Que quelque chose vienne, Mathilde Girard

Donner un corps

par ,
le 20 septembre 2023

Mathilde Girard a tourné Que quelque chose vienne au temps du couvre-feu et dans les conditions de ce temps : les plans fixes qui tissent le fil de cette chronique donnent la mesure de ce qui survient, c’est-à-dire s’impose d’en haut. Comment, dès lors, filmer que quelque chose vienne dans un moment où précisément tout aura été mis en œuvre pour que rien n’advienne, quand précisément plus rien semblait ne pouvoir arriver à personne sinon la maladie-la mort ? Comment se tenir au plus près de cette situation dans ce qu’elle aura eu de collectif (pour ne pas dire d’universel) et d’intime. Enfin, qu’est-ce que le cinéma aura été en mesure d’enregistrer de cet épisode pandémique ?

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La réalisatrice – qui est aussi psychanalyste, autrice – a entremêlé dans son film une série de plans documentant scrupuleusement le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, juste avant le couvre-feu donc, à deux moments, que l’on pourrait considérer comme deux récits. D’une part celui d’une course en taxi (qui sera l’occasion d’un dialogue très durassien entre la passagère et le chauffeur) et d’autre part les réveils d’Anna (qui peut faire penser à Akerman de Je, tu, il, elle, le film, d’ailleurs aurait pu être sous-titré Toute une nuit).

Les premiers plans de cette chronique montrent une place parisienne, des enfants se passent un ballon, un couple est assis sur un banc, nous tournant le dos dans la nuit décolorée-brillante des commerces et enseignes lumineuses. C’est aussi la présence évanescente de passants masqués qui se hâtent de rentrer ou s’attardent encore. Les gestes pour installer les barrières autour d’un manège, les gestes-barrières.

Nous suivons la claustration d’Anna (Anna Cohen-Yanay), la solitude de ses réveils, de sa langue, de son silence, de ses gestes par lesquels elle continue de passer d’une journée à l’autre et qui scandent le film : préparer le café, se doucher, se brosser les dents. Nous la retrouverons à de nombreuses reprises, étendue dans le silence, juste avant son réveil, au sortir de la nuit dormante. Bien qu’injoignable, elle reçoit de nombreux messages sur son téléphone – déclaration amoureuse, relance d’Énédis, la vidéo d’un ami (Luc Chessel) lui chantant La nuit n’en finit plus, de Petula Clark (dont un des vers donne son titre au film), dans un de ces messages, une amie aimerait lui parler d’un film qu’elle est en train de faire.

Dans d’autres séquences, nocturnes celles-ci, exclusivement nocturnes, il nous est donné de suivre la course d’un taxi parisien, de l’hôpital où séjournait une femme, à son domicile, à Joinville. Le chauffeur (Michael Evans Bejaoui) entame rapidement le dialogue avec cette passagère de la nuit (Anne-Lise Broyer), après lui avoir d’abord demandé sa préférence quant à l’itinéraire. Elle a déjà dû raconter ce qui lui était arrivé, elle souffre d’une maladie rare qui lui a donné de la fièvre, la laissant froide au-dedans – elle s’est réveillée ainsi un matin, ne sentant plus ses muscles, la nuque douloureuse, et l’on peut croire un instant que nous allons assister au récit d’un viol, à l’impossibilité de ce récit, il n’en sera rien.

Elle pouvait, dit-elle, voir ses os tant sa peau était devenue transparente. Vous êtes comme mort, explique-t-elle, très calmement. Quand elle montre sur son téléphone les photographies des bouquets qu’elle compose, dessine, et envoie à des proches, (elle est photographe-dessinatrice) le chauffeur remarque qu’ils sont fanés, évoquant par la suite le souvenir d’une émission de radio entendue-écoutée consacrée à un peintre-brigand italien ; ils parleront du Caravage, de l’impressionnant catalogue de ses pigments de toute provenance, végétale, animale, d’un noir velours, d’un noir animal obtenu à partir de la combustion d’ossements – un noir très rare, très profond, explique-t-elle –, de celui plus métallique, de la mine graphite, qu’elle utilise pour sa particularité de réfléchir la lumière.

Le chauffeur s’adresse régulièrement à d’autres qui circulent et ne l’entendent pas, il leur cède le passage. Les chatoiements furtifs de frêles lueurs ne cessent de se modifier, étalant sur les visages, les peaux, leur substance électrique, faisant de ce clair-obscur les conditions d’une photogénie et de cette course – une course qui prend son temps – une traversée avide de lueurs et de caresses. Il y a dans que quelque chose vienne une très grande intimité et un trouble comme rarement au cinéma – et cela paraît aussi dans le son, qu’on se souvienne seulement du cuir de son blouson quand elle bouge, de ses soupirs à lui quand il ne parle pas.

Les sons associés à Anna sont plutôt ceux de l’élément liquide, des même gestes de vaisselle, de la douche, du brossage des dents devant un miroir embué qui n’est pas sans évoquer la vitre embuée de l’éternité de On m’a donné un corps de Mandelstam[11] [11] On m’a donné un corps — pour quelles fins

Ce corps qui est un seul, ce corps tellement mien ?

Pour la joie tranquille de vivre et respirer,

Qui, dites-moi, dois-je remercier ?

Je suis le jardinier, la fleur aussi,

Dans le cachot du monde je ne suis pas seul.

Déjà la vitre de l’éternité

De mon souffle, de ma chaleur s’est embuée.

Méconnaissable depuis peu la silhouette

En filigrane sur le verre se projette.

Que la buée de l’instant disparaisse,

La chère image ne peut s’effacer.
(traduction de François Kérel dans Tristia et autres poèmes chez Gallimard) . Anna écrit dans son carnet que si elle prête attention aux détails, les larmes lui viennent, elle se sent avec les fleurs qui fleurissent et tombent avant leur heure une communauté partageable. Elle visionne en épluchant les légumes de son dîner un documentaire animalier consacré à un troupeau d’éléphants du désert conduit par la matriarche du groupe qui seule connaît le chemin vers les rivières et où trouver leur subsistance.

La passagère de la nuit en sa maladie confie qu’elle ne pouvait plus aider son enfant à colorier les dessins rapportés de l’école en restant dans les cases, sa main délirait (littéralement), débordait. Elle dit avoir perdu ce qui a le caractère de l’inné et avoir dû activer ses canaux périphériques pour remédier à ce blocage, s’orienter d’une toute manière, par déviation, délestée de l’acquis, sans rien en avoir laissé paraître.

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Comment dans cette circulation nocturne ne pas penser au Camion de Duras, aux Mains négatives ? Comment non plus ne pas penser à cette éternelle question de l’orientation ? Comment s’orienter dans la pensée, dans la vie ? Parce qu’il y a bien sûr cette course en taxi où deux personnages se lient dans l’heure la plus nue, la plus dépeuplante de cette période de confinement, se regardent avec une complicité neuve qui s’inscrit dans les corps, les haleines, les soupirs, nous font croiser les lueurs de gyrophares bleus, le manège découvert d’une bâche à Belleville, les éboueurs, les camions de prostituées et où le chauffeur qui parfois écoute, parfois répond ou questionne, lui-même troublé, finira par perdre son chemin.

Une nuit d’insomnie conduit bientôt Anna à lire une légende hassidique, probablement collectée par Martin Buber : un jour Reb Baruch dont la fille est malade se rend chez un pharmacien. Il ne comprend pas bien l’intérêt de donner à sa fille un remède quand il suffit à dieu de manifester ses miracles, ni pourquoi donner aux malades des poisons pour les guérir. Or il y a dans la kabbale cette idée qu’il faut réparer (tiqqun) une brisure primordiale en libérant les étincelles emprisonnées dans les objets, les animaux, les plantes, les humains. De ce point de vue, nul mieux que les malades ne peut faire meilleur usage des plantes toxiques : ils les guérissent en se guérissant et participent ainsi de cette œuvre, cet acte de création.

Dans Metaphysik und Critik, Hogrebe avance que la mantique (qui proviendrait du flair animal) ne relèverait pas tant d’une interprétation du monde que d’une orientation au sein de celui-ci. S’orienter ce serait encore-déjà penser. Des réflexes de défenses s’activeraient dans le cas d’une situation périlleuse, de risque, d’inconnu, d’obscurité, de malaise, qui verraient s’éveiller en nous cette sensibilité mantique qui est aussi une tout autre manière de lire et d’appréhender le monde. En se concentrant sur des indices visuels ou sonores, nous chercherions davantage à nous orienter qu’à produire immédiatement un sens, notre perception étant radicalement différente selon le degré de dangerosité que nous éprouvons – dans lequel nous nous trouvons. Que quelque chose vienne, qui est aussi un film sur l’écoute, a profondément à voir avec quelque chose de cette sensibilité autre.

Que quelque chose vienne, un film de Mathilde Girard avec Anna Cohen-Yanay, Luc Chessel, Michael Evans Bejaoui...

Durée : 1h10

Vu au FIDMarseille 2023

Images : Le Camion (Marguerite Duras, 1977) ; Les Mains négatives (1979)