Secteur 545 est visible sur la plate-forme Tënk, dédiée à la diffusion du documentaire d’auteur, jusqu’au 14 mai. Cliquer ici pour accéder à la page du film.
« Quoi faire pour le bonheur des champs
Sous quelle étoile la terre retourner, Mécène
Et aux ormeaux attacher les vignes comme il faut
Quel souci des vaches
Quel entretien pour obtenir des troupeaux
Et pour les abeilles rares quelle expérience
C’est ici mon chant qui commence [11]
[11] VIRGILE, Le souci de la terre, nouvelle traduction des Géorgiques par Frédéric Boyer, Gallimard, 2019, p. 53.
»Ces scansions ouvrent le long poème épique et didactique de Virgile, Les Géorgiques, rebaptisé Le souci de la terre par Frédéric Boyer dans sa traduction de 2019. Cette introduction à un vaste poème de la vie agricole donne un écho judicieux à ce que Pierre Creton entreprend assidûment dans son chant de cinéma : filmer l’interminable cortège du vivant dans l’humilité de ses manifestations proches, en inventer l’entretien depuis le centre d’une vie paysanne en Haute-Normandie. Il ne faut cependant pas se méprendre. Exit le lyrisme : l’esthétique de ses films évacue le sublime et le pittoresque pour dessiner des formes délicatement fuyantes.
De Secteur 545 on peut dire qu’il est fait de deux ou trois films étrangement tronqués, menés en parallèle, se chevauchant pour donner un objet évidé en son centre, au sujet vagabond. Dans le poème de Virgile, Pierre Creton occuperait moins l’office détaché et impérieux du poète que celui pratique du travailleur terrien : « Ce ne sera pas le cinéaste qui les filme, mais le peseur, celui qui partage leur quotidien [22] [22] CRETON Pierre, « Une trilogie en pays de Caux » in Chimères, n°73 février 2010, p. 50. https://www.cairn.info/revue-chimeres-2010-2-page-49.htm?contenu=article ». Il est le paysan, celui qui prend à la lettre la notion du souci, la fait sienne pour embrasser au quotidien plantes, animaux, hommes ; leur trouver un soin, donner à entendre une expérience.
A l’aide une petite caméra numérique, deux ou trois films : depuis le secteur géographique du titre, récit d’une expérience professionnelle de peseur laitier et du lien tissé par Pierre Creton avec les agriculteurs, étude contrastée de la vie et des idées des éleveurs, portrait sophistiqué d’un collègue réservé et indépendant. Pourtant sur ces trois plans nous sommes déçus, le film ne part ni ne va vers aucune thèse. Le journal personnel, l’enquête ethnologique, la caractérisation intime : ces procédures dialoguent librement mais n’aboutissent pas. Par hypothèse, on peut déjà distinguer le geste esthétique vibrant à travers Secteur 545 : plutôt qu’un souci de discours qui enclenche une représentation du monde, c’est un souci du monde, un souci de la terre (la matière agricole ; le milieu qui nous accueille), qui appelle ici à une représentation de cinéma.
Pour mieux cerner ce qui nous préoccupe on peut écouter le principal intéressé : « La poésie c’est : faire une tarte aux pommes ; plus aujourd’hui que jamais [33]
[33] SPENO Joffrey, Pierre Creton « La poésie c’est : faire une tarte aux pommes ; plus aujourd’hui que jamais », entretien avec Pierre Creton, Diacritik, 13 novembre 2019.
https://diacritik.com/2019/11/13/pierre-creton-la-poesie-cest-faire-une-tarte-aux-pommes-plus-aujourdhui-que-jamais-le-bel-ete/
». Le souci de la terre transposé en matière de cinéma se caractérise alors par la concentration sur les gestes simples et leur facture intime, d’une certaine façon leur auto-suffisance en tant que poésie. Le rythme de montage de Secteur 545 est vif, une multiplicité de petits moments s’y entrecroise. La terre – c’est-à-dire l’ancrage du film – est d’avantage comprise comme les cinq ou dix mètres carrés avec lesquels chacun a un rapport instantané (l’espace nécessaire à faire une tarte aux pommes, à sentir la chaleur d’une vache), plus qu’elle n’est une étendue d’espace contemplée (on note la rareté des plans d’ensemble dans ce film rural).
Se soucier des êtres commence par l’accueil de leurs gestes sans gloser par dessus, par l’attention à la sensualité des instants infimes qu’ils déploient. S’en induit un ensemble de micro-séquences. Ce peut être un agriculteur ouvrant et fermant des barrières pour gérer son troupeau, une corneille qui sautille dans une maison, une vache qu’on écorne. L’art des portraits de ce film décrète leur fraternité (ensemble, ils sont aussi la terre). Dans les interstices du documentaire certaines mises en scène ont l’allure de petites fantaisies. Pour décrire fidèlement le délicat sortilège de cet amas de cellules poétiques anodines, discrètes (au double sens de « réservées » et de « séparées »), les formes littéraires les plus nues s’offrent, telles le haïku ou la liste :
– Un couple d’agriculteur pose devant un bosquet, ils répondent vaguement à la question « quelle différence fondamentale entre l’homme et l’animal ? ». L’homme attrape leur gros chat et le ramène face caméra.
– Un homme élancé salue une femme et franchit la porte qu’elle lui a ouverte.
– A l’intérieur, un atelier de sculpture. Un buste de l’homme se fabrique. Une jeune fille rentre, demande la permission pour aller se promener.
– La jeune fille se baigne.
– Sculpture de la jeune fille.
– Une enfant rêvasse dans une salle de traite.
– L’homme élancé allume une cigarette et épluche des pommes de terre.
– Lui et Pierre Creton discutent de leur travail en mangeant des moules et buvant du vin.
Cette liste issue de quelques plans pris au hasard témoigne de l’accueil d’une réalité proliférante par le film. Accueil qui ne cherche pas à dénoter quoique ce soit dans cette prolixité, ne définit pas d’acmé, d’où une précieuse impression de vacuité. Des « fantaisies », une « vacuité » esthétique : cela n’équivaut pourtant pas à de l’inconséquence. C’est une façon qu’a le film d’être récréatif, ou une facette de son souci. Ainsi l’attention soudaine et sans suite aux jeunes filles ouvre à d’autres temps, à d’autres sensations dont la qualité de présence prévaut sur leur charge significative. Fugaces apparitions par lesquelles elle deviennent instantanément partie prenante des affaires du film : problématiques agricoles, problématiques d’amitiés, de travail, de rencontres.
En catimini, Secteur 545 procède d’un subtil jeu de masses, élégamment reflété par le travail de sculpture qu’accompagne le film. Dans le balancement des tonalités, il est vain de décréter ce qui est crucial et ce qui est nul. Et l’on passe avec une égale attention de la déchirante pudeur de brèves images d’abattoirs (précédées d’un extraordinaire câlin de Pierre Creton à une vache) à de petites chamailleries ou paroles sans but. Sculpture, plaisir sensuel des masses corporelles, goût du portrait esquissé, tourbillonnement du lait chaud. Les plans aux soigneux cadrages et aux noirs et blancs de graphite créent une émouvante stupéfaction à toute apparition de vaches, ces calmes dinosaures aux gigantesques poitrines rectangulaires. Un même bonheur à filmer se dégage de la scénographie complexe des salles de traite ou de la figure du collègue du cinéaste : profil aquilin, corps longiligne, regard perçant du timide, cigarette ou Kierkegaard à la main, cuir sur les épaules ; en quelques moments il trace en solitaire la veine du western (ne sommes-nous pas dans un film de vachers ?). Tous ces éléments font les parenthèses, poids et contrepoids, routines et exubérances de Secteur 545. Ils donnent une idée de son sublime souci, de ses profils merveilleux.