Parasite, Bong Joon-Ho

Du ruissellement et de ses limites

par ,
le 18 juin 2019

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Le goût de Bong Joon-Ho pour la spatialisation des rapports sociaux n’est plus à démontrer : Snowpiercer et son lumpen-proletariat des wagons de queue, l’échoppe de Mother ou la guérite de The host, sorte de refuge étriqué au milieu d’une vaste aire touristique. Parasite démultiplie cette stratification politique des espaces de vie, en opposant d’abord la maison moderne des Park, perchée sur les hauteurs de Séoul, au logement insalubre de la famille Kim, entresol perdu dans une impasse, dans les bas fonds. Le film se présente ainsi comme une métaphore – le terme revient comme un running-gag dans la bouche de Ki-Woo, le fils des Kim, qui le dégaine à tout bout de champ pour se donner un air intellectuel – d’une occupation différenciée du monde : dans la ville, mais aussi dans la maison, voire dans le salon des Park, à chacun sa manière d’être et d’agir selon sa classe.

L’habitation bourgeoise où se déroule l’essentiel du film dédouble encore cette opposition, entre les pièces à vivre et la cave, où vit un « hôte » caché : le mari de la gouvernante Moon-Gwang, bientôt licenciée, qu’elle nourrit en secret. Mais elle donne aussi à Bong l’occasion d’orchestrer un savant ballet entre les déplacements des personnages et l’architecture sophistiquée. Les fenêtres, les angles et les escaliers dessinent un parfait théâtre pour s’épier et s’écouter en secret. Les discussions entre le couple Park ou les faits et gestes de leur gouvernante sont ainsi scrupuleusement surveillés, tantôt par leurs enfants, tantôt par les membres de la famille Kim. L’autorité domestique s’en trouve en permanence déjouée et ceux qui croient gouverner sont en réalité, au moins pendant un temps, les jouets de leur employés, qui ont toujours une longueur d’avance sur eux.

Cette maison traduit aussi deux rapports au réel, régissant les comportements des deux familles en miroir. Les riches Park évitent tout contact avec le monde : la mère reste cloîtrée chez elle et ne rencontre les gens que par réseau, celui de la cooptation ou du téléphone ; le père ne regarde la ville qu’à travers les vitres de sa voiture (conduite par son chauffeur) et travaille dans une boîte qui conçoit des casques de réalité virtuelle. Leur maison, opaque quand on la regarde depuis la rue, mais transparente quand on s’y trouve, maintient une paroi de verre protectrice entre eux et un extérieur potentiellement oppressant. À l’inverse, les Kim font corps avec la ville : ils émergent de ses entrailles, à mi-chemin entre le dessous et le dessus, le dedans et le dehors. La première chose qu’on les voit faire, c’est chercher du wifi, comme une ultime chance de se connecter au monde, de trouver un travail – en l’occurrence, une commande de boîtes de pizzas à plier, de laquelle ils s’acquitteront (mal) en imitant une vidéo sur internet.

Connexion et imitation apparaissent d’emblée comme les moyens pour sortir du déclassement. Car l’entresol où ils vivent dit bien leur situation sociale : ce sont des déclassés. Le fils et la fille ont cherché – sans moyens, sans succès – à intégrer des grandes écoles, la mère est une ancienne médaillée olympique au lancer de marteau, le père, petit entrepreneur raté, a échoué dans plusieurs affaires. Pour autant, ils n’ont pas renoncé à travailler et à sortir de leur misère – l’entresol n’est pas la cave – et ils cherchent à rebondir par tous les moyens. Ki-Woo le dira en ces termes à la jeune Da-Hye, l’aînée des Park : dans un concours, ce qui compte par-dessus tout, c’est la détermination.

Les choses vont néanmoins s’arranger avec la venue de Min, un étudiant ami de Ki-Woo, qui leur apporte une étrange « pierre de prospérité » que les Kim s’emploient à choyer, à nettoyer, et qui leur colle littéralement à la peau. Mais l’on s’apercevra finalement que cette pierre n’est qu’un vulgaire caillou pareil aux autres et sans aucun pouvoir. C’est que la véritable porte pour rejoindre le monde du dessus, ce n’est pas le « sort » qui en décide, mais l’arbitraire du capital social, qui intervient quand Min propose à Ki-Woo de le remplacer comme professeur d’anglais auprès de Da-Hye. Il n’en fallait pas plus pour lancer une mécanique d’envahissement progressif du foyer bourgeois par cette famille qui va, par moult stratagèmes, évincer le petit personnel de maison, en exploitant avec malice la crédulité du couple et son sentiment d’insécurité maladif – paranoïa que Bong tournait déjà en ridicule dans la crainte de l’épidémie de The host.

En jouant aux parvenus pour être embauchés par des bourgeois, ils imitent finalement leur façon de s’accaparer les places en se cooptant mutuellement. Dans un monde où l’emploi se raréfie, c’est la connexion qui permet de s’en sortir. Dénués du capital social nécessaire, les Kim n’ont d’autre choix que de jouer la comédie. Le film nous les montre travaillant sans cesse leur paraître, se faisant répéter les uns les autres, afin de correspondre aux désirs de leurs hôtes : professeur à domicile passé par les États-Unis, chauffeur rassurant comme un membre de la famille, gouvernante recommandée par une entreprise de haut standing… Le plan des Kim réussit car ils ont su cerner au plus près les goûts de cette classe supérieure, et y coller par leur jeu : en un mot, ils savent se vendre, ultime injonction de l’époque. Il est vrai que les désirs des Park sont eux-mêmes largement colonisés par les États-Unis : l’enfant se prend pour un indien, la mère organise des « garden party », et le couple ne peut s’empêcher de ponctuer la moindre de ses phrases par un vocable anglophone.

Cependant, il y a une chose que le jeu parfaitement rodé ne peut masquer, et qui revient quand on s’y attend le moins : c’est l’odeur. Bong accumule les signes olfactifs autour des Kim : le film s’ouvre et se ferme sur un plan de chaussettes séchant tant bien que mal dans leur entresol humide ; celui-ci se situe sous un restaurant dont on imagine aisément les relents, tandis que la famille se réunit autour d’une grillade au milieu du « salon » ; à deux reprises, un ivrogne urine à leur fenêtre, et les toilettes déborderont lors d’une inondation. Tout est fait pour rappeler les effluves du taudis, qui imprègnent les vêtements et les corps. L’odeur apparaît ici comme un marqueur social : elle est un effet de l’environnement qui s’inscrit dans le corps, le marque et le démarque quand il n’est plus dans son élément. M. Park sait gré à son chauffeur d’être son confident tout en respectant la frontière hiérarchique qui les sépare l’un de l’autre, mais se plaint de son odeur qui franchit cette frontière et l’incommode – « odeur de chiffon sale qu’on aurait mis à bouillir », « odeur des gens qui prennent le métro », à quoi sa femme répond qu’il y a bien longtemps qu’elle n’a pas pris le métro… C’est que cette affection fait resurgir avec elle tout le refoulé de la pauvreté sur laquelle repose sa richesse, et que sa maison moderne a pour but de tenir à distance et de faire oublier. George Orwell faisait de l’odeur le premier des préjugés de classe, ouvrant un fossé béant moins idéologique et intellectuel que physique : « Ces gens-là sentent. Voilà ce qu’on nous inculquait pendant mon enfance : les basses classes sentent. Voilà bien le type de barrière infranchissable. Car aucun sentiment, de goût ou de dégoût, n’est aussi solidement enraciné que le sentiment physique.[11] [11] George Orwell, Le quai de Wigan, 1937, Trad. Michel Pétris, Coll. 10/18, 2000, p. 143. L’auteur souligne. » Dès lors, il n’est pas anodin que c’est par l’odeur, et par le dégoût épidermique qu’elle provoque chez le bourgeois, que ressurgit la lutte des classes.

Et pourtant, celle-ci aura été un temps étouffée. Durant un moment en effet, le salut de la famille Kim apparaît dans le ruissellement, en jouant leur rôle au service des Park. Ce n’est pas le moindre mérite du film que de montrer que pour que la richesse ruisselle, il est nécessaire que les salariés jouent la comédie suivant les désirs des riches. Tant qu’ils peuvent observer les Park, les Kim conservent une marge de manœuvre dans leur mise en scène d’eux-mêmes, mais ce petit pouvoir n’est que provisoire. Il suffira que les Park reprennent la main pour que le drame arrive. Par ailleurs, il suffit que les Kim soient livrés à eux-mêmes dans cette maison pour constater leur inadéquation entre leur façon d’être et celle de la famille bourgeoise : Ki-Jung, qui pensait être la plus à-même de vivre cette condition, se rend compte que ce qu’elle prend pour des snacks depuis le début du repas sont en fait des biscuits pour chien.

Cependant, le grain de sable qui vient perturber l’harmonie de cet ensemble, c’est d’abord la concurrence mortifère entre les prolétaires, désireux de se garder l’exclusivité de cette manne nourricière. La cruauté des stratagèmes des Kim pour se débarrasser de leurs rivaux prête à sourire ; force est toutefois de constater qu’elle ne fait que se couler dans la doctrine individualiste forçant les plus pauvres à écraser leurs semblables – dès le début du film, les Kim essaie de négocier un emploi auprès de la pizzeria voisine en prétextant la mauvaise réputation d’un de leurs employés. Là-dessus, il faut noter la différence entre Ki-Taek et son double, que représente le mari de la gouvernante (comme lui, il a investi et s’est ruiné). Alors que le premier espère encore rebondir, le second a abandonné tout espoir et se contente de vouer un culte sans borne à M. Park, entrepreneur modèle en une des magazines et main qui le nourrit à son insu. Il a abandonné l’imitation pour l’adoration, et s’apparente ainsi à la figure du pauvre résigné qui loue en permanence son « bienfaiteur », qui aura réussi là où il a échoué.

Au terme d’un climax sanglant qui voit le mari du sous-sol faire irruption au grand jour lors d’une fête d’anniversaire pour s’attaquer aux invités, Ki-Taek lui reprendra in fine le couteau des mains pour réorienter sa folie meurtrière vers les propriétaires. Pour cela, il aura fallu qu’il voit le dégoût que provoque sur le visage du bourgeois l’odeur du « parasite » – qui n’est autre que sa propre odeur. Il fallait qu’il contemple la révulsion physique qu’un tel corps provoque pour comprendre qu’ils étaient irrévocablement, physiquement, autres, Park et lui, et que son véritable reflet était l’homme ensanglanté à ses pieds. Le coup de poignard qu’il assène alors est tout sauf un épiphénomène de pulsion meurtrière : c’est le geste d’un homme éprouvé qui sait qu’il ne deviendra jamais une icône de la réussite. Il faut dire que, la nuit même, il a fait une autre expérience du ruissellement : celle d’une pluie diluvienne qui faisait passer les Kim du salon des hauteurs à leur entre-sol sous les eaux, puis à un gymnase recueillant les réfugiés, les rappelant ainsi à l’inégalité des aléas climatiques – spectacle dans le salon des uns, enfer quasi-fantastique chez les autres. Et quelques minutes avant le drame, Park l’humiliait et le ramenait à sa vraie place, en l’obligeant, sous prétexte qu’il est payé pour le faire, à jouer un autre rôle que celui, gratifiant aux yeux de l’intéressé, de « chauffeur-ami-de-la-famille ». Déguisé en indien pour amuser l’enfant, Ki-Taek est alors rappelé à la condition de subalterne inhérente au salariat. Mais son corps ne peut plus jouer la comédie et la violence n’est que la réaction de ce corps à bout.

La violence de classe finit donc par éclater brutalement, mais de façon imprévisible. Les choses ne se planifient pas chez Bong : nul ne peut prévoir quand la coupe sera pleine au point de retourner l’arme contre son maître. Dans Okja, le chauffeur de Mirando refusait de redémarrer son camion et de poursuivre l’animal en fuite et ainsi d’être « loyal » envers la multinationale : stupéfiant désalignement des désirs qui met le corps réfractaire à l’arrêt. Auparavant, Snowpiercer s’apparentait à un anti-messianisme : les survivants étaient poussés par une force primale, un sursaut élémentaire de survie – on songe à ce plan inoubliable d’un manchot portant une torche d’un bout à l’autre du train – mais découvraient une fois arrivés à la locomotive que leur plan reposait sur un mensonge, leur prophète les ayant trahis dès le départ. Pour autant, ils menaient à bien leur action révolutionnaire en détruisant la machine, plutôt que d’en prendre les rênes, tant ils étaient révulsés de découvrir son véritable moteur – l’exploitation infantile. La domination est d’abord affaire de corps – qui sentent, qui souffrent et qui répondent – et seule la drogue peut faire oublier cette souffrance, comme celle que s’administre finalement l’héroïne de Mother avant d’entrer dans une transe dansante.

Ki-Taek avait fait de l’absence de plan une règle de vie : rien n’étant prévu, rien ne pouvait mal tourner. Recherché par la police, il ne trouvera d’autre refuge que le sous-sol des Park. Il vit alors comme un fantôme, spectre des dominés qui hante toutes les maisons bourgeoises. Dans un ultime épilogue, il parvient à communiquer avec son fils. Mais, de retour dans son taudis, celui-ci continue à se bercer d’illusions, imaginant s’extraire de sa condition par un plan impossible : devenir riche pour racheter la maison et libérer son père. D’ici à ce qu’il y parvienne, les chaussettes auront eu tout le temps de sécher.

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Parasite, un film de Bong Joon-Ho, avev Song Kang-ho (Ki-taek), Lee Sun-kyun (monsieur Park), Cho Yeo-jeong (Yeon-gyo), Jang Hye-jin (Chung-sook), Choi Woo-sik (Ki-woo).

Scénario : Bong Joon-ho et Han Jin-won / Photographie : Hong Kyung-Pyo / Montage : Jin-mo Yang / Son : Choi Tae-young / Musique : Jeong Jae-il

Durée : 132 minutes.

Sortie le 5 juin 2019.