Kevin a vingt-trois personnalités différentes. Sur fond gris apparaît en gros plan le visage de James McAvoy. Ou plutôt le reflet de son visage, saisi dans un miroir qui se fendille, se brise en plusieurs morceaux. L’affiche de Split promet avant tout une performance d’acteur : vous allez voir vingt-trois sketchs de Kevin/McAvoy. Le film, pourtant, ne révèle que trois ou quatre facettes du personnage : il est tantôt Hedwig, un enfant attardé qui zozote, tantôt Patricia, une gouvernante rigide, tantôt Barry, un jeune homme efféminé qui suit une analyse. Tous ces rôles, incarnés par l’acteur de façon parfois outrancière, représentent des identités provisoires, imparfaites, inachevées. Une personnalité de plus doit apparaître pour recoller les morceaux du miroir, elle représente le rôle ultime de Kevin, celui de la Bête. Trois filles enlevées et séquestrées dans un sous-sol doivent être jetées en pâture à ladite Bête. L’une d’elles – Casey (Ana Taylor Joy) – accepte son sort avec plus de résignation que les deux autres.
Pour sa deuxième collaboration avec le producteur Jason Blum, M. Night Shyamalan semble avoir repris le contrôle quasi total de son écriture. Split s’affranchit en effet assez nettement de l’esthétique des productions Blumhouse : il fait peu de place aux dispositifs d’enregistrement subjectifs, aux images crasseuses captées par les smartphones, aux regards-caméra, en somme à toute l’esthétique horrifique low cost qui a fait la fortune du producteur depuis le succès de Paranormal Activiy. Il ne respecte pas non plus les principes d’unité de lieu et de temps qui inscrivent les productions de Blum dans une tradition issue de la série B (le premier American Nightmare tirait un parti remarquable de cette économie de moyens). Dans le catalogue déjà riche du producteur, Split se distingue par sa bizarrerie : on pourrait le classer dans le genre du thriller en huis-clos, mais l’essentiel de ce qu’il raconte se joue hors de la geôle.
Dès l’arrivée des trois filles dans le sous-sol, le récit se brise à l’image des personnalités de Kevin : la cassure est à la fois spatiale (lorsque Kevin se rend chez sa psy) et temporelle (on découvre, par flashbacks, le secret de l’enfance de Casey). Construction déstabilisante, qui au lieu de jouer sur la tension liée à l’enfermement, ouvre progressivement le film à une expérience proche du syndrome de Stockholm. Casey se découvre peu à peu des affinités avec son ravisseur, transformant l’expérience de la séquestration en délivrance. Au regard de ce projet, on peut comprendre que le film déçoive en tant que thriller : son suspense repose moins sur les tentatives d’évasion que sur l’attente d’une rencontre entre le geôlier et sa prisonnière. Le montage les dissocie d’abord : alors que la personnalité de Kevin se disperse dans un jeu de rôles (tenant la promesse inscrite sur l’affiche), Casey se focalise peu à peu sur un trauma, enclenchant un processus de résilience. L’avènement de la Bête, dans le dernier tiers du film, marque un trait d’union entre les deux personnages, c’est une délivrance de part et d’autre. Pour le ravisseur : réunification de la personnalité dans un être-somme figuré sur le mode du surhomme ou du superhéros. Pour la sage captive : reconnaissance de sa force une fois les cicatrices du passé mises à jour.
Cette manière de désaxer peu à peu la ligne dramaturgique attendue est typique de l’écriture de Shyamalan. C’est sur ce procédé que reposent les effets de surprise et les twists qui ont fait sa renommée depuis Le Sixième sens. Le schéma est toujours le même : un personnage se raconte confusément une histoire (ou se voit confusément comme le héros d’une histoire), un autre personnage s’empare de cette histoire pour décanter ce qui a été éprouvé, distribuer les rôles, fixer définitivement le sens. Ce personnage – parfois identifié comme l’antagoniste – est un révélateur, un voyant. C’est l’enfant du Sixième sens, c’est l’homme de verre d’Incassable, c’est la Bête de Split, dont l’avènement n’est pas seulement un tour de force scénaristique (ou un bonus : un vingt-quatrième Kevin) mais une nécessité d’écriture. La Bête répare le miroir brisé de l’affiche pour en révéler le vrai reflet : celui de Casey. Impossible d’appliquer ce schéma aux deux autres captives, deux filles sans histoire et sans affinités avec la Bête. Ne pas avoir d’histoire, c’est ne compter pour rien chez Shyamalan.
La relation entre Casey et son ravisseur peut paraître décevante au regard des codes du thriller classique : Casey est très disciplinée, elle participe à peine aux tentatives d’évasion initiées par les deux autres captives, son attente dans la geôle est l’attente d’une découverte, d’un déchiffrement dont la Bête est la clé. Cette logique correspond rigoureusement à celle du Sixième sens : Shyamalan joue sur les positions de prisonnier et de geôlier comme il a joué, dans Le Sixième sens, sur celles de patient et de thérapeute. Qui, de Casey ou de Kevin, est le plus brisé ?
Split a une manière très problématique de répondre à cette question. Problématique et inédite. Sa conclusion n’a pas grand chose à voir avec les happy ends qui caractérisent les films que Shyamalan a réalisés à l’époque où il était encore le petit seigneur d’Hollywood (époque, aujourd’hui encensée, du Sixième sens, Signs, Le Village). Quelque chose s’est peu à peu grippé dans sa machine narrative, tandis que le souci de moralité semble avoir disparu de ses récits. Dans The Visit, le massacre final des grands-parents psychopathes enclenche une réconciliation familiale (la mère insouciante retrouve ses deux enfants sains et saufs), mais le film ne tire aucune morale de l’histoire vécue par les enfants – son épilogue tenant, cyniquement, dans une chanson de rap.
A la fin de Split, la Bête, examinant les cicatrices sur la peau de Casey, lui dit : « Réjouis-toi ». Étrange injonction, qui justifie rétrospectivement la soumission de la captive : Casey n’a rien à craindre de la Bête parce qu’elle la connaît déjà. Une scène de son enfance rappelant Le Petit chaperon rouge montre son oncle, presque nu, l’invitant à « venir jouer avec le loup ». Cette scène traumatique, qui se rejoue dans le sous-sol de Split sur un registre plus métaphorique, marque le moment de la rencontre avec l’antagoniste. C’est à cet instant que la Bête devient le miroir des fêlures de Casey. Effet de bouclage typique de l’écriture de Shyamalan, dont les récits, toujours truffés de symboles, travaillent à l’élaboration de leur propre herméneutique. L’explication psychiatrique ne peut qu’échouer : Kevin n’est pas un avatar de Norman Bates dont il serait possible de régler le « cas » dans un dénouement explicatif, c’est un personnage qui sort peu à peu de son rôle de schizophrène pour devenir une pure allégorie – celle d’une force qui ne reconnaît que la Force. C’est ainsi qu’il faut comprendre le « Réjouis-toi » lancé à Casey, comme le clin d’œil final à Incassable. Distinguée par la Bête, presque élue par elle, la jeune fille est sortie de son rôle passif de victime, elle comprend désormais pleinement son histoire, elle comprend qu’elle ne sera plus jamais captive.
Dans Incassable, Elijah Price (Samuel L. Jackson), l’homme aux os de verre disait à David Dunn (Bruce Willis) : ma faiblesse est la preuve de ta force. Dans Split, Kevin – transcendé en Bête – dit à Casey : je suis aussi brisé que toi, mais nous avons survécu à notre douleur. La relation entre les deux films ne se résume pas à l’apparition de Bruce Willis dans le dernier plan, ni au rappel du thème, fameux, de James Newton Howard. Le dernier plan de Split creuse une ligne nette dans l’œuvre de Shyamalan, d’une netteté telle que l’auteur a annoncé, en avril dernier, la réalisation d’une suite en forme de cross-over (Kevin vs David Dunn). La naissance de la Bête fait donc partie d’une histoire plus large, elle s’ancre dans une mythologie venue des comics, dont Shyamalan a été, à l’époque d’Incassable, le seul à proposer une relecture. Si Split doit être le second volet d’une trilogie dédiée à la découverte de la force, à sa reconnaissance et sa maîtrise, la rencontre de Casey et de Kevin est une manière très originale de reprendre ce thème classique du film de superhéros. Le geôlier et sa captive sont dépeints comme des rescapés : leur trauma (autre motif classique du film de superhéros) n’est pas traité comme une convention du récit, il en est l’objet. C’est une expérience de la résilience : il faut que Kevin revoie son enfance atroce pour que la Bête affirme toute sa force. Il faut que Casey revoie le scénario de son viol pour qu’elle éprouve, au moment d’être enfin libérée, une étrange affinité avec les tigres en cage se trouvant au-dessus de sa geôle.
Image-symbole qui résume la fable de Split : une histoire de résilience, certes, mais une histoire dont les enjeux psychologiques comptent moins, on l’a dit, que le rapport de force dans lequel les deux personnages sont engagés. L’important n’est pas que Casey assiste à l’avènement d’une figure mythique ou superhéroïque (la Bête), mais qu’elle prenne acte de son statut de rescapée – et c’est en tant que telle que Shyamalan la filme dans une voiture de police, après sa libération. Impossible ici de restaurer par le happy end l’ordre rassurant de la famille (comme à la fin de Signs ou de The Visit). Casey est de nouveau seule, comme dans la séquence qui ouvre le film, mais cette solitude – toute l’expérience de sa captivité l’a montré – n’est plus un isolement mélancolique dans le passé. La voilà désormais proche des tigres.
The broken are more evolved, dit la Bête. Split s’éclaire à l’aune de cette sentence : ceux qui ont été brisés sont plus forts. C’est ainsi que les tigres sortent de leur cage et que les miroirs brisés se recomposent. La Force, dans Split, n’est pas un don, une faculté, un pouvoir, c’est une légende qu’il faut se raconter pour (sur)vivre. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la dernière phrase prononcée par la Bête – « We are what we believe » – rappelle, de façon quasi littérale, le pacte de croyance sur lequel se fonde toute l’œuvre de Shyamalan.