Une phrase de Jean-Luc Godard, que Mathieu Amalric citait il y a quelques jours sur France Culture, sied étonnamment bien à Serre-moi fort : « [L]a seule logique dont Douglas Sirk s’embarrasse, c’est le délire. » Et en effet Serre-moi fort a quelque chose d’un mélodrame sirkien où le délire serait celui de son personnage principal, Clarisse, interprété par Vicky Krieps. Ce délire, c’est celui-ci : « si je pars, alors les autres restent » ; drôle de logique s’il en est, qui aboutit à un film fondé sur la contradiction, où les morts vivent et où l’on peut être à la fois présent et absent. Les films d’Amalric, du Stade de Wimbledon et son écrivain sans écrits à Barbara et sa chanteuse-actrice-personnage, étaient déjà fondés sur une sorte de contradiction délirante, qui aboutissait à des cohabitations impossibles, des superpositions d’être et de non-être.
La contradiction acceptée, c’est « le plus inébranlable de tous les principes » (selon Aristote) qui se voit nié, et alors en effet tout s’ébranle, en premier lieu le corps du personnage – face à la glace d’une poissonnerie, sur l’épaule d’un inconnu dans un bar. En cherchant une source dans laquelle puiser le récit qu’elle invente, Clarisse ira jusqu’à inclure dans son délire des enfants innocents, inconnus ; confrontée à ses actes, elle prononce à haute voix cette belle et triste phrase qui doit hanter les pensées des personnages du Secret magnifique ou de Mirage de la vie : « Il faut tout faire tout seul. » C’est qu’à force de boiter d’un monde à l’autre, le personnage se retrouve confronté à un autre principe sirkien : l’épuisement. Clarisse s’épuise et le film la suit, jusqu’au dernier plan, qui n’est pas celui sur la voiture pris depuis l’intérieur de la maison mais celui sur le visage de Vicky Krieps, au volant, qui reflète le soleil du matin.
Dans le même texte, Jean-Luc Godard souligne également la beauté du titre du film de Douglas Sirk qu’il commente, « Le temps d’aimer et le temps de mourir », neufs mots qu’il trouve « imperturbablement neufs » – et qui feraient aussi un beau titre pour Serre-moi fort. Rappelons l’hésitation d’Amalric sur le titre de son film, tiré de la chanson La nage indienne d’Etienne Daho, où les mots « Serre-moi fort » deviennent, petit à petit, « Serre moins fort » ; rien d’étonnant à ce qu’un film contradictoire ait été tourné en superposant ces deux titres qui, à une sonorité près, se contredisent.
Les trois mots du titre inventé par Amalric, quant à eux, font une rime à la fois heureuse et malheureuse avec une phrase qui sous-entend le contraire, trois autres mots qu’en regardant le film on compose petit à petit, plan après plan, dans sa tête : « Ils sont morts. » Les spectateurs et spectatrices qui ne savent rien de plus du film que ce que dit son étrange synopsis [11] [11] On trouve sur internet deux synopsis, tous les deux très beaux : « Ça semble être l’histoire d’une femme qui s’en va » et « Elle est partie, elle a laissé mari et enfants – Ou l’inverse ? ». La bande-annonce, elle aussi très belle et énigmatique, maintient elle aussi le mystère sur la nature exacte du dispositif du film. doivent en effet prononcer en eux-mêmes ces mots que le film n’osera jamais faire entendre clairement, mais qui sont dès les premiers plans comme une évidence, lorsque l’on apprend, entre autres, que ce break de « 1778 ou 1779 » (une belle confusion de Vicky Krieps), n’a pas roulé depuis deux mois, depuis cet évènement qu’aucun des deux personnage n’a besoin de mentionner. En préférant une révélation progressive à un principe de retournement scénaristique (ce qui arrive pourtant dans le texte de Claudine Galéa sur lequel le film est basé, Je reviens de loin, où l’on apprend seulement à la fin la mort de la famille), Amalric aplatit la notion de surprise, et l’émotion devient plus sourde, plus longue, comme une basse musicale ininterrompue que l’on entend dès les premières minutes et qui revient régulièrement à l’oreille.
Tout ici semble d’ailleurs basé sur la musique, du piano qui scande le film aux multiples chansons pop, en passant par la présence intermittente (et, à nouveau, un peu « délirante ») de la pianiste Martha Argerich. C’est aussi cette présence musicale qui semble dicter le montage, qui fonctionne par questions-réponses, contrepoints et recherches harmoniques ; la superposition des images et des sons issus des deux univers parallèles crée des accords complexes, subtils et originaux. Des accords tellement complexes que quand la vie de famille inventée par Clarisse prend ses libertés – ils repeignent les murs, vident la chambre, grandissent et vieillissent –, on ne sait plus vraiment quelle est, comme on dit en musique, la « fondamentale » de l’accord, c’est-à-dire la première note, celle sur laquelle l’accord se construit. Lors de la scène centrale du petit-déjeuner, où Marc, le père, répète des mots suggérés par Clarisse, on finit par se demander si ce « deuxième film » qu’elle invente n’est pas le premier.
Mais bien sûr c’est là le geste tragique suprême d’Amalric, de pousser l’empathie envers le personnage au point que nous souhaiterions que son invention prenne vie – ce que souhaite Clarisse, et ce que nous souhaiterions avec elle, pour reprendre les paroles d’Etienne Daho, c’est que leurs corps se fassent plus légers afin qu’ils puissent remonter. La suite du récit supprime la possibilité de cette projection, car on peut remonter à la surface de l’eau, mais pas de la glace : une fois leurs corps vus à travers ces étranges cercueils en plastique orange (les couleurs du film, magnifiques, ressemblent aux couleurs des polaroïds que Clarisse manipule), le deuxième film nous est retiré, et Clarisse quitte la maison sans retrouver ceux qu’elle y avait laissé lors de sa fuite initiale. Alors en effet c’est à elle de se sauver, et à nous de la quitter. La sensibilité mélodramatique d’Amalric rappelle celle, tout aussi forte, de Nanni Moretti à la fin de La Chambre du Fils, que l’on pourrait résumer en une petite morale du mélodrame moderne : ce n’est pas parce que nous quittons les personnages qu’ils en ont fini avec leur deuil – il ne fait peut-être, au contraire, que commencer.