« Excentrique et individualiste, Edward D. Wood Jr. était né pour faire du cinéma. Malgré l’indifférence des studios, le manque de moyens et de contacts à Hollywood, Wood réalisait des films. » [11] [11] « Eccentric and individualistic, Edward D. Wood Jr. was a man born to film. In the face of studio indifference, lack of funds and few Hollywood connections, Wood made movies. » Jim Morton, « Ed Wood Jr ». in RE/SEARCH #10 : Incredibly Strange Films, RE/SEARCH Publications, 1986, p. 158. » Ces mots écrits à peine quelques années après sa mort établissent le statut d’artiste d’Ed Wood et anticipent le pitch du biopic que Tim Burton sortira en 1994, une consécration pour celui qui, selon les critiques Harry et Michael Medved, réalisa le pire film de l’histoire du cinéma avec Plan 9 From Outer Space. Si ce film a été perçu comme mauvais ou raté, c’est qu’il ne parvient pas à faire croire à la fiction. Parmi les nombreuses erreurs qu’il comporte, l’une des plus emblématiques est ce fil qui suspend les soucoupes volantes et que surprend le spectateur. Mais si le film est devenu culte, c’est qu’il procède d’une cohérence propre détachée de l’illusionnisme.
C’est paradoxalement une autre œuvre de Tim Burton qui nous met sur la piste, Frankenweenie. Dans ce moyen-métrage de 1984 destiné à Disney, le jeune Victor Frankenstein n’a comme seul ami que son chien Sparky. Le film s’ouvre avec la projection d’un home movie qu’il a réalisé, Monsters Of Long Ago, où Sparky, affublé d’un costume de dinosaure, déboule au milieu d’une vallée préhistorique miniature. Le chien tente d’attraper une figurine de Tarzan montée sur un ptérodactyle en plastique suspendu par un fil qu’agite Victor, hors-champ [22] [22] Ce qui est aussi le cas dans la même séquence de la version en animation de 2012, où ce film dans le film porte un autre titre: Monsters From Beyond. . Ce fil, ici clairement montré, cite celui, mal dissimulé, de Plan 9 From Outer Space [33] [33] Le critique Gilles Ciment avait déjà établi un lien entre les deux films dans un article du n°412 de POSITIF : « le générique de Frankenweenie peut être déjà un clin d’œil à celui de Plan 9 From Outer Space. » . C’est toute la machinerie pauvre des productions de série Z qu’il charrie. Mais si Monsters Of Long Ago confond espace de jeu d’enfant et plateau de cinéma, Plan 9 From Outer Space fait transparaître un espace de jeu d’enfant à travers un film de genre.
Hormis quelques séquences (les soucoupes survolant Hollywood, la visite du général au Pentagone…), les principaux lieux de l’action sont étrangement connectés, voire contigus, et par là dessinent une topographie singulière, mystérieuse. Le pilote Jeff Trent (Gregory Walcott) est le premier à apercevoir de son cockpit une soucoupe volante ; la femme du vieil homme, récemment décédée (Elvira), est ramenée à la vie et erre dans le cimetière ; le soir, sur la terrasse de leur villa, le pilote confie à sa femme (Mona McKinnon) qu’il a vu une soucoupe puis nous apprenons que le cimetière est derrière leur jardin, une soucoupe passe alors au-dessus d’eux pour aller s’y poser. Les dimensions étriquées du studio entrent bien sûr en ligne de compte mais elles ne sont pas cachées, elles semblent même concourir à l’action plutôt que la contrarier, de même que le volcan et les palmiers en papier mâché que dresse le jeune Victor pour créer son paysage préhistorique s’incorporent au bout de pelouse qui lui sert de plateau (on aperçoit même la rue au-delà de la clôture dans la version de 2012). D’ailleurs, cette intuition de proximité était déjà présente lors de la découverte du film d’Ed Wood par le jeune Tim Burton où « il a eu l’impression que l’action se déroulait près de l’aéroport et du cimetière de Burbank, sa ville natale. [44] [44] Olivier Thévenin, « Ed Wood : figures d’un corps et mélanges des genres ». In: Culture & Musées, n°7, 2006, pp. 65-80 » Cette désinvolture de l’espace réduit singeant un lieu pourtant vaste se retrouve notamment dans les films de jungle à petit budget que parodie Monsters Of Long Ago. L’acceptation du film par le spectateur passait par une autre voie, ces acteurs piétinant dans 10 m² de plantes artificielles leur renvoyaient peut-être l’image des enfants qu’ils furent, jouant aux explorateurs au fond d’un jardin broussailleux.
Malgré l’exiguïté de cet espace, il s’y joue le sort du monde entier, menacé par une armée extraterrestre venant des confins de l’univers. C’est que le film nous immerge dans la bulle de l’enfant Ed Wood, l’histoire s’y développe au gré de son imagination, les quelques jouets grandeur nature à sa disposition lui suffisent comme instruments. Le cockpit du pilote, par exemple, est resté dans les mémoires pour sa conception très rudimentaire, « Un cockpit si élémentaire qu’il semble conçu par des enfants » [55] [55] « a jetcockpit set that elementary school kids could have designed for a play. » Michael Weldon, The psychotronic encyclopedia of films, 1983, p. 552 », mais on peut justement arguer que le cockpit manque de détails comme l’intérieur d’un jouet. Parce que la soucoupe volante est suspendue par un fil qui se laisse voir, elle ne peut être autre chose que ce qu’elle est, un jouet [66] [66] « a recognizable plastic model, first issued in 1952, by toy manufacturer Paul Lindberg and his Lindberg Line model kit company. », lit-on sur la fiche Wikipedia du film. . Par ailleurs, la tombe fraîche de l’inspecteur Clay (Tor Johnson) dont nous voyons en plongée relativement large la terre commencer à se soulever est manifestement une miniature qu’aurait très bien pu fabriquer le Victor de Tim Burton dans un bac à sable. On ne peut donc pas juger mauvais ou raté un film qui rompt avec l’illusionnisme dans lequel tentent de s’inscrire d’autres films malgré l’indigence de leur budget. Le déguisement de dinosaure de Sparky renvoie justement à une méthode douteuse utilisée dans certains films de monstres préhistoriques typiques des années 50 comme King Dinosaur de Bert I. Gordon, qui n’hésitaient pas à coller de fausses crêtes sur des lézards ou des bébés crocodiles bien vivants et à les pousser à se battre pour le spectacle, autre jeu d’enfant, plus cruel.
Dans l’espace de Plan 9 From Outer Space, les personnages glissent de la figure stéréotypée inhérente à ce genre de productions vers la figurine. Ils se déplacent dans le même bout de studio qui sert de cimetière comme les figurines dans la main de l’enfant parcourent l’espace qu’il imagine sans quitter la petite aire confinée qu’il s’est appropriée. Bela Lugosi est mort juste avant le tournage, mais Ed Wood a utilisé tout le métrage tourné auparavant où l’acteur interprétait un vampire pour constituer le personnage du vieil homme. Pour les scènes additionnelles, il fait appel à son chiropracteur qui se contente de cacher le bas de son visage avec sa cape. Le faux raccord entre le personnage de Lugosi dans le projet avorté et son rôle effectif dans le film puis entre le chiropracteur et lui n’a pas gêné Ed Wood, la cape lui suffit pour assurer la présence du personnage. Lorsque le vieil homme zombie est tué, nous voyons son corps tomber (le chiropracteur vu de dos) et quitter le champ, et lorsque Jeff Trent se penche pour soulever la cape nous découvrons un squelette complètement net, neuf dirait-on. Depuis les classiques Universal jusqu’aux productions Hammer qui émergeaient alors, le film d’horreur aime à montrer les transformations d’un personnage : Dracula se change en chauve-souris par un bon vieux plan sur plan à la Méliès ; le fondu enchaîné transforme Jekyll en Hyde ou Lawrence Talbot en loup-garou ; Dracula, encore, retourne à la poussière par un vieillissement à la fois accéléré (son corps est rattrapé par les siècles qu’il défiait) et lent (une complaisance à s’appesantir sur l’effet) dans une décomposition par étape (ou même une recomposition comme dans l’ouverture de Dracula, Prince Of Darkness de Terence Fisher en 1966). Mais chez Wood (on l’a vu aussi dans Night of the ghouls) le personnage est remplacé par un squelette qui est, au même titre que la cape, explicitement un accessoire ainsi qu’un symbole, ces deux états convergeant dans la figurine, à la fois jouet et représentation. La chair est court-circuitée dans le passage du personnage vivant au personnage mort. Il est amusant de noter que les soucoupes volantes menacent Hollywood de leur avant-poste à San Fernando, future capitale dès les années 70 de l’industrie pornographique, l’exploitation de la chair, où s’abîmera Ed Wood jusqu’à sa mort misérable en 1978. Ce pourrait être l’objet d’un autre biopic, le versant sombre qui commencerait juste après Plan 9 From Outer Space, là où se clôt celui de Tim Burton.
Dans l’épisode Hollywood A.D. de la saison 7 de la série X-Files, l’agent Scully découvre que l’agent Mulder a vu 42 fois Plan 9 From Outer Space dont le point de vue infantile stimule son esprit et l’ouvre à des associations poétiques… Au fil de l’œuvre de l’artiste Ed Wood a-t-on envie d’ajouter.