Les premiers plans de Fermer les yeux, seul long-métrage réalisé par Victor Erice en plus de trente ans, donnent à voir une statue de Janus, le dieu romain à deux visages. Janus est, entre autres, le dieu des passages ; son nom, en latin, signifie porte. Cette statue ne reviendra dans le film que pour accompagner son générique de fin. Erice nous semble tendre une clé d’interprétation, au seuil de son film sobrement hermétique. Puisque Janus regarde dans deux directions, nous ouvrirons, avec cette unique « clé », deux portes : l’une donnant sur la dissociation, l’autre sur champ-contrechamp.
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Quelques instants après la première ellipse de Fermer les yeux, on réalise que sa séquence d’ouverture n’est pas le début de l’histoire, mais celui d’une histoire dans l’histoire : celle que Miguel Garay (interprété par Manolo Solo) avait écrite en vue d’un film dont son ami, l’acteur Julio Arenas (interprété par Jose Coronado) tiendrait le rôle principal. Julio ayant disparu pendant le tournage, ce film, qui se serait appelé Le Regard de l’adieu, est resté inachevé. Seules quelques séquences, précieusement conservées par Max, ont pu en être montées. Résidus d’une fiction arrêtée, elles sont autant de témoignages de l’existence de Julio, dont les proches demeurent sans nouvelles vingt-deux ans plus tard. Elles attestent de sa présence physique sur un plateau, dans un décor, au sein de tout un existant matériel – et matériellement imposant, d’ailleurs : il s’agissait d’un intérieur bourgeois richement garni, où un comédien corpulent, interprété par Josep Maria Pou, lui donnait la réplique.
En une coupe de deux décennies et deux ans (cette prolifération de « 2 », dans Fermer les yeux, est remarquable), Erice nous fait éprouver qu’une image filmique est susceptible d’être vue de deux façons : comme l’amorce d’une fiction, ou comme une archive errante. Devant le film, un œil aspire à suivre une histoire, quand l’autre recueille les traces d’une réalité physique arrachées au cours des choses. Un œil entend inscrire les personnages dans un récit, connaître leur passé, leur avenir ; l’autre voit surgir des corps abstraits de toute progression narrative : indices éclatants de vies dont pourtant, ils ne racontent strictement rien. La disparition de Julio provoque de curieuses interférences entre ces deux « yeux » discordants. C’est le sens de cette phrase d’Ana, la fille de Julio, dans le film : « Le cinéma est étrange, on voit un personnage, on te dit que c’est ton père. On le voit des pieds à la tête, et on entend sa voix… »
Miguel retrouve Julio, au milieu de Fermer les yeux. Amnésique, ce dernier a oublié jusqu’à son prénom. Il vit désormais au sein d’une institution d’accueil où on l’a rebaptisé Gardel, et s’adonne à des travaux de menuiserie ou encore de peinture en bâtiment. Tout à l’image d’un fragment de film abandonné, Julio/Gardel se tient à la croisée de deux approches possibles : on peut vouloir qu’il « guérisse », qu’il retrouve la mémoire, on peut aussi admettre qu’il agisse coupé de tout récit programmatique. Gardel ignore comment il a appris à faire des nœuds marins, il ignore même ce que c’est, à quoi cela sert… demeure cette évidence (il faudrait le dire autrement mais c’est assez difficile) : il fait des nœuds marins. Un œil travaille à réinscrire ses gestes dans un récit, à rétablir la continuité de son parcours, à le remettre dans ses chaussures (il marche souvent pieds nus). L’autre s’accommode de la déliaison entre son existence actuelle et une histoire personnelle interrompue, dont pourtant son corps demeure le vestige pour celles et ceux qui l’ont connu. Douloureux renoncement (devant Julio/Gardel, sa fille Ana préfère fermer les yeux au sens littéral). S’il n’est pas complètement impossible, c’est parce que « nous ne sommes pas que mémoire », comme Victor Erice le fait dire au psychiatre qui dirige l’institution où Julio/Gardel a trouvé refuge. Comprenons : nous sommes irréductibles à un tissu de biographies interdépendantes. Nous sommes ces corps sensibles et agissant côte-à-côte, au présent et dans toute notre indétermination.
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En dépit de son apparence assez bourrue, Julio/Gardel est aussi le sujet d’un regard (et non pas seulement l’objet de celui des autres) : les champs-contrechamps de Victor Erice le mettent bien en exergue. C’est un regard entier, à peine interrogatif, confondant de maintien au vu de ce qui lui fait face : son vieil ami, puis sa fille qui ne l’ont pas vu depuis tant d’années. Lorsque Julio/Gardel s’exprime sur ce qu’il voit, c’est de façon non-agressive mais abrupte : non, il ne reconnait pas Miguel, non, ce n’est pas lui sur cette photo. Par toutes ces fins de non-recevoir, l’œil de Gardel affirme sa coupure d’avec l’histoire de Julio. Il n’en demeure pas moins que cet œil regarde. En témoignent les quelques objets dont il s’est entouré tandis qu’il perdait la mémoire, dont le plus flagrant : le portrait photographique de la jeune fille (alias Venecia Franco) que son personnage devait retrouver en Chine, d’après le scénario du Regard de l’adieu. Miguel la retrouve dans la chambre de Julio/Gardel, entre les pages d’un cahier où il s’exerce à l’écriture. L’aiderait-elle à (re)construire une histoire qui n’est plus, ou pas encore écrite ?
On apprendra plus tard que lorsqu’il s’est présenté au seuil de son institution, Julio/Gardel la transportait avec d’autres bibelots et souvenirs rassemblés dans une boite en carton. S’y trouvait une pièce de jeu d’échec (un roi blanc) que Miguel voit comme une nouvelle référence au tournage du Regard de l’adieu. Mais la différence avec celle que Josep Maria Pou prélève sur son échiquier de prestige pendant la première scène du film n’en est que plus criante : le roi blanc de Julio/Gardel est d’un modèle très quelconque. Aussi quelconque que le reste de cette boite, pour ce qu’on en devine. Fermer les yeux nous aura fait visiter bien d’autres petits et grands musées personnels : un fonds de bobines 35 mm chez Max, un garde-meuble plein d’accessoires et de costumes du côté de Miguel, un petit coffre à jouets rempli de trésors (dont l’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat sur feuilletoscope) retrouvé dans l’une de ses malles. Tout en y faisant écho, le contenu de la boite de Julio/Gardel semble moins généreux, moins pittoresque, de moindre valeur culturelle. Tout cela ressemble au banal fourbi de tickets de transport, bouchons, étoffes, papiers d’emballage et petits cailloux que l’on garde de nos fêtes, de nos promenades, des moments que l’on voudrait se rappeler : accumulés aux fonds des sacs et des tiroirs, nombre d’entre eux finissent par ne plus rien nous dire – sinon que notre immémoriale propension à la collecte se double d’une disposition toujours plus surprenante à l’oubli.
Julio/Gardel ne dit rien, dans le film, des raisons pour lesquelles il a amassé, puis conservé ces objets. Abstraction faite de toute intrigue, une chose est sûre : à l’instar des Objets sous contrainte photographiés par Jean-Robert Dantou (des effets personnels de patients psychiatriques documentant des « situations microscopiques de prises de décisions[11] [11] Ce travail fait partie des trois séries photographiques réalisées par Jean-Robert Dantou, dans le cadre d’un projet mené en collaboration avec un groupe d’anthropologues et de sociologues sur le quotidien des personnes souffrant de troubles psychiques. L’ensemble a fait l’objet de la publication suivante : Jean-Robert Dantou, Florence Weber (dir.), Christian Caujolle (post.), The Walls Don’t Speak. Les murs ne parlent pas, Heidelberg, Kehrer, 2015. »), chacun d’entre eux atteste d’un choix de sa part : celui de ne pas s’en séparer. On peut imaginer que ses critères étaient flottants, peut-être aussi dérisoires qu’une simple question d’aspect (une forme évocatrice, une couleur familière). Mais le menu barda de Julio/Gardel est bien le signe que son regard restait à l’œuvre tandis qu’il fuyait son histoire. Au terme de sa fugue dissociative enfin, avant de le consigner auprès du personnel de sa maison d’accueil, il en a donc extrait la photographie de Venecia Franco pour la garder sur lui : sans connaître les raisons de ce geste, on peut y voir l’ultime démonstration d’un regard non-indifférent, bien que « hors récit ».
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À la fin de Fermer les yeux, dans un ancien cinéma ressuscité pour l’occasion, Julio/Gardel assiste (accompagné) à la projection de la fin du film dont en disparaissant, il a suspendu la réalisation. On ne saura pas si l’expérience est bien thérapeutique, si elle lui permet de retrouver la mémoire. Mais il regarde, ainsi celles et ceux qui l’entourent à cet instant : la série des gros plans qui concluent Fermer les yeux nous en assure. L’objet de ce regard se trouble tant il plonge, avec celui des autres, dans le cœur obscur de la caméra tenue par Valentin Alvarez. Julio a-t-il reconnu tout ce décor ? La jeune fille dont il détient toujours le portrait ? S’est-il reconnu lui-même, sur l’écran ? Peut-être a-t-il simplement suivi l’histoire, cette fois, comme aveugle à tout le matériel qu’elle met en œuvre. Qu’en retient-il ? Cette histoire dont nous étions dessaisis dans l’histoire, celle du Regard de l’adieu, on en rattrape le fil : il s’agit bien de regard, de veillée, de séparation. Elle tend son miroir à celle de Julio et plus encore, à celle du public dont il fait partie, à cet instant.
Fermer les yeux n’importe pas seulement pour le propos – nécessairement teinté de nostalgie – qu’un cinéaste né en 1940, et si rare, tient ici sur le cinéma tel qu’il l’a connu. Toute l’intelligence de Victor Erice consiste à utiliser le cinéma (ainsi que l’a rigoureusement défini Raymond Bellour : « La projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le temps prescrit d’une séance plus ou moins collective[22] [22] Raymond Bellour, La Querelle des dispositifs. Cinéma – installations, expositions, Paris, P.O.L, 2012, p. 14. ) pour désenclaver son sujet, à savoir la dissociation psychique, du registre intra-individuel et l’aborder à l’échelle d’une communauté.
Avant que Max n’enclenche le projecteur, Miguel répartit les spectateur·rices dans la salle, par groupe de deux – toujours 2. Ce curieux cérémonial met l’accent sur la dimension collective de l’expérience, ce qu’elle engage de voisinage physique. Il rend palpable la singularité de ce public (singularité due à l’amnésie de Julio/Gardel) : il est remarquablement composite. Il y a fort à parier que personne n’aborde le spectacle à venir sous le même angle. Les un·es ont connu Julio avant qu’il disparaisse, les autres connaissent Gardel depuis qu’il a tout oublié… entre les deux, une ligne de fracture sillonne le groupe. Un plan d’ensemble (fixe) nous invite à suivre les méandres qu’elle dessinerait, entre les fauteuils du cinéma qui l’accueille. Comme un lichen, elle grimperait à la surface de l’écran : Julio est d’un côté, Gardel, de l’autre.
La « guérison » de Julio – en tant qu’évènement le concernant à titre individuel – est incertaine, mais cette césure non colmatée dans son parcours est supporté par le groupe. Elle se faufile entre les regards qui défilent, un à un, à l’écran, elle s’insinue dans le raccord. Cette lézarde, l’empreinte de la dissociation parmi nous (plus que dans la psyché individuelle), est bien l’objet du film de Victor Erice. La statue du dieu bicéphale qui inaugure le film devait nous mettre sur la voie, tant elle est vue de profil. Ce que vise cette image, c’est ce qui la partage en deux : la colonne minérale contre laquelle Janus s’adosse à lui-même. Julio/Gardel est en équilibre sur cette ligne, dos à son double, appuyé contre ce qui l’en disjoint. La beauté du geste d’Erice, c’est qu’il tient pour possible qu’une communauté – comme une image de cinéma – héberge une telle schize. Qu’elle s’y ouvre, la contienne. Que l’on comprenne, ne serait-ce qu’un instant, ce qui nous sépare.