Sjöström, le voleur de laine et les évangélistes du champ-contrechamp

Analyse de la séquence d’ouverture des Proscrits (1918)

par ,
le 8 mars 2023

1.

Le premier raccord des Proscrits [11] [11] Ce film de Victor Sjöström, que Louis Delluc considérait comme le plus beau du monde lors de sa sortie en France en1921, est disponible en version sous-titrée depuis l’an dernier sur la chaine YouTube d’Old Films Revival Project.  du cinéaste suédois Victor Sjöström est un champ-contrechamp. Nous sommes en 1918, ce type de découpage commence à se répandre : on en trouve depuis quelques années chez Reginald Barker, Ralph Ince et Cecil B. DeMille. Mais David W. Griffith, lui, fait toujours un peu de résistance [22] [22] José Moure, « Le champ-contrechamp : archéologie d’une figure du découpage », in : Le découpage au cinéma, PUR, 2016, p. 261-281.  : il n’était pas encore devenu parfaitement anodin, pour tout un chacun, de retourner la caméra vers ce qu’il pût y avoir dans son dos.

Le champ-contrechamp introductif des Proscrits repose moins sur le regard d’un personnage que sur l’engouffrement d’un cheptel de moutons, lestement décomptés par un berger, à travers une ouverture pratiquée dans un muret. Sjöström surenchérit sur cette séparation entre l’extérieur et l’intérieur de la bergerie, en opposant, grâce au champ-contrechamp, le premier — où quelque chose est toujours susceptible d’échapper — au second — dont on sait exactement ce qu’il contient (les moutons bien comptés). Un détail : le renversement de l’angle de vue permet de découvrir, dans le poteau auprès duquel se tient le berger, un trou circulaire : on peut y voir le signe qu’un œil vient de s’ouvrir.

2.

Mais qui aurait pu prévoir qu’un shérif — ou ce qui en tient lieu en Islande, au milieu du XIXème siècle où l’histoire se déroule — puisse observer cette scène de retour au bercail en fumant tranquillement la pipe sur le palier de la maison d’en face ? D’après la première image des Proscrits, en face, c’était une vaste prairie, vierge de toute construction. Ce gouverneur n’a pourtant pas besoin de télescope… ni de porte-voix : le berger et son apprenti (qui vient de le rejoindre au seuil de la bergerie) interrompent leur conversation, lui rendent son regard et lui répondent.

Un nouveau raccord en champ-contrechamp s’instaure ainsi entre la bergerie et la maison du gouverneur, raccord que le souvenir du premier plan du film rend injustifiable (du moins géographiquement). Il se répète trois fois. Symboliquement, il n’oppose plus le sûr et l’incertain, mais l’espace où l’on discute (les bergers) et l’espace où l’on est gouverné (le shérif) — espace que les bergers sont malheureusement appelés à rejoindre (raccord de direction). Ici, tout converge vers la délation, l’humiliation et la violence, à l’instar des rayons du soleil sur la poignée du fouet qui servira à punir l’apprenti (nouveau détail).

3.

Quelque part — ailleurs — on tond un mouton. D’après le carton qui précède ce joli premier gros plan des Proscrits, ce serait un travailleur vagabond (Arnes), qui le ferait. Arnes manipule un petit couteau aiguisé dans la fourrure du mouton blotti contre lui, avec suffisamment de précautions pour ne pas l’entailler.

L’image donne à découvrir la peau duveteuse de l’animal, lieu d’une caresse possible (d’une communion sensorielle avec lui), elle incarne une limite à ne pas dépasser pour qui ne souhaite jamais que prendre part à la vie. La délicatesse de ce plan est accentuée par la brutalité du gouverneur que le montage alterné rappelle à notre mémoire : une longue et sinistre lame de faux ainsi qu’une peau de bête sont exposées sur la façade de sa maison, signalant son pouvoir de mise à mort sur les êtres. C’est au contraire la vie précieuse et patente du mouton (il respire) que célébrait à l’instant le gros plan sur les mains du voleur de laine.

Géométriquement toutefois, Arnes et les moutons ne sont opposés à rien. Un plan moyen montre qu’ils sont installés contre un rocher, sur le flanc d’une montagne mais ils demeurent insituables. « Retrouvez-les », ordonne le shérif aux bergers.

4.

Quelque part — ailleurs encore — un cinquième personnage s’immisce dans le film : un « étranger » nous dit-on. Il se désaltère au bord d’un torrent, puis se redresse. Plan rapproché taille, trois-quart face : c’est Victor Sjöström. Qu’il soit introduit en deux plans successifs, le premier mettant l’accent sur ce qu’il fait (boire) avant de révéler son visage, crée une certaine connivence entre lui et le personnage d’Arnes qui nous était présenté de la même manière : en train de recueillir une part de son environnement, sans être immédiatement reconnaissable.

Une place se creuse, hors-champ, suivant la ligne du regard que l’Étranger dirige droit devant lui. Le point de vue alterne entre lui (devant le torrent) et Arnes (devant le rocher).

Mais la suite dément ce simili face-à-face : l’Étranger s’élance vers l’aval (et vers la gauche du cadre) et dans la foulée (le raccord sur le geste est impeccable), il apparaît en haut d’un col, coiffé d’un chapeau, le regard dirigé cette fois vers la droite (ce qui ruine le raccord). Derrière lui, en contrebas, coule une rivière qu’on peut bien relier au torrent dont il est parti : dans sa trajectoire toute alambiquée mais remarquablement fluide, ce personnage reste décidément proche de l’eau.

Toujours de face, enfin (raccord latéral), il surgit deux ou trois mètres derrière Arnes sur qui le point de vue est resté le même qu’au plan n°15, et l’observe avec une stupéfaction surjouée — tandis qu’à l’inverse, Arnes l’ignore complètement et quitte le champ par la gauche.

Quant à ce que l’Étranger regardait avec tant de considération juste avant de reprendre sa route [plans n°14 et n°16] : voilà qui reste une question.

5.

Récapitulons : depuis le début des Proscrits, un contrechamp (prairie) a été remplacé par un autre (gouverneur), un troisième a été carrément dénié moyennant le cheminement de l’Étranger, avec une saute d’axe et une aberration temporelle pour couronner le tout. Il y aurait quelque suffisance à considérer ces phénomènes comme les seuls symptômes d’une primitivité maladroite caractéristique du cinéma des années 1910. Accordons-leur au moins le bénéfice du doute : à cette époque des « balbutiements du langage cinématographique », les chances qu’un metteur en scène comme Victor Sjöström ne cherche pas tant la vraisemblance qu’il ne s’interroge sur le sens qu’il y aurait à découper l’espace de telle ou telle façon — au lieu de subir passivement l’évolution de son art — sont loin d’être nulles.

6.

À ce stade du film, Victor Sjöström a mis en place deux mondes, annoncés par les cartons d’ouvertures : celui de la « Loi » (du gouverneur et des gouvernés), et celui des « hors-la-loi » (vagabonds, travailleurs itinérants). Or, à s’en tenir au découpage de cette première partie de la séquence, la figure du champ-contrechamp, dont Sjöström ne manque pas d’exposer l’arbitraire total, est intrinsèque au premier. Le milieu des hors-la-loi est radicalement autre : sans vis-à-vis, sans latéralité, sans axe. Ruisseaux, rochers, vagabonds et moutons égarés y coexistent sans n’être jamais en face de rien, sans avoir besoin de répondre de leurs positions respectives dans l’espace euclidien.


Durant la seconde partie de cette séquence, les bergers retrouveront les deux moutons perdus et se lanceront à la recherche de la laine manquante, ce qui les amènera à suspecter Arnes. Ils rentreront bredouilles : Arnes aura pris soin de cacher sa laine avant d’être vu. L’Étranger, lui, se tiendra à l’écart de l’action et attendra qu’Arnes soit tiré d’affaire pour lui apparaître, le taquiner, et sympathiser. D’un point de vue dramaturgique, l’ensemble aurait pu ne servir qu’à présenter les personnalités d’Arnes — grand débrouillard — et de l’Étranger — fin diplomate — avant que l’histoire ne commence. Mais on s’en doute bien, à présent : un autre drame se joue, inhérent au découpage de cette séquence.

7.

Tels des évangélistes, les bergers, qui sont aux ordres du gouverneur, ramènent du champ-contrechamp dans la montagne : lorsqu’ils repèrent les moutons tondus d’abord, lorsqu’ils voient Arnes ensuite. Et de l’entériner par le geste, ferme et pédagogique à outrance : à chaque fois, ils pointent le doigt devant eux puis rejoignent le contrechamp par la droite moyennant un raccord de direction (chose que donc, Sjöström maitrise parfaitement). L’effet relève d’un burlesque du découpage. D’autant plus que cette disposition à générer du champ-contrechamp ne permettra pas aux bergers de récupérer la laine.

8.

Car entre temps, Arnes les voit venir, on ne sait trop comment. Sont-ils sur sa droite ou sur sa gauche ? Le film ne s’embarrasse d’aucun raccord sur son regard à cet instant crucial : aussitôt, le voleur de laine remplit son sac de lichen pour tromper l’adversaire. Il a cette propension à utiliser son environnement immédiat avant qu’on ne le localise dans l’espace. Comme l’Étranger. À propos : le buste de ce dernier point au second plan, et ce n’est plus un détail. Lui non plus ne se verra attribué aucun plan subjectif.

Il peut surprendre que cette situation où un personnage en regarde un autre, en catimini, ne donne lieu à aucun champ-contrechamp, qu’elle s’accommode d’une telle frontalité dans le rendu global. Tout invitait pourtant à renverser le point de vue sur la scène, à commencer par le regard que l’Étranger pose sur celle-ci depuis son autre rive. La caméra s’approchera de lui pour offrir un gros plan sur son profil, mais l’axe de prise de vue ne pivotant pas de plus de 90°, elle ne montrera rien de ce qui se trouve face à lui.

9.

L’hypothèse se tient : deux modèles de représentation de l’espace au cinéma s’affrontent au début des Proscrits. L’un est caractérisé par le recours systématique au champ-contrechamp entre deux espaces donnés pour contigus et contemporains. L’autre lui demeure insoumis. La coexistence de ces deux modèles aurait pu ne signaler qu’un état momentané du cinéma de Sjöström, un état intermédiaire entre un « mode de représentation primitif » et le « mode de représentation institutionnel » qui est en train de s’établir en cette fin des années 1910 [33] [33] Noël Burch, La Lucarne de l’infini. Naissance du langage cinématographique, L’Harmattan, 2007 (1991 pour la première édition chez Nathan). . Sauf que ces modèles différents sont clairement associés aux personnages qui s’opposent dans la fiction (bergers assujettis au gouverneur vs vagabonds hors-la-loi) et par là, à des manières antagonistes de voir le monde, d’y exister et d’y agir. Ce drame du découpage prend d’ailleurs une tournure aussi magistrale que malicieuse, dès lors que l’un des personnages (qui en l’occurence, ne joue pas le moindre des rôles) est incarné par Sjöström en personne.

10.

Jusqu’à ce que les bergers s’en aillent, l’Étranger demeure dans une situation un peu flottante : il est visible pour le spectateur mais invisible pour les autres personnages de la fiction. Au point que c’en devient incroyable : nous le voyons bien, il est juste à côté d’Arnes. Ce champ aveugle dans le regard du voleur de laine, pour le moins alerte en ces instants, est très difficile à admettre. L’effet d’invraisemblance est renforcé par le choix de la frontalité qui fait que ces deux personnages dont l’un semble transparent aux yeux de l’autre, cohabitent, si proches, dans le cadre. Mais Arnes (interprété par John Ekman), donc, ne se retourne pas, et Sjöström demeure dans son dos, au seuil de la diégèse : à mi-chemin, en somme, entre ses statuts de personnage et de metteur en scène (embusqué pendant la prise). À l’instar du voleur de laine, la caméra ne se retourne pas non plus. Dans son dos à elle, quelqu’un se tient tapi, en face de Sjöström, en symétrique : il s’agit du directeur de la photographie Julius Jaenzon.

Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que Sjöström intervient dans un film qu’il réalise. dans L’Étrange aventure de l’ingénieur Lebel (1916), il incarne le rôle de deux personnages différents. Lorsqu’il joue l’un, c’est donc forcément en l’absence de l’autre (lui-même). Pour les faire coexister à l’écran, Sjöström a pu compter sur Julius Jaenzon et sa parfaite maîtrise de la technique de la double exposition. Le binôme réinvestira cette technique pour La charrette fantôme (1921), où les morts, dont celui qu’incarne Sjöström, circulent dans le monde des vivants, invisibles d’eux mais apparents, aux yeux du spectateur, sous une forme spectrale. Dans ses propres films, Sjöström aime donc jouer dans l’intervalle entre sa présence et son absence, quitte à s’encombrer de complications techniques. S’il n’a supposé aucun trucage, le moment des Proscrits où l’Étranger assiste aux péripéties du voleur de laine tandis que celui-ci ignore sa présence dans le champ, renvoie à cet art d’apparaître (ou de s’apparaître) invisible, que l’acteur-réalisateur Victor Sjöström cultive avec la complicité de Julius Jaenzon.

11.

Lorsque les bergers s’en vont, l’Étranger manifeste enfin sa présence auprès d’Arnes : gros plan, cette fois de face. Mais en lieu et place du contrechamp attendu — un plan réservé à Arnes qui sursauterait et lèverait les yeux vers lui — le film nous réserve un nouveau plan frontal, qui rassemble encore les deux personnages dans le même cadre. Et ce sans faire l’économie d’un faux raccord de position (Victor Sjöström et John Ekman ont changé de place en l’espace d’un clin d’œil), et d’une nouvelle saute d’axe : pour la seconde fois dans cette séquence, la direction du regard de Sjöström s’inverse à l’écran. C’est qu’il franchit alors un nouveau seuil : il devient visible aux yeux d’un personnage fictif. La première saute d’axe des Proscrits (voir plans n°16 à 17) indiquait que le metteur en scène devenait visible non à ses yeux mais seulement aux nôtres — ce qui était déjà un évènement digne de considération.

On fait, à raison, une grande affaire de l’invention du champ-contrechamp. Il n’empêche que devenir le personnage d’une fiction que l’on met en scène peut bien représenter un renversement plus consistant, et plus périlleux, qu’un simple retournement du point de vue sur lui-même. Les scénarios d’apparitions qu’élabore Sjöstrom pour les personnages qu’il incarne dans ses films en sont probablement l’expression. Dans les Proscrits, son entrée dans la fiction n’est pas directe. Elle se fait en deux étapes : d’abord il se montre à l’écran, puis il intervient dans l’action. Chacune est accompagnée d’un raccord très perturbé sinon « faux ». C’est qu’une saute d’axe était peut-être plus appropriée, pour rendre compte de l’importance des frontières qu’il s’autorise alors à franchir l’une après l’autre, qu’un champ-contrechamp avec raccord de direction.

12.

Le dernier gros plan de la séquence contribue à souligner la communauté de sensibilité qui lie l’Étranger au voleur de laine, à qui était consacré le premier (plan n°10). On y retrouve les mêmes éléments : le couteau d’abord, puis la laine qui moutonne à l’écran lorsque le sac est percé, le contraste entre le tranchant de celui-ci et la douceur de celle-là convoquant le sens du toucher (plan n°33). Par ailleurs, le drame confère à ce gros plan une fonction démonstrative : il prouve que sans être vu, l’Étranger a tout vu. Le portait que cette séquence dresse de ce personnage est bien conforme à l’image du metteur scène (ubiquitaire) qui lui prête ses traits. On pouvait douter, pourtant, de la commodité de son point de vue sur l’action pendant qu’elle se déroulait, et aucun plan subjectif n’était venu lever nos incertitudes jusqu’ici. Mais ce plan sur le sac de laine percé nous en apprend plus sur la manière dont l’Étranger (allias Sjöström) perçoit les choses que n’importe quel contrechamp n’aurait pu le faire en amont. Manière souple, féline — et haptique, donc. Et il coupe là où il faut pour le démontrer. Le rejaillissement de la laine par dessous le lichen, à travers l’étoffe du sac, donne forme sensible à ce qu’on appelle le dénouement : un nœud se défait, qui a supposé la mise en œuvre d’un regard flexueux, serpentin, collant aux anfractuosités du paysage comme aux volutes de la laine (tout à l’opposé de la raideur directionnelle des bergers) : comme l’eau d’un ruisseau.