L’œuvre de Jordan Peele semble être de ces filmographies bien ordonnées qui offrent la satisfaction de la lisibilité tant elles choisissent soigneusement leurs thèmes et leur succession. Nope semble le confirmer en liant histoire du cinéma de genre, archéologie des média et menace extraterrestre.
En 2017, il investissait pour son premier film la figure du hill billy horror avec Get Out (bien que les campagnards anthropophages soient plutôt de grands bourgeois retirés dans leur maison de « style » colonial, que d’authentiques crétins des collines façon Deliverance (1972) ou Texas Chainsaw Massacre (1974)) mêlée d’une pincée de Wicker Man (1973) et de Birth of a Nation (1915). Mais à l’inverse du trope raciste qu’installe Griffith au cinéma en 1915, c’est un personnage noir qui doit s’échapper du domaine familial où il est retenu prisonnier (et non pas forcer l’entrée de la frêle masure d’honnêtes pioneers). Deux ans plus tard sortait Us, assumant le jeu de mot du titre (à la fois « nous » et « United States ») et convoquant d’autres références horrifiques, plus proches du cinéma d’épouvante cosmique d’un John Carpenter dans Prince of Darkness (1987) ou In the Mouth of Madness (1994). Dans les années 1980, ce dernier transformait le territoire étatsunien en le perçant (littéralement) de trous d’où pouvaient alors émerger les créatures cauchemardesques issues des abysses lovecraftiennes de l’imaginaire national. Dans Us, Jordan Peele explorait d’autres profondeurs de l’Amérique, où se terrent des Morlocks vêtus de bleus de travail rouges, exactes répliques des habitant·es de la surface, en forme de métaphore peut-être obvie mais néanmoins réussie de l’exploitation et d’un retour du refoulé historique. Là encore, la famille victime de cette home invasion (genre qui a si longtemps été cantonné aux castings de famille blanche suburbaine) est noire. Entre temps, le parcours de scénariste ou de producteur de Jordan Peele n’en est pas moins cohérent : après la production de BlacKkKlansman de Spike Lee, il finance Lovecraft’s Country, série adaptée du roman de Matt Ruff qui propose une réécriture des thèmes du maître réactionnaire de l’horreur étatsunienne, en mêlant menaces surnaturelles et racistes en peuplant les sundown towns non seulement de policiers avides de lynchages mais aussi de créatures indescriptibles et autres couleurs tombées du ciel. En 2021, c’est tout naturellement qu’il scénarise le remake du chef d’œuvre Candyman (1992) en y soustrayant le personnage un brin exotisant d’Helen Lyle, anthropologue blanche de l’Université de Chicago qui s’en va enquêter sur la légende urbaine des quartiers populaires de la ville, au profit d’un couple d’artistes noirs.
C’est donc à l’issue de ce voyage à travers le cinéma fantastique hollywoodien qu’apparaît Nope, en forme de confirmation du projet peeléen. Un ranch isolé, un drame familial et une soucoupe volante : après les années 1990, ce sont semble-t-il les très shyamalanesques années 2000 qui font l’objet d’une réécriture par Jordan Peele cette fois-ci ; plus précisément Signs (2002), son Mel Gibson vieillissant en pasteur défroqué, son Joaquin Phoenix en jeune oncle bien plus commode, et ses enfants chéris de l’entertainment (Rory Culkin, frère de, et Abigail Breslin). Tous ces éléments sont repris et transformés par Nope : le thème de l’enfant star est pris en charge par le trouble passé du patron du parc à thème voisin, la relation frère-sœur se déploie cette fois entre jeunes adultes dont la figure paternelle a disparu, demeure la défense de la propriété familiale contre une forme de vie venue d’ailleurs. Mais il serait terriblement réducteur de n’interpréter le cinéma de Peele qu’à l’aune d’une extension du domaine de la blaxploitation, d’une revanche d’un cinéma de série B sur un autre, qui l’aurait éclipsé.
Nope met en scène Daniel Kaluuya (déjà rôle-titre dans Get Out) et Keke Palmer (scream queen de la série éponyme dans laquelle elle pointe le racisme et le classisme systémiques des sororités universitaires) en descendants du jockey noir anonyme des chronophotographies de Muybridge. À celui-ci, Jordan Peele invente une identité, Alistair Haywood, et une postérité, une affaire centenaire de dressage de chevaux pour le cinéma. Car le thème de Nope est surtout cette contre-histoire du médium cinématographique qui prend très explicitement pour objet « le premier acteur, cascadeur et dresseur » plutôt que l’inventeur des Animal Locomotions. Comme Get Out se réappropriait la figure de l’hypnose spectatorielle dans la droite ligne d’un Mabuse théorisée par Jonathan Crary aux États-Unis [11]
[11] Jonathan Crary, « Dr. Mabuse and Mr. Edison », in Art and Film Since 1945 : Hall of Mirrors, dir. Russell Ferguson, Museum of Contempory Art, Los Angeles, 1996.
(pour le versant plus médiatique) ou par Raymond Bellour en France [22]
[22] Raymond Bellour, Le corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, Paris, POL, 2009, p.14-49.
(pour l’approche plus psychanalytique), Nope remonte un peu plus loin dans la généalogie des questions posées au cinéma avec le problème du mouvement et de sa recomposition. Ainsi, le film est parcouru de chevaux et de singes peu à peu supplantés par des animaux de synthèse, dont l’exploitation à des fins de divertissement et les drames qui en résultent sont largement thématisés par le film. Même les bonhommes colorés géants qui hantent le bord des routes, animés par un système de soufflerie dont les variations de vitesse imitent la vitalité d’une étrange chorégraphie, sont utilisés en guise de détecteur de mouvement pour une chasse à l’image animalière hors norme. La reproduction de la vie au cinéma est aussi l’obsession du vieux briscard du documentaire animalier sur pellicule qui se joint au groupe de chasseureuses d’OVNIs, armé de sa caméra trafiquée pour fonctionner à l’aide d’une manivelle – comprendre, traction animale. Il apparaît alors que la contre-histoire du cinéma de genre que pratique Jordan Peele n’est pas que la formulation d’une nécessaire critique en matière de politique des représentations (d’autant que l’affaire est loin d’être réglée, quand on songe à tous les psychodrames récents relatifs aux différentes adaptations d’œuvres de SF ou d’heroic fantasy). Elle se fait aussi matérialiste en interrogeant les conditions de production de l’image filmique depuis ses débuts et la relation des corps noirs avec ces techniques d’extension de la visibilité humaine. Ainsi, les expérimentations neuropsychiatriques dont sont victimes les Noir·es dans Get Out sont réminiscentes (en particulier lorsqu’associées avec le style architectural de la maison dans laquelle elles ont lieu) des pratiques des médecins du Sud des États-Unis avant la Guerre de Sécession[33]
[33] Todd. L. Savitt, « The Use of Blacks for Medical Experimentation and Demonstration in the Old South », The Journal of Southern History, vol. 48, no 3, Southern Historical Association, 1982, p. 331-348, citant notamment une chanson populaire de l’époque :
« THE DISSECTING HALL
Yuh see dat house? Dat great brick house?
Way yonder down de street?
Dey used to take dead folks een dar
Wrapped een a long white sheet.
An’ sometimes we’en a nigger’d stop,
A-wondering who was dead,
Dem stujent men would take a club
An bat ‘im on the head.
An’ drag dat poor dead nigger chile
Right een dat ‘sectin hall
To vestigate ‘is liver – lights –
His gizzard an’ ‘is gall.
Tek off dat nigger’s han’s an’ feet –
His eyes, his head, an’ all,
An’ w’en dem stujent finish
Dey was nothin’ left at all. »
.
Nope est orienté par la volonté de discuter la blanchité du cowboy et de remettre le corps du cavalier noir au cœur de l’histoire de l’image en mouvement. À ce titre, après que la famille Haywood soit (re)rentrée dans l’histoire de la photographie en réalisant une image d’un genre absolument inédit, l’un des derniers plans du film montre Otis juché sur son cheval, de profil, émergeant d’un nuage de sable et ironiquement surcadré par l’un des chambranles de bois du parc à thème sur lequel s’étalent en typographie western « OUT YONDER ».
D’aucun·e pourrait trouver les ficelles symboliques un peu lourdes et la métaphore cousue de fil blanc ou même, la critique du « spectacle » usée jusqu’à la corde. Peut-être Jordan Peele ne fait-il que prolonger une histoire vieille comme la mise en scène du postmodernisme par le cinéma de genre, pleine de plateaux de télévisions sanguinolents, ravagés par les zombies de George Romero et d’opérateurs vidéo assassinés par les tueurs en série masqués de Wes Craven. Peut-être n’a-t-il suivi qu’un chemin parallèle à celui d’Adam McKay, qui, comme lui, est passé de l’humour télévisuel au cinéma, désireux de traiter de sujets sérieux (l’info en continu, la crise de 2008, la guerre en Irak ou la catastrophe climatique) en remployant les recettes élaborées sur petit écran et/ou sur Internet, pour mieux les critiquer. Pour autant, si prolongement ou répétition il y a, ces critiques formulées avec une certaine justesse et un indéniable brio, parviennent à se frayer efficacement un chemin dans le magma visuel dans lequel nous nous trouvons jusqu’au cou et à vulgariser plaisamment des questions d’épistémologie des média visuels avec lesquelles nous nous débattons à longueur d’articles – et avec des soucoupes volantes en plus.