinéma avec « action », « coupez » etc… le temps lui-même. On ne peut pas faire ça si on est plus de deux ou trois. Du coup Élisabeth qui enregistrait le son prolongeait son travail d’écriture avec l’enregistreur sonore. En inventant sur le moment des partis-pris sonores très différents d’un ingénieur du son « professionnel ».

VM : C’est aussi grâce à votre volonté de renoncer à l’armée du cinéma que vous avez pu instaurer une relation égalitaire avec ceux que vous filmez.

NK : … la démocratie (rires). Godard, Straub et Huillet. À partir du moment où tu as vu quelques-uns de leurs films tout ce blabla de l’Auteur de cinéma avec un grand A devient obscène. Le cinéma c’est des images et des sons qui se transmettent d’un film à l’autre, d’un peuple à l’autre, d’une époque à l’autre, et qui transforment durablement le cinéma, pas pour l’enfermer dans des modèles usés (… ou dans des musées).

VM : Il y a aussi le fait que vos films deviennent de plus en plus musicaux et que la danse envahit l’image, que le geste est sublimée. On trouve dans vos derniers films surtout, des séquences entières dévouées à la danse, qui instaurent une durée du corps, une attention à la manière qu’a le corps d’occuper un espace.

NK : Dans Paria il y avait cette scène avec Gérald Thomassin qui chante La fille aux yeux menthe à l’eau dans la bus de ramassage. On avait pris le temps de filmer la chanson entièrement. Quelque chose qui dans une situation aussi tragique, frôlait la comédie musicale, tout en ne l’étant pas. Au cœur des ténèbres. Dans ce champ-contrechamp un peu brechtien, on voyait deux mondes, séparés par une vitre. Les naufragés de la rue et les ramasseurs chantaient la même chanson. C’est quelque chose qui vient de John Ford. Il y a toujours chez Ford un moment où ça danse, où ça chante. Dans le désert où ils montent un plancher pour danser, ou bien des soldats qui chantent un truc très nostalgique… Filmer des corps qui dansent, qui chantent, c’est tellement… du langage. Les femmes, les hommes, savent faire ça. Chanter, danser, parler, rester silencieux… Ça déplace les manières d’écrire, de parler, de filmer. Dans Nous disons révolution les paroles de la chanson du jeune Noir en fuite dans Barcelone, est un texte de Frantz Fanon qu’il chante en lisant sur un morceau de papier. La quatrième course tournée à São Paolo, est presque entièrement chantée et dansée. Ça bouge, les corps, les gens, les espaces, la lumière. C’est extrêmement charnel, très concret… On est pris au milieu d’un quartier immigré d’Afrique, des forêts amazoniennes, des Caraïbes, descendu tout entier dans la rue, qui danse et qui chante, en l’honneur des esclaves venus d’Afrique. C’est une polyrythmie de la résistance où ce qui se déplace dans votre corps se déplace aussi dans l’espace de la rue, avec les autres. La musique est un peu comme la couleur du son, elle transforme l’image. Bresson disait que la beauté du montage, c’est comment le plan qu’on va monter transformera le plan d’après. Et comment, lorsque les plans en sont mis en contact les uns avec les autres, ils continuent à se transformer. Il appelle ça ensorceler la pellicule. La musique traverse les plans comme ça, avec une sorte de vibration. Ce n’est pas du tout pour ajouter du sentiment ou de la violence ou du suspense, c’est vraiment quelque chose qui pousse l’image plus loin et déplace la narration ailleurs. Dans la vie, les gens parlent d’une manière beaucoup plus complexe que dans les films. Ils ont des rapports à la parole parfois fragmentés, parfois cassés, ils ont une sorte de maladresse qui est la part intime du langage, ils ne terminent pas leurs phrases, parlent trop bas, trop fort, trop longtemps, parfois ils s’expriment par adresses… Ils ne parlent pas comme au cinéma. Ils parlent dans la vie. Et dès que le cinéma essaye d’imiter la manière dont les gens parlent dans la vie, ce soi-disant « parler naturel », c’est toujours affreusement volontaire. La musique aussi fait travailler la parole, le mouvement de la parole. Dans Nous disons révolution, il y a plusieurs registres de textes qui circulent. On les écoute, on les entend, ils déplacent sans cesse les images. Ces textes venus de Faulkner, Anna Seghers, Heiner Müller, Mahmoud Darwich, Paul B. Preciado, et la manière dont ils sont dits, ne s’adressent pas du tout à l’intellect qui est si souvent trop rapide ou trop lent ou trop rationnel, mais au cerveau lui-même qui est comme un œil grand ouvert qui voit tout et écoute tout en même temps.

VM : Toujours en lien avec cette idée du travail, il faut remarquer la manière dont vos long-métrages se nourrissent de carnets, de travaux préparatoires, parfois de documents entiers même, de dialogues clandestins, comme vous les appelez parfois. Ces pièces auxiliaires deviennent aussi une partie très importante de l’œuvre, c’est-à-dire qu’ils transcendent un peu leur statut eux-aussi. C’est une œuvre qui est faite à plusieurs étages.

NK : Tu vois, la machine d’écriture de Kafka, c’était son journal, ses nouvelles et ses romans inachevés. C’est une sorte de laboratoire permanent au travail. Nous travaillons un peu comme ça, à notre manière. Il y a les long-métrages, les essais, les documentaires, les choses écrites, les carnets d’Élisabeth qui circulent partout dans notre maison. C’est une sorte de petit cosmos. La vie, les rencontres, l’actualité, nos rêves, la photographie. Élisabeth écrit comme ça, elle transforme, elle revient, elle reprend, elle égare, retrouve… On s’est rendu compte, pendant le confinement, qu’on avait encore pas mal de matériaux dans nos disques durs sur lesquels on n’avait pas vraiment commencé à travailler. On commence à monter toujours au fur et à mesure que les images filmées arrivent dans nos têtes. Comme toutes les questions qui nous hantent aujourd’hui. Comment vont ces images transformer notre travail ? On ne se dit jamais : On va chercher un sujet et puis on va chercher un financement et, puis, voilà on va écrire comme ça, et puis tel acteur, telle actrice… Non, ce n’est jamais ça. Mais plutôt avec quels matériaux avons-nous envie de travailler, comment ces matériaux-là peuvent transformer notre travail et comment il y a des rendez-vous comme ça, dans le temps… La guerre en Ukraine, les images qu’on a vues de là-bas, nous ont beaucoup fait penser aux images de la destruction de la Jungle de Calais qu’on n’avait pas mises dans L’héroïque Lande et que nous avions gardées pour un nouveau film… Cela faisait trois ans qu’on travaillait sur ce nouveau film et puis les images de cette guerre nous ont tellement bouleversées, sidérées, qu’on a terminé le montage en trois semaines. Le film s’appelle Chant pour la ville enfouie. Une ville qui disparaît par le feu et les bulldozers. Les images d’une guerre menée contre les 15 000 exilé.e.s qui y vivaient. Et, puis, qu’est-ce que c’est cette lande où il a pu se passer toutes ces choses tellement importantes ? Où tout a été ensuite détruit et, comment la lande continue à hanter l’avenir du monde. Comme un cimetière indien qui continuerait à irradier le futur. Tout a été tenté pour effacer toutes ces traces et le film est là pour montrer qu’elles sont toujours là. Et c’est parce que justement tout a été fait pour effacer ces traces – comme si rien ne s’était jamais passé là – que nous avons décidé de faire ce film. Cette phrase de Teguia est si juste – Le cinéma encore dira demain : ici, il y a quelqu’un.

VM : J’aimerais beaucoup évoquer avec vous cette corde que vos films nous tendent, entre l’inquiétude pour tout ce qui pourrait être perdu et pour tout ce qui a, de fait, déjà été perdu, mais aussi dans l’espoir d’une utopie encore possible. Car il y a quand même un espoir qui travaille vos films…

NK : Mais oui, beaucoup d’espoir puisque la vie est un incroyable entrelacement des dimensions qui font la conscience, toutes les formes de naissances, de transformations, de rencontres. Il y a bien sûr beaucoup de disparitions, beaucoup de choses, pour toujours et depuis toujours, mais tellement d’autres choses qui arrivent. A la fois du futur et du passé. Le présent n’existe pas, il est déjà passé. Le cinéma peut filmer ça, il peut filmer à la fois le temps et la vitesse. Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Je crois que le désespoir, c’est quand on a le sentiment que plus rien ne peut se transformer, que tout est saturé, que tout est fini. Au sens de finitude. Ce qui est fort, c’est quand le désespoir produit des déplacements et des renouvellements, des recommencements. Sans que jamais cela ait été vraiment très conscient, à force de nous confronter à toutes les brutalités et aux impossibilités que l’industrie sème sur les routes des cinéastes depuis les années 2000, nous avons choisi de recommencer le cinéma. Avec tout ce qui a été perdu, parce que dans notre mémoire, rien ne disparait. La mémoire, c’est le contraire de la fossilisation. Elle est toujours là, comme un oeil grand ouvert, quelque part dans le secret de nos cerveaux. Il ne s’agit pas de références, les références c’est ce que les bourgeoises demandent à leurs domestiques. Si tu regardes un film de Dovjenko, La Terre par exemple, tu te dis qu’il pourrait être le seul film qui ait jamais été fait parce que dans ce film, il y aurait tous les autres. Les visages, les corps, la danse, la politique, la résistance, le meurtre, l’amour, la jalousie, la propriété, le peuple, le soulèvement, les animaux, la lumière… Tout est déjà là. Comme dans ce plan de la jeune héroïne de Au bord de la mer bleue de Boris Barnet qui brise son collier, repris au ralenti par Godard dans Le Livre d’Image et peut-être déjà aussi dans Histoire(s) du cinema. Le cinéma est la mémoire quantique du vivant. La mémoire indestructible des peuples. Les produits néo-libéraux ont déjà disparu parce qu’ils ne génèrent que de l’amnésie, le manque, l’addiction de la consommation et du cynisme. Je crois que la mémoire, c’est le futur. Je pense à cette phrase de Cézanne que je cite souvent, elle est extraite du film Cézanne de Straub et Huillet : « La couleur est le lieu où mon cerveau rencontre le cosmos ». Aussitôt que je commence à tourner ou à monter, ou à écrire, cette phrase surgit dans ma tête comme un appel très sûr. Je pense aussi que le fait d’être deux, Élisabeth et moi, c’est quelque chose qui empêche le désespoir. Dans notre manière de rencontrer comme je te disais, on est vite assez nombreux. Déjà, rien qu’Élisabeth et moi, nous sommes plusieurs tout de suite. Être plusieurs, attire d’autres et ça se peuple vite. Nous, c’est Hollywood sans argent. Dans les films de John Ford comme Pasolini, Chaplin, les personnages principaux, c’est toujours un peuple. Un peuple, où même les figurants sont l’histoire de ce peuple. D’ailleurs, c’est un constat que nous avons fait il y a bien longtemps. Impossible de filmer les personnages principaux dans une séquence avec des figurants si on n’a pas d’abord trouvé comment filmer les figurants.

VM : On a l’impression que vous cherchez constamment, dans votre travail, les zones soumises aujourd’hui à des négociations identitaires pressantes, tout en combattant le principe de cloisonnement qui semble les affecter de plus en plus. On dirait que vous essayez de préserver, voire de créer de toutes pièces, par l’image et par le son, un véritable territoire de partage. Cela dit, ce désir de brûler les frontières, comme le dit si bien le sous-titre de L’héroïque Lande, est souvent sujet à controverses, précisément parce qu’il vient chambouler la perception confortable de chacun sur ce qu’est sa place. Votre conception du monde bouge au-delà de tout sectarisme, elle ne tient pas en place, justement.

NK : Belle et importante question. Les controverses sont inévitables et bienvenues, mais c’est devenu quasiment impossible de discuter; Nous sommes très nombreux à penser que le monde tel qu’il est ne survivra à ce qu’il est devenu. Ça devraient au moins nous inciter à tenter de nous parler un peu plus réellement. Mais tout est si vite embrouillé par l’affreux spectacle des invectives, des anathèmes, des rejets pavloviens, des positions surplombantes. Ou par la grisaille anesthésiante des consensus dont tout le monde se fout. Sommes-nous encore capables de nous parler ? De nous écouter ? De dépasser les réactions binaires et les procès d’intention ? Le cinéma qui nous intéresse travaille contre la destruction de la parole. Avec le sentiment de plus en plus prégnant que cette destruction est une des doublures intimes du réchauffement climatique. La croyance dans le pouvoir de la parole a fondu comme une gigantesque banquise de plusieurs millions d’années. On dit souvent que les images parlent davantage que la parole. Or sans paroles, il n’y a plus d’images possibles. Même le cinéma muet est parlant. Tu prends le mot de révolution par exemple. Face aux défis inouïs qui interrogent aujourd’hui la survie de l’expérience humaine, comment pourrait-on demeurer en retrait, ironiquement indifférents, ou maladivement suspicieux devant les perspectives inouïes de ce mot de révolution ? Alors que l’avenir de l’humanité se présente d’ors et déjà comme un mégafeu dont les effets sur le présent surgissent de partout. L’avenir est déjà une révolution. Une révolution à l’échelle de la civilisation humaine et des mondes non-humains. Elle est bien là. Elle est déjà notre futur. Quels effets à cette révolution sur nos « identités » nationales, de genre, de races, sexuelles ? Sur nos visions du monde et nos modes de vies ? Sur les rêves qui se passent dans la profondeur de nos êtres ? Dans nos inconscients ? Sur notre rapport à l’Histoire et à la narration ? Sur la fureur folle des chiffres qui ont braqué nos vies. Sur le spectacle non-stop de l’effondrement de la société du spectacle ? Comment filmer se qui se passe ? Nous disons révolution est le titre d’un bref texte du philosophe transgenre Paul B. Preciado, datant de 2013. Les horizons narratifs et cinématographiques que nous tentons d’explorer depuis 20 ans avec toutes les personnes que nous filmons venues d’Afrique, de la rue, ou encore d’ailleurs dans le monde, sont déjà habités par toutes ces questions. Nos films s’approchent de plus en plus de cette révolution en cours qui forcément déplacent les formats, les durées, les images, les modes de narrations et de fabrication. C’est comme s’approcher d’un trou noir, les lois de la gravitation se transforment radicalement et nous nous transformons avec elles. Les controverses soulevées par nos films sont souvent le fait de personnes qui n’ont aucun contact avec le réel des vies que nous filmons. Elles ont de savantes théories sur le documentaire et la fiction, sur « ce qu’on peut filmer et ce qu’on ne peut pas filmer ». Elles manipulent toutes sortes de règles et de hiérarchies, de passe-droits et de clichés consensuels. Mais n’ont jamais pris le risque de se confronter réellement au travail que nous faisons, ni aux horizons ouverts par nos films. Si nos films éveillent encore chez elles tant de préjugés et d’affirmations binaires, c’est que le cinéma est un formidable révélateur. Au-delà de leurs indignations de circonstance et de l’émotion facile, en réalité, ces personnes s’accommodent plutôt assez bien d’assister de loin aux pauvres crever là où ils sont, aux jeunesses Noires suffoquer en Afrique, aux migrants se noyer dans les mers et dépérir sur les trottoirs, aux générations de travailleurs immigrés entassés dans les ghettos des banlieues, dans les prisons, à la jeunesse bourgeoise éteindre leurs révoltes dans l’apolitisme de l’idéologie néo-libérale, à la colonisation et à la Shoah enfermées dans un passé qu’ils ne connaitront jamais. Et pendant ce temps-là, le RN envahit l’assemblée nationale, la Cour Suprême américaine interdit l’avortement, renforce le droit à porter des armes, limite fortement les moyens dont dispose l’Etat pour lutter contre les gaz à effets de serre. La bonne conscience bourgeoise, devenue plus que jamais la culture visuelle dominante, avec ses récits dépolitisés et ses prises de positions chics saturées d’opportunisme et d’idéologie, est un cauchemar. Elle passe son temps à dénoncer sans jamais renoncer à ses privilèges de classe. Il y a une telle crise de la certitude du visible aujourd’hui. Si tu te fous des repères avec lesquels ils assignent à résidence les films, les cinéastes, les esthétiques ; ils paniquent intellectuellement et s’enferment dans une hostilité obtuse. Notre travail est irradié par toutes ces intersectionnalités, sans assignations identitaires. Nous vivons également les uns avec les autres, dans la chair, selon des arrangements qui ne peuvent pas se réduire à nos idéologies. Les êtres se continuent mutuellement, aucun être ne préexiste avant sa mise en relation avec les autres. Les histoires des uns et des autres vont bien au-delà de l’idéologie. En cela réside un peu d’espoir. Certains critiques de cinéma très progressistes qui écrivent exclusivement depuis l’entre-soi de la critique, se sont bruyamment offusqués devant l’importance que nous accordons à certains philosophes, écrivains et poètes, dans notre travail. « Prise de tête et craignant le pire… » écrivait Libération sur L’Héroïque Lande au FID il y a 5 ans. Mais les philosophes comme Günther Anders, Giorgio Agamben, Frantz Fanon, Jean-Luc Nancy, Paul B. Préciado, Achille Mbembé, Donna Haraway, Judith Butler, Norman Ajari, Denetem Touam Bona, Frédéric Neyrat et tant d’autres… sont aussi de grand.es cinéastes par les visions extraordinaires qu’elles proposent du contemporain. Des visions, des illuminations sensibles, des intuitions, dont nous ne pouvons plus nous passer dans notre travail. Tout comme il nous est impossible de nous passer des immenses cinéastes du siècle dernier dont la liste serait aussi longue que cet entretien. Godard disait que les cinéastes du XXe siècle avaient pris le relais des compositeurs du XIXe siècle. Si le cinéma ne s’affranchît pas de sa soumission empoisonnée au capitalisme contemporain, les philosophes du XXIe siècle prendront-ils le relais des cinéastes ?…

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Post-Scriptum :

« Ce monde qui ne me révolte plus, qui ne provoque en moi que lassitude et inquiétude, est très exactement le monde « sans le cinéma ». C’est-à-dire ce sentiment d’appartenance à l’humanité à travers un pays supplémentaire appelé cinéma. Et le cinéma, je vois bien pourquoi je l’ai adopté en retour. Pour qu’il m’apprenne à trouver inlassablement du regard à quelle distance de moi commence l’autre. »
– Serge Daney
(en remerciant Abbas Fahdel de l’avoir posté sur FB, fraternellement).

« Il fut un temps, en tant qu’autochtone d’Amérique, je veux dire, de toute évidence, où nous sommes passés du statut de peuple unique à celui d’ennemi du peuple qui venait nous prendre notre terre. Et voilà, c’est ce qu’est le génocide, la destinée manifeste, donc nous avons eu cette expérience. Et au début du XIXe siècle, nous avions tous été confinés et parqués dans des réserves ou quoi que ce soit d’autre, puis, étant enfants, on était emmenés dans le système éducatif religieux, et ce n’était pas une aberration, prendre les enfants des peuples autochtones,, c’était cela la norme. Et ils nous ont jeté dans le système éducatif religieux. Voilà, nous étions, historiquement parlant, dans une situation où nous ne pouvions plus être qui nous étions, que nous ne pouvions plus être Indiens, que nous devions être blancs. Voilà, nous étions, historiquement parlant, dans une situation où nous n’avons pas pu être qui nous étions et n’avons pas voulu être ce que notre oppresseur voulait que nous soyons. Je pense alors que toute cette période ainsi appelée le temps de l’indien alcoolique, où cette image stéréotypée est apparue, c’est cette image qui nous a sauvés. Parce que c’est l’Indien qui a dit “Je ne peux pas être qui je suis, et je ne vais pas être qui vous me dites d’être, j’effacerai la douleur et je ferai ce que je dois faire pour m’en sortir”. »
– « The United States of America »
James Benning, 2021
(en remerciant Antoine Thirion pour m’avoir fait connaître l’oeuvre de James Benning)

« Les thèmes de la vie sont nécessairement incomplets, comme une mélodie comme une fugue interrompue qui attend d’être poursuivie et reprise. Essayer de les écouter dans l’obscurité, rien d’autre. C’est comme quand tu regardes quelque chose au crépuscule. Ça n’est pas tant que la lumière soit incertaine, mais tu sais que tu ne pourras pas finir de voir, parce que la lumière s’amenuise. C’est ainsi qu’apparaissent à présent les choses et les personnes : figées pour toujours dans l’impossibilité de finir de les voir… »
– Giorgio Agamben
Autoportrait dans l’ateliers, 2017
(extrait amoureusement suggéré par Elisabeth Perceval).

« (…) quand on se sent seule et qu’on pense à un autre cinéaste, c’est à Godard. »
– Marguerite Duras, 1985
(en remerciant Saad Chakali et Alexia Roux pour tant de choses)