Quantique et clinique 

Quelques postulats sur la critique

par ,
le 8 octobre 2013

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« Le cinéma, c’est le définitif par hasard. »

Jean-Luc Godard

Critique et théorie, deux cinémas. Ces qualificatifs couramment employés, et couramment dénigrés (à raison) pour leur manque de clarté, dessinent faute de mieux deux camps de la pensée sur le cinéma, deux tendances relativement hostiles l’une à l’autre, dont les revendiqués revêtent à l’occasion la toge et engagent en leur existence propre une certaine acception du cinéma qu’il convient de défendre, voire de sauver (le tiers exclu, l’animateur de ciné-club, a été décimé au début des années 1980[11] [11] Notamment suite à des choix purement politiques de promotion du label d’exploitation « art et essai » contre les projections non-marchandes du ciné-club. ). Par critique et théorie, on entend habituellement un domaine disciplinaire ou sociologique (la critique liée au journalisme, la théorie à l’université), ou alors on dresse une gamme de nuances, mélange gradué équivalent à une mesure de distance entre le sujet écrivant et l’objet décrit, avec à chaque pôle une posture pure, objective/scientifique (théorie) ou subjective/impressionniste (critique). Tout en restant fidèle à l’étymologie grecque des deux termes[22] [22] L’observation (pour la théorie), et le jugement (pour la critique). Trésor de la Langue Française. , cette manière de polarisation n’est pas très intéressante, et peu maniable en dehors des débats de chapelle[33] [33] Il est amusant de constater en passant qu’un des reproches les plus fréquents de la part des théoriciens aux critiques, à savoir le manque de sérieux et l’impressionnisme, est lui-même renvoyé des critiques « professionnels » aux critiques « amateurs » publiant sur internet, suivant une pure logique de domination symbolique.  : il vaudrait mieux abandonner le terrain des revendications (et le louable effort de celui qui essaierait de dresser une liste plus précise en multipliant les qualificatifs ne changerait rien à la donne), qui de toute manière devient caduque dès qu’on extrait une personnalité singulière d’un groupe d’appartenance (personne n’a envie, finalement, d’être sociologisé).

La qualité des textes (soit leur valeur de qualification) gagne moins à être cartographiée selon un système de places fixes (revendiquées ou attribuées), qu’estimée à partir d’un mouvement intérieur qui est propre à la pratique de l’écriture sur le cinéma, à savoir leur emploi du temps. Temps de voir et revoir, temps d’impression du film, de décantation des idées et des affects, temps d’écriture et de composition, temps de recherches extérieures : toutes ces forces déterminent un certain mode d’occupation des films, et engagent la pratique de l’écriture dans ce qui s’apparente moins à une posture idéaliste qu’à un écart matériel : il faut quitter l’expressivité trop littérale pour entrer dans ce qui reste finalement le cœur du métier de l’écriture sur le cinéma : un « style » spectatoriel, retravaillé ensuite par un style plus classiquement littéraire. Or il y a effectivement, dans l’écriture sérieuse sur le cinéma, du côté du lectorat autant que des auteurs, deux vitesses de lecture. Une, lente, minutieuse, découpée et recoupée, qui pourrait correspondre à de la théorie, et une autre, vivace, sujette aux fulgurances, cernée de fantasmes, d’hallucinations parfois, qu’on attribuerait plus aisément à la critique.

La théorie fait de l’asynchronie son rapport privilégié aux films, elle décuple le temps de vision et d’écriture, ralentit ou morcelle les passages qu’elle décrit. Elle réfléchit (à tous les sens du terme) les films moins « à distance » que beaucoup plus tard, et les idées qu’elle propose, si elles semblent « éloignées » du monde du film, trop hautes pour lui, ne sont en réalité qu’un décalage temporel de compréhension par rapport à la vision directe : la durée nécessaire à la solidification des idées et des images. Plutôt que loin ou près de son objet, on écrit sur un film à partir d’attente (de retard) ou de prise de vitesse (d’avance) sur lui.

La critique, quant à elle, parie (et c’est un signe fort) sur la synchronie : elle gage les idées immédiatement transmises, ces intuitions que Deleuze décrivait comme la « vitesse infinie » de la pensée. Elle capture mieux aussi les affects volatiles dont, comme chacun sait, l’intensité décroît dans la durée. Les critiques sont écrites et publiées plus rapidement, souvent liées aux exigences d’une actualité (liée à un événement particulier ou un pressant désir personnel d’écriture), son temps de lecture est plus court ainsi que la distance temporelle entre cette lecture et le visionnage des films en question. Le jeu de l’écriture sur le cinéma est un jeu sur le temps, un sport (vitesse, dextérité) autant qu’un jeu de société (méditation, stratégie), comme si le propre du médium cinématographique – qui a tant captivé Deleuze dans ses liens avec la pensée – ne pouvait que contaminer celui qui s’y risque.

En 1988, dans son journal de bord, L’exercice a été profitable, Monsieur, Serge Daney résumait en assez bien cette idée de double temporalité (le temps du film, le temps de sa vision) :

« Le Temps n’est pas le même selon qu’on l’a programmé ou qu’on le subit. Temps de “développement” de la pellicule (rushes) et temps de “maturation” d’un film dans le système nerveux d’un spectateur dans le noir.

C’est peut-être ce rapport-là au temps qui permet à certains (dont moi) de passer de la passivité de celui qui voit à celui qui écrit. Le temps du cinéma est partagé entre “tyché” et “automaton”, le temps de l’écriture (“sur” ou plutôt “après” le cinéma) est, en droit, un temps infini, en tous cas improgrammable. Ecrire c’est reconnaitre ce qui s’est déjà écrit. Dans le film (le film comme dépôt organisé de signes) et dans moi (organisé par un dépôt de traces mnésiques qui, à la longue, constitue aussi mon histoire)[44] [44] L’Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L, 1993, pp.19-20. . »

M’intéressant plus particulièrement à Serge Daney – pour qui l’activité critique comprenait précisément cette dimension sportive (tennistique) et réflexive (lacanienne) de la « passe » – je cherche à différencier ses différentes périodes d’écriture, autant qu’à résoudre le paradigme paradoxal critique/théorie. Or il est manifeste que la périodisation d’écriture (mensuelle aux Cahiers du cinéma, quasi journalière à Libération, trimestrielle à Trafic, pour simplifier), consciemment prise en compte par Daney, permet non seulement de classer des périodes distinctes intellectuellement et stylistiquement, mais aussi de saisir indirectement un certain état d’esprit par rapport aux films, notamment les mutations de sa conception de la cinéphilie.

En ce qui concerne sa manière de rester un critique à « dimension » théorique, j’ai forgé récemment le qualificatif un peu bizarre de « méthéorie »[55] [55] « Jean-Claude Biette, Serge Daney : des matières météoriques », journée d’étude (Co-organisée avec Hervé Joubert-Laurencin et Philippe Fauvel) « De l’écrivain Jean-Claude Biette : uccellino, cinéaste, poète », organisée à l’Université Paris X Nanterre, l’INHA (Paris), et l’Université de Picardie Jules Verne. . Ce terme m’a été inspiré par un passage[66] [66] Loué par Pascal Bonitzer dans son évocation posthume de Daney (« calme bloc »), avec une modestie et une sincérité tout à fait bouleversante (numéro spécial d’hommage des Cahiers du cinéma, juillet-août 1992 reproduit dans Serge Daney, collectif, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2005, p.17). de son article feuilleté et fragmentaire consacré à Théorème de Pasolini : « L’invité ne brille guère par son style (aussi n’en a t-il pas) ­– ni le film par son « style » : météoriques mais neutres.[77] [77] Cahiers du cinéma n°212, mai 1969, repris dans La Maison cinéma et le Monde T.1, P.O.L, 2001, p.101  » Méthéorie : un composé de vitesse folle, un éclat vite consumé de théorie, dont la disparition est trop rapide pour être analysée studieusement. J’ai souvent été saisi par ce côté bravache de Daney, qui semblait plus tester en direct ses théories que les développer et les étayer. On en aperçoit beaucoup dans les films, lorsqu’il monologue devant ses interlocuteurs, ou relit en direct des extraits de films sur lesquels on lui demande de réagir, comme une étrange machine à penser. Sa dernière conférence, « Trafic au Jeu de Paume » (5 mai 1992), m’a particulièrement fasciné par certaines assertions à la fois très bancales et très parlantes, notamment celle-ci[88] [88] Transcription reproduite dans Serge Daney, collectif, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2005, p.143.  :

« Si vous prenez deux personnes passionnées de littérature qui discutent : “Ah ! Tu te souviens dans L’Éducation sentimentale, la scène avec Dulaurier… géniale !” C’est ridicule. Aimer la littérature, c’est avoir rencontré tout seul cette scène de Flaubert. La seule chose qu’on peut dire est : “C’est génial Flaubert !”, et on passe à autre chose. Moi quand je rencontre quelqu’un qui aime Au bord de la mer bleue de Boris Barnet, je suis un griot et je dis : “Et le moment où la mer remplit tout l’écran, c’est magnifique ; et le moment où elle ne sait pas que c’est elle qu’on pleure parce que tout le monde croit qu’elle est morte, et qu’elle rit avec les deux garçons qui se mettent à danser…” l’autre visualise. Il revit quelque chose. Et ce qu’on appelle la cinéphilie (qui fait tant chier les autres), cette jouissance réservée des griots, qui consiste à faire revenir en exagérant, en hallucinant – y compris à travers la théorie, quelque chose qui peut revenir, qui peut être revu. »

On voit bien que ce qui est en jeu pour Daney, le fait de revoir (et pour lui, de coller ensuite à l’idée de revue de cinéma, outil pour revoir) autant que de revivre (une scène, un instant de film) est le propre des cinéphiles, et selon lui impossible aux amateurs de littérature, parce qu’on lit seul (et peut-être que l’imagination, l’extrapolation y sont trop personnelles, trop précisément subjectives). Ce postulat différentiel entre amateurs de cinéma et de littérature est d’une assez grande mauvaise foi (après tout, pourquoi refuser aux amateurs de littérature le droit à l’échange ? Daney, lui-même grand lecteur, sait bien qu’il existe une jouissance des mots et des personnages, évidemment partageable), et en même temps engage un certain nombre d’a priori cinéphiliques intéressants : le cinéphile est comme un grand réservoir d’images, et toute construction critique se fonde sur la réminiscence comme forme active, vivante d’expérience.

En outre, la mention d’une forme d’hallucination chez les cinéphiles mérite qu’on s’y arrête. On connaît bien les célèbres « erreurs » de visionnages chez les critiques (Bazin avec Le Crime de Monsieur Lange de Renoir, Rivette et son « travelling de Kapo », dont la description du plan de Pontecorvo est contestée), et Daney avec Jean-Claude Biette avaient conjointement halluciné un plan du Tombeau Hindou de Lang, où l’héroïne murmurait : « la déesse veille », cette phrase fonctionnant par la suite comme un mot de passe cinéphile entre les deux amis. Les méthéories, par la manière dont elles prennent de vitesse les films, parfois les ramassent au point de reconstruire des images spectrales, composites et complices, où s’entremêlent les esprits et les humeurs des films. Une logique du fantomatique, combinant des impressions persistantes (à la manière de la persistance rétinienne) à toute une herméneutique du voyage reconstituant le trajet offert par le film : en ressort un ensemble de situations privilégiées qu’il convient de décrire au mieux.

Daney l’avait avancé : après avoir été travaillé par le film, on le travaille à son tour. En réalité, quand on accepte d’entrer dans le temps d’un film, être travaillé et travailler est combiné en un double mouvement, un numéro d’équilibriste propre à toute expérience, où le cinéaste nous « met » à une certaine place (« Je sais où Lang m’a mis, car Lang est un vrai cinéaste qui ne me mettra pas n’importe où »[99] [99] Itinéraire d’un Cinéfils, trois émissions d’Océanique, conçues par Pierre-André Boutang, avec Régis Debray, diffusées sur FR3 les 4, 8 et 15 mai 1992. ), place où nous sommes à découvert. On pourra avoir peur, on sera surpris, on aura parfois du mal à suivre, on n’en saura jamais assez : partager l’expérience d’autrui comporte des risques, et ils sont d’autant plus forts et donc intéressants si notre savoir n’est pas protégé (c’est-à-dire si nous ne sommes pas en surplomb, c’est le sens de toutes les déclarations de Daney contre les cinéastes « non-dupes », ou le cinéma à visée sociologique[1010] [1010] Voir à ce sujet « Journal de l’an nouveau », Trafic n°2 (Printemps 1992) et « Moi, Christiane F, droguée, prostituée. », Libération, 24 juillet 1981, reproduit dans Cinéjournal, T.1, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p.32. ). Le spectateur est un des personnages du film, il assume la même labilité, un similaire passage dans le temps, et la manipulation avec laquelle il échange doit lui laisser une « marge d’indéfini », de liberté. Daney a plusieurs fois pris la défense du personnage (y compris contre l’auteur de film, scénariste ou cinéaste) comme s’il était un être réel, pas seulement figure d’identification, mais relais au sein même de la fiction, et par là garant de son intégrité. En outre, selon Daney[1111] [1111] Voir à ce sujet son article sur « Les Morfalous », Libération, 31 mars 1984, reproduit dans Cinéjournal, T.2, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p.96. , la critique ne peut exister que lorsqu’il existe un écart entre un film et son public, c’est-à-dire lorsque le langage d’un film « bouge » et met à mal les facultés de compréhension immédiate : le critique, sommé d’aller-y-voir, va chercher à se faire le passeur entre une création « en avance » et un public désireux de rattraper son retard.

Pour le critique, engager son expérience propre fait donc partie intégrante des « risques du métier », et le vécu de celui qui regarde des films et qui souhaite écrire sur eux pourrait être à mon sens comparable à deux autres types très particuliers d’expériences : celles provoquées par la drogue, et celles telles qu’ « imaginées » par la « théorie quantique ».

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Para-dires artificiels

Il faut lire les descriptions d’Henri Michaux sur ses expériences (mêlant le clinique et l’intime) de drogue pour comprendre à quel point celles-ci sont proches d’une expérience spectatorielle.

« Toute drogue modifie vos appuis. L’appui que vous preniez sur vos sens, l’appui que vos sens prenaient sur le monde, l’appui que vous preniez sur votre impression générale d’être. Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tout bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez moins ici, et davantage là. Où “ici” ? Où “là” ? Dans des dizaines d’ “ici ”, dans des dizaines de “là”, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n’est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets même, perdant leur masse et leur raideur, cessent d’opposer une résistance sérieuse à l’omniprésente mobilité transformatrice[1212] [1212] « 1. Comment agissent les drogues ? », Connaissance par les gouffres, ed. de la Pléiade, T.3, p.3 . »

« Vous faites à la hâte (à cause de la vitesse de passage aussi) un essai d’identification. Précipité. Vous ne pouvez faire mieux. C’est tout de même surprenant, cette difficulté, malgré les couleurs si fortes… Jamais (ou je me trompe fort) quelqu’un ne vit réellement d’objets, ni de monuments dans la vision mescalinienne. Formés de lignes ondoyantes, de points agités, espacés, ne faisant pas bloc, ils n’ont jamais été vus, mais ont toujours été interprétés[1313] [1313] Ibid., p.9 . »

« Le comportement individuel avec une drogue reste un point à “surprendre”. Une drogue, plutôt qu’une chose, c’est quelqu’un. Le problème est donc la cohabitation. Ou s’aimer (jouer ensemble, s’unir, ou aussi se renforcer, s’exalter) ou bien s’opposer (se combattre, se bouder, mettre l’autre en échec, se replier)[1414] [1414] « II. La Psilocybine », Ibid., p.33 . »

Écrire, comme Michaux, pendant ou juste après la prise de drogue, être entrainé tout en essayant de se garder à flot, écopant, est véritablement une sorte de combat à l’intérieur même de la perception. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’intéressant avec les drogues (et Michaux n’est pas le seul à le dire) n’est ni les facultés de délassement ou d’oubli (puisque au contraire, on traque autant qu’on est traqué par l’expérience), ni les visions hallucinatoires (Deleuze) :

« [sur le drogué, le malade de la drogue] Les micro-perceptions sont recouvertes d’avance, suivant la drogue considérée, par des hallucinations, des délires, de fausses perceptions, des fantasmes, des bouffées paranoïaques. Artaud, Michaux, Burroughs, qui s’y connaissent, haïssaient ces “perceptions erronées”, ces “sentiments mauvais”, qui leur semblaient une trahison, et pourtant une conséquence inévitable.[1515] [1515] « Deux Questions sur la drogue » reproduit dans Deux régimes de fous, Minuit, 2003 p.140.  »

Présence inopportune et pourtant inévitable du fantasme, cette image menteuse qui vient recouvrir la perception. Elle diffère cependant de l’hallucination cinéphile évoquée plus haut (« la déesse lit dans les cœurs »), car cette dernière fonctionne beaucoup plus comme un supplément, une dérive propre à la perception, un appel au hors-champ du film, que comme un symbole parasite masquant sa réalité. Selon Deleuze, « dans la drogue, il y aurait quelque chose de très particulier, c’est que le désir investirait directement le système-perception. […] Toutes les drogues concernent d’abord les vitesses, les modifications de vitesse, les seuils de perception, la perception devenant moléculaire, les temps sur-humains ou sub-humains, etc.[1616] [1616] Ibid., p.138  » Cette question du désir, qui est le fond de toute cinéphilie (Daney : « Le critique se nourrit de ce qu’il critique et ce qui le légitime, au fond, c’est de répondre à un désir[1717] [1717] Entretien avec Philippe Roger, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1997 p.102. . »), le désir de savoir ce qu’il y a « derrière l’image » (son supplément), en même temps que le plaisir de s’y fondre, est le moteur de la méthéorie. Entre maîtrise et méprise, cette dernière cherche avant tout à proposer (plus qu’à imposer) un mode de lecture en même temps qu’à perpétuer la pratique cinéphilique de la disputatio (le goût des listes, des anathèmes, des découvertes partagées : toute une complicité groupale).

« Une saturation de signes magnifiques baignant dans leur absence d’explication » : cette petite phrase sur le cinéma par Manuel de Oliveira (reprise par Godard dans For Ever Mozart) exprime bien la merveilleuse et effrayante labilité des films. Je me souviens, pour ma part, dans la Belle Noiseuse de Rivette, de ruptures discrètes mais soudaines au milieu des longues séances de poses où Michel Piccoli fait face à Emmanuelle Béart. Tout le cinéma de Rivette est animé par ces raccourcis brusques : ses films longs (mais pas lents) rendent plus violents encore le fait même de couper, comme si le montage était fait de cisaillements douloureux. Chez Straub-Huillet, Othon qui prend de vitesse et bouscule les conventions d’écoute fait travailler le spectateur (c’est le but avoué des cinéastes), en même temps qu’il le place délibérément dans une attention impossible à soutenir : les films fuient, et pourtant il faut en rendre compte.

« Dans la drogue, souvent cela arrive. Elle prévient, mais d’un mot qui ne met pas dans la perspective mentale voulue, que l’on situera et ne comprendra que plus tard (trop tard). Pareillement, une prédiction, quoique connue demeure inutile, l’événement seul montrant, et clair alors comme le jour, le mot dans son contexte jusque-là invisible et le drame[1818] [1818] « La Mescaline et la musique », Connaissance par les gouffres, op. cit., p.39. . »

Comme l’expérimentateur de drogue se méfie des « perceptions erronées », le critique ne s’en laisse pas conter par le merveilleux, ou la fantasmagorie. Haine ou désintérêt pour les « belles images » chez Daney, ces fantasmes privés du cinéaste ou ceux, publics, d’une doxa avide d’images toutes faites. C’est ainsi qu’il faut comprendre son fameux concept de « visuel » : on rabat l’expérience sur du déjà-vu (le cliché), on arrête le mouvement. S’il y a effectivement une possible lecture « matérialiste » chez Daney, c’est dans la mesure où l’expérience d’un film est effectivement vécue matériellement, c’est-à-dire inéluctable et excessive.

Les méthéories ne sont finalement que des conclusions honnêtes face au monde des films. Leur meilleure définition pourrait être justement donnée par Michaux, dans ce qu’il appelle la « pensée néoténique » :

« Avant qu’une pensée ne soit accomplie, venue à maturité, elle accouche d’une nouvelle, et celle-ci à peine née, incomplètement formée, en met au monde une autre, une nichée d’autres qui semblablement se répondent en renvois inattendus et irrattrapables et que jusqu’à présent je n’ai pas réussi à rendre[1919] [1919] « Cannabis Indica », Connaissance par les gouffres, op. cit., p.47. . »

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Quantifier

Ce perpetuum mobile aux fins indécidables, ces coupes brusques (comme dans le cinéma de Rivette), que sont les miettes méthéoriques, ont aussi un rapport privilégié avec ce que je désignerai prudemment (mon savoir y est très limité, et provient plutôt de la science-fiction) par la « théorie quantique », et notamment trois de ses aspects particuliers, liés entre eux : les états indécidables, les mondes parallèles et l’intégration active de l’observateur dans l’expérience. C’est la célèbre illustration du « Chat de Schrödinger », où la mort d’un chat provoquée par la décomposition d’une particule radioactive, si elle n’est pas constatée par l’observateur, reste dans un état superposé (le chat à la fois mort et vivant). Or une grande partie du cinéma intègre le spectateur comme cet observateur qui provoque la mutation irréversible d’un état indécidable à un état fixe. Mais l’autre possibilité ne disparaît pas forcément, elle se maintient dans un état rémanent, contaminant la première. Resnais, « petit chimiste » (selon Daney) et grand joueur, n’a cessé de mettre en scène ce type de paradoxe qui concerne moins les « mondes parallèles » que la manière dont ils influent les uns sur les autres. Dans le couple formé par Smoking/No Smoking, c’est effectivement un récit à choix multiples qui nous est montré, mais chaque situation n’efface pas la précédente, elle s’ajoute à elle.

Ce type d’expérience, Daney le restitue dans sa vision des Contes de la lune vague de Mizoguchi, qu’il oppose au « travelling de Kapo » dans l’article éponyme et posthume publié dans le numéro 4 de Trafic (Automne 1992), et qui était destiné à être le premier chapitre de Persévérance.

« On se souvient de la scène : dans la campagne japonaise, des voyageurs sont attaqués par des bandits affamés et l’un de ceux-ci transperce Miyagi d’un coup de lance. Mais il le fait presque par inadvertance, en titubant, mû par un reste de violence ou par un réflexe idiot. Cet événement pose si peu pour la caméra que celle-ci est à deux doigts de « passer à côté » et je suis persuadé que tout spectateur des Contes de la lune vague est alors effleuré par la même idée folle et quasi superstitieuse : si le mouvement de la caméra n’avait pas été aussi lent, l’événement se serait produit « hors-champ » ou – qui sait ? – ne se serait pas produit du tout.[2020] [2020] Persévérance, P.O.L. 1994, p.27.  »

La méthéorie est ici désignée comme une croyance « folle et quasi superstitieuse », et pourtant elle postule une autre fin possible pour le personnage, une dimension supplémentaire dont l’état semble presque indécidable (la mort est plus loin qualifiée par Daney de « fatalité vague »). Comme une sorte d’architecte quantique, le critique remonte (dans le temps du film et dans le temps du visionnage) ce qui a été vu, pour mettre au jour les nœuds d’indécidables dont les films sont faits. Dans le cas de la comparaison entre le panoramique de Mizoguchi et le travelling de Pontecorvo dans Kapo, Daney précise que le travelling de ce dernier évacue toute possibilité d’échappatoire, et démontre par là l’absence de scrupules du cinéaste (« Pontecorvo, lui, ne tremble ni ne craint : les camps ne le révoltent qu’idéologiquement. »).

Mais le méthéoricien architecte peut aussi mettre à l’ouvrage les rapports entre le temps des films (un « ça aura été filmé » du passé) et le temps du visionnage contemporain. C’est comme cela qu’il faut entendre les drôles de dialogues que Daney rédige dans ses chroniques sur les films à la télévision, Les Fantômes du permanent (titre récupéré d’une chronique similaire de Biette). Renouveler l’expérience de vision à travers le bocal télévisuel, faire jouer les réminiscences anciennes avec une vision contemporaine décalée dans le temps. Est-ce que c’est passé ? Comment ça passe ? Qu’est-ce qui passe ? Mettre en confrontation non le format d’image d’un film à la télévision, mais plutôt un certain état de la cinéphilie d’hier en rapport avec celle d’aujourd’hui : un travail d’historien, mais d’un historien un peu spécial qui aurait la capacité de reprojeter et d’injecter l’événement enregistré d’un film dans le présent même.

À mi-chemin entre des expérimentateurs de drogues (dans le temps du film) et des architectes quantiques (dans le temps de l’écriture), les méthéoriciens ne font qu’assumer la bizarrerie de plongées dans des temps étrangers. Peut-être que les théoriciens, plus lents, regagnent plus aisément leur maitrise, ont le temps de recouvrer leurs esprits. Ni les premiers, ni les seconds, n’ont pourtant le monopole de la sagesse : dans leurs pratiques respectives ils restent, pour reprendre le vocabulaire psychanalytique, aussi bien les analystes que les analysés de leur passage dans le temps. Étudier les textes sur le cinéma, c’est en redoubler l’abîme ; on ne lit pas impunément.

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Images : Les Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet, Fritz Lang, 1955) / Le Tombeau hindou (Das indische Grabmal, Fritz Lang, 1959) / Montage : Le Cinéphile et le village, Pascal Kané, 1991), Les Cinéphiles. Eric a disparu (Louis Skorecki, 1989) et Les Cinéphiles. Le retour de Jean (Louis Skorecki, 1989)/ Moonfleet.