Le 6 octobre 2022, alors que le gouvernement français annonçait son plan de « sobriété énergétique », un collectif d’artistes, de technicien·ne·s, de critiques, de comédien·ne·s, bref de membres du vaste monde du cinéma français se réunissait à l’Institut du Monde Arabe. Faisant suite à une tribune parue dans Le Monde en mai dernier, la réunion visait à réfléchir collectivement à la nature de la crise traversée par le cinéma en France, et aux solutions à envisager pour en sortir. Une réunion qui, bien qu’elle manquait parfois d’enjeux concrets, a eu le mérite de rendre évidente la nécessité d’organiser, en effet, des États Généraux du cinéma ouverts à l’ensemble du secteur.
Les initiateur·ice·s du mouvement, Judith Lou Lévy, Elisabeth Perez, Cyril Brody, Axelle Ropert, Grégory Gajos et Gautier Labrusse, ont séparé cette réunion en trois temps : un retour sur la crise qui traverse actuellement le cinéma, une description des menaces qui pèsent concrètement sur la création cinématographique en France, et enfin un focus sur les salles de cinéma, elles aussi gravement menacées. Des banalités, pourrait-on dire : et en effet la « crise du cinéma » est de ces vieilles rengaines que l’on entend depuis toujours, mais qui semble avoir pris, ces deux dernières années, une nouvelle réalité. Car aux crises structurelles avec lesquelles le cinéma français se débat depuis longtemps (le vieillissement du public, la concurrence des plateformes de streaming, la concentration des entrées autour d’un nombre toujours plus restreint de films…) s’est ajoutée une crise conjoncturelle aux effets dévastateurs : celle du COVID, ses confinements en série, et son passe sanitaire. Après les records d’entrées de 2019, c’est donc la chute libre, et les semaines de « retour à la normale » de 2022 s’enchaînent avec des entrées en salles toujours plus faibles, alors qu’un CNC obsédé par la rentabilité fait la sourde oreille. La crise est de plus en plus tangible, le basculement de plus en plus proche, les inquiétudes de plus en plus fortes. Bref, selon les professionnels de la profession, nous allons à la catastrophe.
Malheureusement, malgré quelques interventions réjouissantes (le rappel de Saïd Ben Saïd concernant le fonctionnement du CNC et de la TSA ou le discours malicieux et fort de Clément Schneider), la réunion a bien souvent tourné à un éloge général de la magie du cinéma français, de meilleur goût que les spots de la fête du cinéma mais parfois pas très éloigné sur le fond. Si nous voulons éviter la catastrophe, il faut peut-être mettre derrière nous ces considérations abstraites ; il sera difficile de convaincre qui que ce soit, y compris ce « public » fantasmé dans les discours des uns et des autres, si l’on reste dans ces affirmations un peu trop simples, réductrices, consensuelles. Illusions peut-être liée à l’amour du texte, si fort dans notre cinéma : que l’on peut résoudre une crise économique en se payant de mots. Il faudra pourtant bien parler d’économie, d’investissement et de statuts, et il vaut mieux entamer ces difficiles conversations le plus tôt possible. Oui, le cinéma français est sans doute magnifique, varié, riche de son histoire : et maintenant ? et après ?
C’est souvent du public, venu en nombre (deux salles de l’Institut du Monde Arabe étaient remplies, et d’autres personnes attendaient dehors) que sont venues les interventions les plus précieuses, plutôt bien accueillies dans la salle. En signalant, d’abord, le manque de diversité chez les professionnel·le·s intervenant à la tribune, presque uniquement des hommes et des femmes blanc·he·s. En rappelant, comme l’a fait Abraham Ségal, que cette crise ne devait certes pas mettre en péril les acquis du CNC et son système unique au monde, mais qu’elle pouvait aussi permettre de repenser fondamentalement le fonctionnement de ces institutions qui a aussi ses problèmes et ses limites (pour ne citer que la plus évidente, rappelée par Valérie Osouf, celle d’avoir un président accusé d’agressions sexuelles, nommé puis renommé malgré cela par le Président de la République, et ce contre l’avis d’une bonne part des professionnels de la culture et du cinéma). Plusieurs autres intervenant·e·s, à l’instar de Dominique Cabrera, ont également soulevé une question qui fâche : et si le gouvernement refuse d’organiser ces États Généraux ? Alors, une seule solution : s’auto-saisir en États Généraux et organiser de front une lutte plus directe. Ces États Généraux, quelle que soit leur forme, tant qu’ils ne sont pas un « dialogue social » totalement creux, devront avoir lieu, d’une manière ou d’une autre, car trop de choses sont encore irrésolues, tendues, prêtes à craquer – et seules des propositions concrètes, chiffrées, matérielles, pourront répondre aux attentes. Des propositions qui devront s’adresser à toutes et tous, dans toutes les professions et tous les secteurs : dans son intervention, Dominique Cabrera appelait aussi à en finir avec les querelles de chapelles et la défense des intérêts personnels. Le système du CNC se vante souvent d’être vertueux ; rendons alors cette vertu plus universelle, plus égalitaire, qu’elle profite à tout le monde et surtout à ceux qui en ont le plus besoin. Le cinéma n’est ni les metteurs en scène, ni les producteurs, ni les scénaristes, ni les techniciens, ni les distributeurs, ni les exploitants, ni les critiques, ni les spectateurs, mais tout cela à la fois : alors réclamons tous ensemble, et pour tous, un vaste plan qui concernera l’ensemble du cinéma français.
Aux deux tiers, c’est à dire au moment où la tentation de faire une sieste était à son paroxysme, Denis Gravouil, secrétaire de la CGT Spectacle, fut le plus direct, d’une phrase qui résume tout l’enthousiasme de la fin de la réunion : « Si le CNC ne vient pas, alors allons au CNC. » Si les États Généraux appelés par les organisateurs sont une référence aux États Généraux du Cinéma de 1968, organisés à la suite des révoltes du mois de mai, il faudrait peut-être rappeler que le cinéma était aussi le milieu de la grande répétition générale pré-mai 68, c’est à dire les manifestations de soutien à Henri Langlois. Il est bien possible que le petit monde du cinéma, en cherchant à se renouveler et à se mettre au diapason de la société, se souvienne tout à coup qu’il n’est jamais autant à sa place qu’à l’avant-garde des luttes sociales. Voilà, pour le CNC et le Ministère de la Culture, une bonne raison de l’écouter.