Selçuk Artut (V.F.)

Soyutlamalar (Abstraction)

par ,
le 18 juin 2025

Istanbul Experimental et Salt Beyoglu rendaient hommage, le dimanche 11 mai 2025, à Teoman Madra. Cet artiste est l’un des premiers à explorer l’art vidéo en Turquie, au tournant des années 1980, avant de se consacrer à l’expérimentation numérique. Lors de cette séance, Selçuk Artut (plasticien et théoricien spécialisé dans le media art) a donné un aperçu inédit de l’œuvre de Teoman Madra, en projetant de rares images issues des archives personnelles de l’artiste. Nous lui avons proposé de desceller la « boîte noire » et de nous livrer son code source pour aborder les expérimentations de Teoman Madra. Au-delà du portrait de l’artiste, Artut dessine une perspective archéologique mondiale du media art turc.

Autoportrait kaléidoscopique de Teoman Madra, (archives Teoman Madra, non daté)

Débordements : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser, en tant que chercheur et praticien, à l’œuvre de Teoman Madra ?

Selçuk Artut : Cette œuvre me concerne directement parce qu’elle soulève des enjeux importants pour ma pratique. Il faut dire que je n’ai pas une formation artistique classique. J’ai grandi avec l’ambition de devenir scientifique et j’ai d’abord étudié les mathématiques. En parallèle de mes études, je m’aventurais volontiers dans d’autres milieux, en particulier la musique, qui était un moteur pour moi. Plus tard, en 1998, j’ai formé Replikas avec d’autres musiciens, un groupe de musique assez expérimental, proche du noise

À partir de 2005, environ, j’ai commencé à utiliser l’informatique pour créer des performances sonores. J’utilisais différents logiciels pour créer mes propres interfaces. C’était un moyen de développer une sorte de lutherie numérique, de fabriquer mes propres instruments. J’ai ensuite senti le besoin d’approfondir ma pratique à un niveau plus conceptuel, et j’ai obtenu un doctorat à la European Graduate School, où j’ai travaillé avec Siegfried Zielinski. Je me suis intéressé à la préservation des œuvres de media art, qui est un problème auquel les galeries, les espaces d’exposition et les institutions culturelles n’accordaient pas suffisamment d’importance selon moi. 

J’ai commencé à travailler en vue d’une publication, en me rapprochant d’institutions telles que ZKM (Zentrum für Kunst und Media de Karlsruhe, qui œuvre à préserver les œuvres de media art), le Tate Modern et Rhizome. Je suis devenu ma propre étude de cas, puisque je faisais face, moi aussi, au problème de la conservation de mes œuvres. Je me suis intéressé au travail d’Ekmel Ertan (artiste et chercheur turc spécialiste des relations entre art et technologie), qui écrivait une histoire du media art des artistes turcs, dans laquelle je figurais. Je voulais connaître ceux qui étaient venus avant moi, puisque le media art n’a certainement pas commencé dans les années 2000.

C’est là que j’ai croisé le nom de Teoman Madra. Je connaissais sa femme, Beral Madra, qui était une curatrice très reconnue, et qui m’a proposé de rendre visite à Teoman dans leur maison familiale d’Ayvalık, une ville côtière à cinq heures de route d’Istanbul. J’y suis allé et j’ai réalisé qu’il y avait là une archive extraordinaire. Des étagères empoussiérées remplies de cassettes VHS, de CD, de disques durs, qui étaient en train de se dégrader. Teoman Madra était dans un état de démence tel que je ne pouvais pas communiquer avec lui. J’ai été pris d’un sentiment d’urgence : je devais sauver cette archive, et la numériser avant qu’elle ne tombe dans l’oubli. J’ai donc rempli ma voiture de ces archives, je suis retourné à Istanbul et j’ai commencé à tout numériser. C’est à ce moment que je me suis familiarisé avec son travail. 

J’ai découvert sa pratique de la photographie expérimentale, dans les années 1960 et 1970. Il utilisait des sources de lumières en les faisant passer devant la caméra, avec de longs temps de pose, qui lui permettaient de créer des motifs (patterns). Mais ces motifs n’étaient pas aléatoires, il s’agissait de motifs musicaux : Teoman écoutait beaucoup de musiciens d’avant-garde comme Ornette Coleman, John Cage, ainsi que des compositeurs turcs comme Bülent Arel, İlhan Mimaroğlu, İlhan Usmanbaş. Il était féru de compositeurs expérimentaux. Et il créait ces motifs lumineux en écoutant leur musique, ils avaient la même harmonie, ils avaient la même signification gestuelle. Je me suis dit que c’était une belle rencontre car, pour Teoman aussi, la musique était un moteur ! J’ai senti que je devais protéger son travail, lui donner une visibilité plus large, afin que le travail de Teoman Madra soit enfin reconnu. J’aime à le décrire comme le chaînon manquant dans l’histoire du media art turc.

Épreuve des expérimentations photographiques de Teoman Madra (archives Teoman Madra, non daté)/Photo de Teoman Madra aux côtés de son appareil et de ses tirages (archives Teoman Madra, circ. 1973)

D. : Arrêtons-nous sur cet intérêt pour la musique, qui vous relie à Teoman Madra. La référence à la musique est assez courante dans l’art vidéo et ce que vous appelez le media art, qui inclut plus largement l’usage artistique des nouveaux médias. Les premiers synthétiseurs vidéo sont d’ailleurs construits sur le modèle des synthétiseurs musicaux. Pensez-vous qu’il y ait quelque chose de spécifique à l’œuvre de Teoman Madra ? Vous avez parlé de son travail avec la lampe torche et la pose longue, ce qui suggère une pratique quasi-chorégraphique de la photographie.

S. A. : Tout à fait. À certaines occasions, dans les archives, j’ai trouvé des descriptions de ses danses pendant les poses longues, en écoutant les musiques que j’ai mentionnées. Mais plus tard, dans les années 1980, le lien avec la musique prend encore une autre dimension, puisqu’il produit des œuvres temporelles, dans lesquelles il inclut directement la musique. Dans les années 1980 et 1990, il poursuit son exploration des formes d’« art génératif » (ce qui est un terme générique, si l’on veut) en s’ouvrant au multimédia, et en combinant donc images et sons. Il ne cesse de faire référence à l’idée de synesthésie, qu’il considère comme la composante centrale de son travail. 

La différence principale, si on voulait comparer sa pratique et la mienne, c’est que Madra n’était pas un musicien. C’était un excellent auditeur, qui utilisait la plupart du temps de la musique très expérimentale, qu’il était parfois assez difficile à catégoriser comme proprement « musicale ». À cette période, il travaillait au contact de musiciens. Dans les années 1980, par exemple, il travaillait avec Okay Temiz, un percussionniste et batteur expérimental turc, avec qui il organisait des concerts de jazz. Le groupe de Temiz jouait pendant que Madra projetait ses œuvres vidéo. Ces œuvres étaient génératives, même si les outils que Madra utilisait pour les créer n’étaient pas a priori conçus pour cela. Il utilisait par exemple Deluxe Paint, un programme destiné au design graphique, qui n’avait rien à voir avec la création d’œuvres temporelles, mais dont il faisait un usage expérimental. Il utilisait des dispositifs d’enregistrement complètement inconnus à l’époque, créait des boucles de feedback en dirigeant sa caméra vers l’écran, afin que les images fixes qu’il projetait deviennent des images temporelles, évolutives. La latence dans la boucle de feedback générait l’œuvre. 

À cette époque, plutôt que de danser, il utilisait sa souris pour accompagner la musique en direct. Ses œuvres ne prétendaient pas être un équivalent visuel direct des motifs rythmiques, il s’agissait simplement de produire des motifs et des visuels génératifs. Dans les années 1990, il acquiert un Mac et un PC puis, vers 2006, un iPad, qu’il utilise encore de façon créative en écoutant de la musique. En ce sens, c’était un auditeur très actif.

D. : À travers la musique, vous avez mis en lumière une évolution des outils de Teoman Madra, au fil de l’obsolescence technique. Comment Madra abordait-il ces nouveaux outils ?

S. A. : Remontons en arrière, au moment où il revient en Turquie après des études en agrologie aux États-Unis : durant son service militaire, il rencontre un officier photographe, à qui il achète un appareil, le Bessamatic de Voigtländer (marque d’appareils photo allemande). C’est cet appareil qui lui permet d’expérimenter avec la pose longue, et c’est, me semble-t-il, son tout premier outil technologique en tant qu’artiste. Ensuite, il commence à fabriquer ses propres objectifs et autres composants. Nous n’avons malheureusement pas beaucoup de matière sur ce sujet. 

En 1985, une compagnie turque, qui se charge de la vente et de la distribution des ordinateurs en Turquie, lui donne un Amiga 1000. C’est là qu’il commence à explorer les logiciels, qu’il achète ses premiers appareils d’enregistrement, qu’il utilise des caméras, etc. C’était un faiseur, donc il achetait des outils mais ces outils n’étaient jamais suffisants pour lui, il devait leur fabriquer des extensions, les modifier, etc. Et comme je le disais, il fabrique ses propres ordinateurs dans les années 1990. Enfin, de 2006 à, disons, 2015 (qui marque la fin de son activité), il utilise des iPads, en combinant ses photographies de motifs lumineux avec ses œuvres d’art numériques, en faisant des sortes de collages multimédia. Voilà pour ce qui est de son évolution technologique. 

En ce qui concerne les supports, il utilise d’abord des négatifs analogiques, puis passe aux cassettes Betamax, puis VHS, avant que les PC n’arrivent. Il se met à utiliser les CDs, les floppy disks puis, plus tard, les disques durs. Enfin, et c’est quelque chose que j’ai oublié de mentionner, il se convertit à l’internet art. Vers 2000 (bien que je ne sois pas sûr de la date), il crée un site web, NewMediaKitchen, sur lequel il expose ses œuvres. Même si tous ces changements ont l’air assez rapides, il y a eu un temps assez long entre sa découverte des VHS et ses débuts dans l’informatique. 

Il y a quelque chose que Madra et moi avons en commun : il avait une approche critique de ces outils. Il les utilisait seulement pour produire des résultats expérimentaux, et non seulement pour appliquer ce pour quoi ils avaient été programmés. Pour en revenir à son utilisation de Deluxe Paint : c’est un logiciel de design qu’il utilise comme un logiciel d’effets spéciaux, comme un programme de motion design. Il était capable de tracer sa propre route à travers l’expérimentation. L’approche moderniste du fait technique présente chaque nouveauté comme un progrès, qui doit donc être accepté en tant que tel. Au contraire, l’approche que nous revendiquons, lui et moi, que je qualifierai de « post-moderniste », préfère remonter à l’origine de l’innovation technologique, pour mener des expérimentations et faire en sorte d’avoir un usage informé et anticonformiste de ces outils.

Expérimentations vidéo de Teoman Madra, montage de Selçuk Artut (archives Teoman Madra, non daté)

D. : Comment vous situer par rapport à une approche plus matérialiste ? Pour ne parler que du hardware, les outils que Teoman Madra a utilisé, comme peut-être certains de vos outils, sont le produit du capitalisme de la tech étatsunien, fondé sur l’exploitation de matières premières dans les pays du Sud global. Est-ce que l’origine industrielle de ces outils n’est pas, elle aussi, à interroger ?

S. A. : C’est un bon argument, mais ce n’est pas là où je voulais en venir. Je parlais d’« origine » dans le sens où on peut se demander : d’où viennent les algorithmes ? Comme on le sait, Al-Kwârizmî était un mathématicien perse. On ne peut pas le nier, notre accès aux nouvelles technologies est déterminé par les conditions matérielles de leur production. Mais je crois que, pour une part, la démocratisation d’Internet permet, justement, de dépasser de ces frontières.

Pendant la période qui m’intéresse dans mon propre travail, celle des Lumières islamiques, une notion comme celle de propriété intellectuelle n’aurait eu aucun sens. Les œuvres de cette période sont toutes anonymes. De quel droit pourrais-je dissimuler quelque chose que je connais grâce à d’autres afin d’en faire meilleur profit ? Je suis pour le partage de la connaissance et des outils et j’ai d’ailleurs publié un livre il y a deux ans dans lequel je donne tous mes codes aux lecteurs pour qu’ils puissent reproduire eux-mêmes mes œuvres. C’est un idéal d’opensource. 

Pour parler maintenant d’impérialisme culturel, il me semble que la notion de « Beaux-Arts » a été créée par l’Occident. Je ne veux pas dresser un tableau trop binaire, en faisant mine d’opposer l’Orient et l’Occident, mais il est vrai qu’en Orient l’art a longtemps été anonyme et qu’il n’y avait pas de distinction entre l’individu artiste et la foule, le commun. L’artiste pouvait tout aussi bien effectuer des tâches utilitaires, comme peindre un mur. C’est plutôt avec les Lumières occidentales qu’est apparue cette idée de l’art comme objet de propriété.

D. : Est-ce que cette histoire des Lumières islamiques avait de l’importance pour Teoman Madra et d’autres artistes turcs de sa génération, tels que les membres du groupe NOMAD (groupe initié par Başak Şenova, Emre Erkal and Erhan Muratoğlu en 2002, consacré à l’expérimentation numérique) ? Madra semble avoir été un artiste relativement solitaire malgré ses nombreuses collaborations, il n’a jamais fait partie d’un groupe ou d’un atelier.

S. A. : Disons que son couple avec Beral Madra, qui était une curatrice reconnue, lui assurait un certain réseau, et une certaine influence. Il était ami avec John Cage, avait des discussions avec Nam June-Paik, il traînait avec des artistes Fluxus. Il a d’ailleurs produit des enregistrements de performance Fluxus. À partir des années 90, Madra acquiert un caméscope et documente presque systématiquement différents événements de sa vie. C’est encore une autre partie de ses archives, que je n’ai pas encore mentionnée : la partie documentaire. 

Pour en revenir à votre question, il collaborait effectivement avec des musiciens et des artistes, dont ceux de NOMAD. Ces artistes underground le connaissaient bien parce qu’il assistait aussi à leurs spectacles, les rencontrait, et était parfois invité à présenter son travail lorsqu’ils organisaient un événement. Il était ami avec İlhan Usmanbaş, qui vivait aussi à Ayvalık. Usmanbaş est un compositeur turc, plutôt proche de cercles académiques. Il avait aussi des liens avec İlhan Mimaroğlu, un compositeur de musique électronique. Mais il n’a jamais fait partie d’une famille d’artistes en particulier. Il tenait à son indépendance. J’aurais donc bien du mal à lui trouver un groupe comme NOMAD. Il n’a jamais voulu en faire partie, la position périphérique semblait lui convenir parfaitement.

D. : Le lien que vous cherchez à mettre en évidence, entre une histoire ancienne et les techniques actuelles, n’est pas sans rapport avec l’archéologie des médias. Vous avez mentionné Siegfried Zielinski, avec qui vous avez travaillé à la European Graduate School. Que permet l’approche média-archéologique quand il s’agit, par exemple, de comprendre l’utilisation de l’abstraction dans l’art vidéo de Teoman Madra ? (Car vous préparez en ce moment un livre sur Madra nommé temporairement Soyutlmalar, le mot turc pour « abstraction »…)

S. A. : En effet, Zielinski enseignait l’archéologie des médias à l’European Graduate School. Il est l’auteur d’une thèse sur les supports d’enregistrements vidéo des années 1980. Zielinski a passé beaucoup de temps dans les archives, en creusant très profond, remontant même jusqu’à la Chine du IIIe-IVe siècle, et traversant la période des Lumières islamiques à Bagdad et Damas et toutes ces villes. Il cherchait les prémisses de ce à quoi nous assistons aujourd’hui, que nous appelons, pour certains, le media art. 

Il y a une idée contre laquelle je me suis toujours battu, celle de « nouveaux médias ». Le « nouveau média », d’un point de vue philosophique, est un cliché. « Nouveau » est un terme que l’on a beaucoup emprunté à la période moderne, qui s’est construite en rupture avec la tradition, et qui est très liée au consumérisme. Je pense que nous devrions revenir à l’histoire depuis la perspective de Zielinski, faire ce travail d’excavation et retrouver l’héritage culturel qui nous précède.

Performance vidéo-chorégraphique, vidéo de Teoman Madra, montage photographique de Selçuk Artut (archives Teoman Madra, non daté)

La raison pour laquelle nous, les media artists turcs, sommes particulièrement exposés à l’abstraction est liée avec la pratique de la religion, bien sûr. L’abstraction est une forte composante de l’art islamique. La pensée islamique des images s’est construite en écart avec le symbolisme, qui est lié à une approche dogmatique, dans laquelle l’histoire est racontée uniquement depuis le dessus. Je ne dis pas cela pour critiquer, mais pour comparer deux approches. Je ne suis pas le mieux placé pour parler de christianisme mais, du point de vue d’un simple observateur, quand je suis dans une église, je fais face à beaucoup de symbolisme, une histoire m’est racontée et il m’est très difficile d’interroger ce récit. C’est ce que j’entends par dogmatisme.

Or, pour revenir au point de vue islamique, je constate que l’Islam a plutôt choisi la voie de l’abstraction, puisque l’idée du Créateur est, par définition, abstraite. Nous n’avons pas idée de son apparence, il s’agit de le penser et éventuellement de le retrouver, sur un plan spirituel. Quand vous êtes dans une mosquée, le fait d’être débarrassé, en quelque sorte, du symbolisme, vous procure un sentiment assez similaire à celui d’un espace immersif. Je réalise moi-même des sculptures à partir de motifs géométriques, que j’ai une fois exposé dans un espace immersif. C’est à cette occasion que le parallèle entre ces deux expériences s’est imposé à moi.

Cela dépend évidemment de l’architecture : en l’occurrence, je parle plus précisément des mosquées construites sous la dynastie Selçuk. L’abstraction islamique n’est pas simplement décorative, elle fait aussi écho à la période hellénistique, qui a précédé l’Empire Ottoman. C’est l’idée du platonisme, bien sûr : il existe un ciel où réside la perfection, tandis que le monde terrestre est impur, mélangé. Cela vaut particulièrement pour les mathématiques. Nous nous accordons sur un ensemble d’axiomes (par exemple : un seul et unique plan passe par trois points [si ces points ne sont pas alignés, NDT], une seule ligne passe par deux points), qui n’existent que dans un monde parfait, et non dans notre monde sensible, où on ne les retrouve jamais comme tels. La même approche vaut pour l’idée de Créateur, qui est parfait et dont nous ne sommes tout au plus que des reflets. 

C’est quelque chose que je respecte intellectuellement, mais que je comprends aussi de façon pratique. Quand vous essayez de dessiner des objets avec des outils informatiques, par exemple, vous êtes prompt aux erreurs. Et c’est en faisant ces erreurs que vous réalisez votre imperfection : vous retrouvez ainsi, pratiquement, une tradition philosophique. Donc l’abstraction, en ce sens, est quelque chose avec laquelle nous sommes peut-être plus familiers, historiquement.


D. : Comment envisagez-vous maintenant la suite de votre recherche ? J’imagine qu’archiver et travailler sur l’œuvre de Teoman Madra suppose de recréer une chronologie de son travail. Peut-on découper des périodes dans une œuvre aussi foisonnante ? Il y a quelques repères évidents, comme son installation à multiple écrans de 1989, présentée au Atatürk Center, et qui est une étape importante dans le développement du media art turc…

S. A. : Dans un premier temps, j’étais pris par l’urgence de sauvegarder ces archives en les numérisant. C’est ce que j’ai fait, sans attendre une quelconque source de financement. Durant cette première phase, qui a coïncidé avec la période de la pandémie et du confinement, j’ai bien sûr catégorisé les archives, j’ai créé une sorte de taxonomie. Mais la priorité était de tout numériser, et pas de regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. Bergum Celik, étudiante de Master, m’a aidé à trouver la bonne structure pour ma base de données. Nous avons trouvé le standard CDWA, proposé par la Getty Foundation, et l’avons appliqué à notre matériau. Nous avons également publié quelques articles et fait des conférences, pour que d’autres nous rejoignent dans ce travail. 

Mon projet de recherche, qui était à l’origine un projet indépendant, s’est alors transformé grâce aux gens de Salt (centre culturel stambouliote, lieu d’exposition, librairie et salle de cinéma), qui dirigent un programme de recherche, et qui ont souhaité m’accompagner dans mes projets d’exposition et le processus d’archivage. Je crois que ce compagnonnage va m’aider à penser de façon plus précise la périodisation. Ce travail doit prendre en compte plusieurs dimensions. 

Une dimension évidente est celle de l’évolution technologique, dont nous avons déjà parlé. Mais on peut aussi aborder l’œuvre de Madra à travers sa vie. En 1965, environ, il fait face au décès de son père. Peu de temps après, le grand frère, qui avait remplacé le père dans son travail, meurt. Madra se retrouve donc seul à devoir prendre la relève. Je pense que c’est un moment décisif de sa vie. Un autre moment critique, en 1983 : il découvre qu’il est atteint du cancer du côlon. Mais il y survit malgré une rechute en 1989. Certains, avant moi, ont cru déceler les traces de cet épisode dans les spirales abstraites que Madra dessinait. Quoiqu’il en soit, Madra survit, mais l’entreprise familiale va de mal en pis et il essaye de rentabiliser son activité artistique. Il s’installe dans un studio photo et essaye de faire des photos de mode. Mais disons qu’il n’a pas d’habileté commerciale : ses œuvres ne se vendent pas. Malgré tout, il continue de produire. 

La difficulté principale pour classifier cette œuvre, c’est que Madra n’a aucune approche systématique, il n’expose pas son travail de façon régulière. Les traces de ses expositions ne sont pas si faciles à retrouver. L’approche technologique est évidente parce qu’elle est globale, et que les techniques qu’il utilisait sont plus facilement connaissables que sa vie. C’est la raison pour laquelle, dans ce livre sur lequel je travaille actuellement (Soyutlmalar), je parle à des personnes qui l’ont bien connu, et le livre s’organisera autour de ces conversations avec des gens qui parlent de Teoman Madra. Mais comme je le disais lors de ma conférence au festival (Istanbul Experimental), je pense qu’il n’y a aucun système chez Madra. La structure de mon travail sur lui pourrait donc ne pas avoir de structure précise, tout pourrait être un peu chaotique, ce qui est possible après tout. Comme je le disais également hier, le nombre de positifs et de négatifs est proche de 19000, c’est une base de données colossale.

Archives Teoman Madra, photo-montage de Selçuk Artut (avec autorisation de l’auteur)
Entretien réalisé à Istanbul, le 12 mai 2025.