Les quatre premiers films de Sean Baker, réalisateur palmé d’Anora, ressortent dans quelques salles avant un coffret DVD en février prochain. Parmi eux et derrière le titre un peu pompeux de la rétrospective — « les Oubliés de l’Amérique » — au moins un grand film, Prince of Broadway (2008), révélant un cinéaste-monteur qui met en scène ses personnages comme il présenterait ses amis, avec respect et sans manières. Et c’est précisément son art sobre du montage, néo-classique parce que discret, qui est la source de cette impression de sympathie au sens fort : Baker découpe moins ses histoires qu’il n’accompagne ses héros.
Sean Baker le répète souvent dans divers entretiens, en France comme aux États-Unis, il veut « filmer respectueusement [11] [11] Par exemple dans les Cahiers du cinéma d’octobre dernier, n°813, p. 24 ». Et ce « respect », qui n’a rien à voir avec les bons sentiments, est d’abord proprement cinématographique. Baker aime ses personnages, d’où qu’ils viennent et où qu’ils aillent (les travailleuses du sexe de Tangerine et d’Anora, un acteur porno dans Red Rocket, ou un dealer de sneakers tombées du camiondans Prince of Broadway) et s’il les filme « respectueusement », c’est d’abord parce qu’il les filme au travail. Dans Rendez-vous (The Shop Around the Corner, 1940), Lubitsch suivait déjà de près des personnages d’employés dans leur travail quotidien à la quincaillerie (leurs gestes appliqués, leur fierté du travail bien fait ou leurs inquiétudes face au renvoi de l’un d’entre eux), et leur conférait une dignité jamais vue dans la comédie hollywoodienne. Baker, passionné par ses personnages de travailleurs, marche dans les pas de Lubitsch (il se situe en cela à l’opposé absolu d’un autre palmé récent, le cynique Ruben Östlund [22] [22] Le Suédois — à mon sens figure d’un cynisme moderne dans ses discours comme dans sa mise en scène, notamment dans Sans filtre — me semble manipuler et moquer ses protagonistes comme de simples supports, loin de la « sympathie » de Baker pour ses personnages conçus comme de véritables personnes. ). Exemplairement : dans la dernière « histoire d’amour » (dixit l’affiche du film) de Baker, Ani fait un signe discret à son amie – l’index et le pouce portés à sa bouche – alors qu’elles dansent avec des clients puis, cut, les voilà qui discutent autour d’une cigarette dans l’arrière-cour du club. L’expression « travailleuse du sexe » prend ici tout son sens, dans la relâche d’une pause clope (ou plutôt d’une pause blunt) avant de vite revenir à son poste.
Le personnage de Lucky dans Prince of Broadway, New-Yorkais sans papier et revendeur à la sauvette de Nike de contrefaçon, est de la même trempe : lui aussi travaille toute la journée pour payer son loyer, y compris quand il se retrouve avec un bébé sur les bras, dans une variante amusée de Trois hommes et un couffin – le film de Coline Serreau avait eu un grand succès aux États-Unis. Dans la neige de la ville qui se change en boue, il s’efforce de rabattre avec son bagout sympathique les clients potentiels de son « boss » Levon, tout en promenant le bébé dans sa poussette, au grand dam de sa street cred et de son pimp roll viril. La caméra à l’épaule les suit partout, dans la petite chambre de Lucky – matelas à même le sol et casquettes accrochés au mur – dans les rues, dans le métro, dans l’étroite arrière-salle de la boutique de Levon où il négocie ses paires de Jordan. Un bref gros plan sur les yeux rouges trempés de larmes de Lucky épuisé par la paternité le fixe alors à la fois comme travailleur harassé, sans cesse obligé d’esquiver les patrouilles de police, et comme père, son fils dans les bras, digne pater dolorosus qui, mélodramatiquement, commence à bien aimer son petit « Prince ». Le plan final, rare plan fixe d’un film à l’image toujours vacillante (en cela descendant du mumblecore des années 2000, comme Tangerine quelques années plus tard, filmé à l’iPhone), montre Lucky, Prince – mini Air Jordan aux pieds – et sa nouvelle petite amie Karina marcher dans la rue. À l’arrière-plan, une famille nombreuse. À l’amorce de l’image, le visage d’une vieille dame. Le son planant et ambient du « Dayvan Cowboy » des Boards of Canada, qui détonne avec la musique de club et le rap qui rythmaient le film jusqu’ici, accompagne et réalise cette plénitude finale, par-delà les doutes sur la paternité (Lucky pense même un temps que Prince n’est ni noir ni métisse) et les querelles du couple (Karina ne voulait pas d’un enfant). Voilà le petit groupe recomposé, comme à la fin des films de Charlot. Mais les personnages avancent vers nous – Chaplin nous tourne toujours le dos quand il s’en va –, dernière image de la réunion amicale des personnages, et au-delà du metteur en scène et du spectateur impressible.
Plus encore que dans Anora, c’est donc par le montage que Baker prend en charge ses personnages, qu’il les respecte et qu’il les aime. Depuis son premier film, Four Letter Words (2000), le New-Yorkais monte lui-même tous ses films, artisan discret au montage presque invisible car toujours soumis à la progression du récit (comme aux temps des classiques), préférant les effets de sens aux effets de style. Sans jouer sur les mots, les films de Baker procèdent du montage, et non du découpage. De sobres inserts, lors de la première sortie de Lucky et de celui qu’il ignore encore être son enfant naturel, sont l’exemple ce montage additif qui accompagne plutôt qu’il ordonne. La moufle jaune de Prince tombe dans la neige : petit détail contingent saisi au vol, qui dit à la fois le débordement (la poussette n’avance plus, le petit perd ses affaires) et le souci naissant d’un père qui prête attention à son fils et qui voit tout dans la foule. Et ce que Baker fait à l’échelle d’une séquence, il le fait aussi dans la structure du film entier, toujours relancée par la force classique du montage alterné. Face à Lucky, ou plutôt avec lui, Baker filme la vie de Levon (Karren Karagulian, l’acteur fétiche du cinéaste, qui interprète Toros dans Anora), un quarantenaire malheureux qui aurait voulu que son mariage blanc soit un mariage tout court, et qui sans doute voudrait être père quand Lucky a bien autre chose à faire. Le montage assemble chez Baker, il assortit toujours.
Une séquence remarquable de Prince of Broadway résume cet art du montage « sympathique ». Dans un van rempli de sneakers, Lucky et Prince sur ses genoux attendent patiemment leur ami qui livre les chaussures, au son des grosses basses d’un morceau de rap. Trouvant le temps long, l’enfant joue avec la vitre avant, la baisse et la remonte plusieurs fois. Les immeubles new-yorkais apparaissent sur la vitre qui les reflète, puis disparaissent avec elle avant de revenir et de disparaître encore (« Stop that, bro ! » lui dit son père agacé). La musique aussi s’éclipse et réapparaît au gré du jeu de l’enfant avec sa vitre électrique, et ce moment de stase narrative se fait peut-être séquence-manifeste, tour de force d’un montage sans découpage à l’intérieur du plan-séquence. Portrait de Prince-monteur, et autoportrait du cinéaste en enfant amusé, emmitouflé et caché dans la voiture, mais soucieux d’ouvrir grand les fenêtres sur la rue, la ville, et les gens.