Quiconque a lu le dossier de presse du film France et l’entretien que Dumont a dûment réfléchi et écrit sait deux choses. Premièrement, que la critique du film n’est plus à faire. Dumont l’a déjà écrite, précise, lyrique et élogieuse. Deuxièmement, que le film ne ressemble pas à son commentaire ex post. Ses images n’ont ni la chair ni l’esprit de son discours mystique.
Bruno Dumont n’a jamais caché que c’est un « sentiment mystique » qui le pousse à filmer. Jusqu’à France, séries comprises, non seulement ce sentiment n’a jamais faibli, mais il était le seul viatique dont il avait besoin pour faire des films. Rien n’y échappe. Ni son naturalisme – ses coordonnées ne sont pas sociales, mais mystiques, et si l’on cherche une tradition on ne la trouvera pas du côté d’Emile Zola, mais de Joris-Karl Huysmans – ni ses personnages, cette cohorte de possédés, d’illuminés, de démoniaques, d’idiots, de vagabonds, tous tirés du répertoire d’une mystique populaire abandonnée par l’Eglise qui s’en est toujours méfiée, avant que la médecine asilaire du XIXᵉ siècle ne la recueille pour la faire disparaître. Que partage donc France avec Pharaon de Winter (L’humanité), le gars d’Ambleteuse (Hors Satan) ou avec les Jeanne d’Arc de Charles Péguy ? Rien si l’on juge de la France depuis Jules Michelet, bien moins encore si on relit Le Peuple : la France possèderait deux choses qui la distingue entre toutes les nations, « Elle a à la fois le principe et la légende, l’idée plus large et plus humaine, et en même temps la tradition plus suivie. Ce principe, cette idée, enfouis dans le Moyen Age sous le dogme de la grâce, ils s’appellent en langue d’homme, la fraternité. Cette tradition, c’est celle qui fait de l’histoire de France celle de l’humanité. En elle se perpétue, sous forme diverse, l’idéal moral du monde, de saint Louis à la Pucelle, de Jeanne d’Arc à nos jeunes généraux de la Révolution; le saint de la France, quel qu’il soit, est celui de toutes les nations, il est adopté, béni et pleuré du genre humain.[11] [11] Jules Michelet, Le Peuple, Paris, La Librairie nouvelle, 1877, p. 276. » Dumont n’a jamais parlé au nom du peuple, mais au nom d’une humanité dont il a choisi de ne jamais désespérer. L’obsession du mal a orienté son œuvre, mais avec France elle change d’objet, elle quitte les profondeurs de l’homme pour la surface des images. Avant d’y revenir. C’est parce ce que « l’imago est le fondement de l’anthropologie chrétienne[22] [22] Jean-Claude Schmitt, Le corps des images, Paris, Editions Gallimard, 2002., p. 23. » que parler d’image c’est encore et toujours parler de l’homme. C’est parce que l’homme n’existe pas, qu’il faut l’inventer. Telle est la tâche du cinéma.
France est un film orphique découvrant qu’il existe, contre le mythe, un point aveugle qui permet à celui qui l’occupe de pouvoir se retourner sans perdre son Eurydice. S’il est possible de voir encore, de voir malgré tout, que reste-t-il à regarder lorsque les images ont tout envahi ? Lorsque le monde est étrangement réduit à leur prolifération ? Lorsque l’image a cessé d’être l’option phénoménologique d’une expérience ? Il faut donc relire le film par la fin, et comprendre que France de Meurs, ce personnage lacanien livré à la cruauté de son signifiant, est moins le sujet d’une fiction psychomachique qui opposerait les vertus du cinéma aux vices des chaînes d’information que la figure d’un conte métaphysique projetée dans le temps rétrospectif de l’œuvre dumontien. C’est qu’il y a au moins deux scénarios complémentaires qui évoluent sur des lignes de temps différentes. L’un compose la petite odyssée morale qui force France à faire l’expérience d’un monde dont elle s’est absentée – le plateau télé, l’appartement-musée et la voiture panoramique sont autant de dispositifs d’évitement du monde – l’autre évolue comme la lente remontée, par anamnèses visuelles successives, vers une scène originelle qui constitue le point d’entrée du cinéma de Dumont. Le meurtre de Kader (La vie de Jésus), qui revient dans L’humanité sous la forme théâtralisée d’une installation (Marcel Duchamp), situe le nœud moral des communautés humaine et compose son allégorie. Mirabili sacramento disait saint Augustin du meurtre de Caïn. Un admirable mystère[33] [33] « Adam étant le père commun de cette double filiation des citoyens de la cité terrestre et des citoyens de la cité du ciel ; Abel mort – figure sanglante d’un admirable mystère – les deux auteurs de ces deux races sont Caïn et Seth. », Saint Augustin, La Cité de Dieu, Vol. 2, Livre XV, XVII, Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 225. , telle est la donnée inaugurale d’une œuvre qui n’a souhaité qu’une chose, répondre à l’objection du mal universel. Ce n’est qu’une fois revenue sur les traces de Pharaon de Winter, sur le lieu où se condensent la mémoire des morts et le souvenir des films, que France peut enfin espérer voir quelque chose et qu’une guérison peut enfin se dessiner. Pierre Legendre a bien noté à propos du crime du caporal Lortie que si la presse s’intéresse aux crimes, c’est qu’elle pressent qu’aucun « essai de socialisation de l’acte, en l’occurrence de l’acte maudit et fascinant, le meurtre[44] [44] Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, Paris, Flammarion, 1989, p. 95. », ne parvient à combler le trou qu’il laisse dans la pensée. Le meurtre est un imparlable, dit encore Legendre, qui n’a de chance d’être pensé que d’être transféré sur les scènes du mythe et de l’art. Scène troublante qui découvre un personnage, France recueillie devant l’éphémère – voire l’éternel, mais c’est tout un – mémorial de la petite Sandra, regarde du dehors un monde auquel elle n’avait pas accès. La voilà enfin prête à ce contre-champ originel, véritable ouvroir mystique des mondes dumontiens, muette mais raccordée à une fraction d’univers, partie immobile mais innervée d’un paysage qui donne consistance à l’humanité. Qui ne voit que la scène est nécessaire et qu’elle contient la promesse d’une élévation ? Oui, bien sûr, mais l’iconographie dumontienne se retourne contre son auteur. C’est parce que nous en reconnaissons immédiatement le principe, parce que l’image a perdu son opacité et le plan l’inquiétude de sa durée, que la scène se vide de son mystère. Il y a jusqu’aux deux idiots qui se tiennent derrière France, têtes baissées à l’heure de l’Angelus, pour nous rappeler la machinerie métaphysique de ces quelques plans. Le mystère est ramené à son dictionnaire.
France est le film d’une guérison. Il est des cliniques où les fous donnent des conférences, dissertent sur les serpents et se fabriquent un sismographe « à partir de morceaux de bois provenant d’une plante transportée d’Orient dans la plaine nourricière de l’Allemagne du Nord, et sur laquelle on a greffé une branche d’Italie.[55] [55] Aby Warburg, Souvenirs d’un voyage en pays pueblo, 1923, in Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Editions de Minuit, 2002, p. 366. » Ce pensionnaire de la clinique Bellevue à Kreuzlingen, que suivit le psychiatre Ludwig Binswanger, a retourné sa folie en objet de connaissance (Erkenntnis), « capable de transformer la confession (Bekenntnis) d’un schizoïde en théorie culturelle des schizes symboliques[66] [66] Ibid., p. 368. ». Warburg a tiré parti de sa folie pour fonder une discipline, une science de l’art pensée depuis les soulèvements du pathos, démontrant qu’« il est vain de qualifier un délire selon son inadéquation à la réalité : ce qu’il faut écrit Binswanger dans Sur la fuite des idées, c’est “parvenir à la compréhension de sa forme de vécu esthétique (ästhetische Erlebnisform)” [77] [77] Ibid., p. 386. » Au moment de son internement, la folie de France n’en est pas une, au mieux diagnostique-t-on une dépression passagère qu’un peu de repos et quelques séances de psychanalyse dissiperont. Hélas pour elle (comme pour nous), France n’est pas le sismographe de ses images et de son époque. Dumont a pourtant organisé les avertissements iconographiques. L’enlèvement de Ganymède (Eustache Le Sueur, 1630), accroché dans le salon de son appartement, ne lui est-il pas donné comme une l’occasion d’espérer ? On sait que le thème du tableau a connu au XIVᵉ siècle une « interprétation spiritualiste[88] [88] Véronique Gély, Ganymède ou l’échanson. Rapt, ravissement et ivresse poétique, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2008, p. 28. » qu’on lira dans l’Ovide moralisé de Pierre Bersuire : elle faisait du destin du fils de Tros et de Callirhoé une allégorie à peine voilée de l’ascension du Christ auprès du Père. Rien n’y fait, France reste sourde (aveugle serait mieux choisi) à son destin. Son séjour en clinique constitue au contraire le tournant d’une aggravation. Son mal prospère. Prisonnière de sa dépendance à sa propre image, icône publicitaire aimée et déchue, elle ne distingue ni le vrai ni le faux, et s’en remet au premier venu. Sa guérison attendra. Dumont prolonge ses épreuves, diffère le moment de sa rémission, préparant dans le silence de son scénario son entrée sur la terre du remords, cette « terre du mauvais passé qui revient, qui reflue et obsède par son retour », comme le disait Ernesto di Martino de la région des Pouilles où il était venu en ethnographe étudier le tarentisme. Le risque est grand de laisser France (et Léa Seydoux) entrer sur les terres du Nord, mais il dit au moins ceci que Dumont croit autant au monde qu’à ses images. Reste la gêne d’un cinéma apostolique qui accompagne son héroïne et lui fait la leçon. La chute à vélomoteur de Freddy y était autrement sublime. Un envol mystique mérité.
France est le film d’une formule théologique. D’une formule posée très tôt, dès La vie de Jésus, mais rarement comprise : « le réel est un grand corps mystique où tout se coudoie et que l’art seul voit ». Reprise à la théologie chrétienne qui a fait du corpus mysticum la formule de réalité sacramentelle de l’eucharistie – corpus Christi mysticum – avant d’en échanger l’usage contre la réalité spirituelle de l’Eglise – corpus Ecclesiae mysticum dit l’Aquinate – expérimentée de film en film, la voilà désormais au service d’une pédagogie visuelle et d’une politique de l’image. Cette mystique, quiconque a suivi les entretiens que Dumont a régulièrement donnés, sait qu’elle est explicitement revendiquée depuis Flandres comme le fonds structurant de son œuvre. Afin de lever tout malentendu, on fera ici valoir que si la mystique dumontienne a pu prendre le visage d’une béguine flamande ou d’une héroïne de l’histoire de France, sa formulation est libre de toute raison théologique et doit être révisée à partir d’une position philosophique construite depuis le cinéma. Sa mystique constitue son renversement : il faut comprendre qu’elle est le point d’effacement de sa philosophie. Dumont soutiendra donc non seulement qu’il y a de l’indicible, mais qu’en toute chose il se montre et qu’il appartient au cinéma d’en dire l’événement. Cette mystique élémentaire n’a qu’une visée, faire voir que le monde procède d’une réalité mystérieuse donnée mystérieusement. Et c’est en cela que Dumont est mystique, en cela encore que le cinéma peut l’être. Sur ce point Dumont s’est fait plus précis avec son Enfance de Jeanne : « La mystique c’est de faire coïncider tout un circuit de réseaux, c’est une hyper-connexion. Le film se connecte lui-même à la nature, aux visages, à la petite, aux moutons, au ciel, à la musique, aux chants, […] ce qui est passionnant au cinéma, c’est faire des plans qui sont distincts mais en même temps qui ramassent quelque chose qui était en train de naître, et on fait naître un noyau qu’on voit germiner. » Nonobstant le nom de Dieu, absent de l’esthétique dumontienne, tout est affaire de tissus et de liens, de liaisons universelles des êtres et des choses dont dépend notre sentiment d’appartenance au monde, sentiment auquel il prête un pouvoir de résolution morale. Telle est l’absence dont souffre France. De n’être pas assez mystique, en somme. Elle finira pourtant par se laisser « mystiquer » comme le lui reproche Lou (Blanche Gardin), avant d’être téléportée dans le Nord de la France, cette « terre en grâce perpétuelle où le cinéma élève mystiquement tout sous sa lumière lumineuse et se fait montre sous ses dehors monumentaux de la spiritualité du monde, à l’unisson du tout uni ». Au spectateur qui s’y trouve lui aussi rappelé, il est demandé de voir le miracle d’une rédemption cinématographique, par et pour le cinéma. Les didascalies de Dumont n’y changeront rien, le miracle n’a pas lieu : les images lestées d’une adhérente visio corporalis[99] [99] La distinction des trois types de vision (corporalis, spiritualis et intellectualis), défendue par saint Augustin dans le De Genesi ad litteram, a longtemps structuré la théologie mystique et la théorie chrétienne de l’image. Ralph Dekoninck, « Voir l’image vivante. L’anamorphose visionnaire entre texte et image », in Adrien Paschoud & Barbara Selmeci Castioni (dir.), Exprimer la vision spirituelle (XIVe -XVIIe siècles), Louvain, Peeters, 2016. ne donnent rien à voir. Si les deux Jeanne que Dumont adaptait de Péguy, modernisation inspirée du mystère médiéval corrigé par la comédie musicale, parvenaient à nous livrer le « cœur mystique de la France », France, malgré quelques fulgurances de style, et il y en a, souffre d’une mystique d’Epinal.
France est un ciné-roman. Une romance égoïste diminuée de son poids tragique. Un pastiche de cinéma d’auteur, liquidant l’héritage de Bergman (le couple), de Rohmer (l’infidélité), de Godard (le travail), épuisant ses propres forces critiques. La parodie de reportage de guerre n’est à tout prendre que le palimpseste enfantin d’une séquence politique reprise d’Ici et ailleurs (Jean-Luc Godard, 1974), le sérieux révisionniste du cinéaste en moins. Car ce n’est pas la critique du capitalisme médiatique qui intéresse Dumont, quoi qu’il en dise dans le dossier de presse, pas plus que ne l’intéresse réellement celle, insistante et en définitive superficielle, qui viendrait surligner un nouveau front situationniste face à une nouvelle société du spectacle. Ainsi, la courte séquence de la soirée où sont réunis les acteurs du nouveau monde capitaliste qui doit se substituer à l’ordre des Etats-Nations contient-elle l’aveu d’une liquidation philosophique qui prend le risque de sa propre ruine intellectuelle. Philosophe de formation, Dumont se méfie de la philosophie lorsqu’il filme. Moins lorsqu’il se fait l’interprète de ses propres films. Dans France, c’est pourtant contre elle qu’il filme. En provoquant une brève analyse théologique du capitalisme financier, esquisse mondaine d’une interprétation wébérienne de l’opus supererogationis[1010] [1010] Le christianisme n’a pas seulement négocié une nouvelle balance des valeurs morales, il a créé une véritable « banque céleste » (Marc Lienhard, Luther, 2016), un immense marché de la dette, un vaste commerce d’indulgences qui reposait sur « un trésor de mérites surérogatoires dont seul le pape a le droit de disposer. Ce trésor est constitué des mérites que le Christ et ses saints ont accumulé au cours de leur vie exemplaire, bien au-delà de ce qui était requis. Le principe des indulgences correspond alors à une opération de transfert des valeurs toute simple. Il repose sur l’idée que l’Eglise pouvait remettre des peines aux uns parce que d’autres avaient rendus disponibles les mérites et les fragments de sainteté. ». Denis Bertrand, « La narrativisation de la conscience morale », Actes Sémiotiques N° 111 | 2008 [En ligne]. protestant et jouissance à peine dissimulée du transfert réussi du vocabulaire chrétien – « dette » et « rachat » gouvernent désormais une sotériologie profane délivrée de l’angoisse de sa propre confirmation (certitudo salutis) – Dumont situe le point d’équilibre de son film. Ce n’est pas la thèse d’une sécularisation infâme qu’il rejette, c’est la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la mystique, devenue « improfanable » comme l’a déjà analysé Agamben. C’est que le philosophe de l’Homo sacer nous a déjà prévenus des plus hautes vertus de la profanation. Il y a en elle, si l’on veut bien se donner la peine d’un détour par l’œuvre du jurisconsulte Trebatius Testa dont on trouvera un commentaire chez Macrobe (Les Saturnales), une puissance de libération et des possibilités subversives fort saines. Qu’est-ce que profaner ?, sinon « libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier.[1111] [1111] Giorgio Agamben, Profanations [2005], trad. Martin Rueff, Paris, Rivages, 2006/2009, p. 98. » Le danger du capitalisme, c’est qu’il a rendu indiscernable la séparation du sacré et du profane, qu’il a fluidifié leurs échanges, qu’il a liquidé la possibilité d’opérer une distinction entre les formes séparées de l’existence. La critique que Dumont adresse aux néo-médias ne porte donc pas tant sur la valeur de vérité de ses images (leur signature ontologique), que sur la désactivation de leur valeur épistémocritique (leur phénoménologie symptomale). Ce n’est peut-être pas ce qu’il dit (le dossier de presse du film), mais c’est ce qu’il parvient à filmer, parfois (France).
France est un film fantôme. Un film logé dans une œuvre qui rumine ses morts, qui se souvient d’un temps où Dumont croyait au tragique. Film gigogne, replié sur lui-même, qui s’efforce malgré tout de négocier son scénario – ce qui se lit, se vend, se tourne – sans ignorer qu’il n’est jamais que la petite monnaie d’un absolu qui dépend de ses images. Lorsque Dumont dit qu’il n’écrit pas ses scénarios, il faut le croire. Redisons-le, le monde de France (et de Léa Seydoux) est un monde d’images industrielles qui ignore tout du bouclier et des ruses de Persée, qui ne sait rien non plus de la rédemption de la réalité matérielle qui se joue dans chaque film (Siegfried Kracauer). France a pourtant un double, un modèle, un fantôme : Laurence Ferrari est l’icône professionnelle qui inspire son personnage, tout comme la chaîne I-Télé est le fantôme (le revenant) de CNews, filiale du groupe Canal+, rebaptisée en 2017 à l’occasion de son rachat par Vincent Bolloré. La question qu’adresse France au Président de la République est à peu de choses près la même que celle que posait Laurence Ferrari le 25 avril 2019 à Emmanuel Macron lors de la conférence de presse que l’Elysée avait organisée à l’issue du Grand Débat National. A une nuance près qui la voudrait plus angoissante, la France est devenue une « nation insurrectionnelle ». Jusqu’à ce dernier film, il n’était demandé qu’une chose aux personnages de Dumont, en apparence fort simple, justifier l’humanité. En deux films, La vie de Jésus et L’humanité, Dumont a exposé le cœur de son utopie morale. Freddy, comme le Saül des Actes des Apôtres qui chute à cheval avant de se convertir au christianisme, ressuscite spirituellement après une chute de cyclomoteur. La route de Bailleul est son chemin de Damas. Pharaon de Winter, lui, lévite au-dessus de son potager, et oppose à la loi de la gravitation la foi extatique d’une mystique sans Dieu. Précisons rapidement ce point. La mystique de Dumont n’est pas un thème secondaire et anadyomène, abordé ici et abandonné plus loin. Elle n’est pas davantage le sujet d’un seul film, Hadewijch, elle est tout autrement la condition de son naturalisme et le lieu nécessaire d’une expérimentation morale. Toutefois, privé du « Nord [qui] est comme un pur réel où le cinéma demeure. Où le vrai bien et le vrai mal recouvrés existent[1212] [1212] Bruno Dumont, Dossier de Presse de France, 3B-Production. », Dumont semble avoir perdu le contact avec cette mystique sauvage et cette sainteté qui pousse « pour ainsi dire toute seule, simple et s’ignorant elle-même ; non point travaillée par des exercices, par des forcements de serre, mais littéralement en pleine terre, comme une fleur du pays, comme une plante vigoureuse et vivace, fille du terroir, naturelle en ce sens autant que surnaturelle[1313] [1313] Charles Péguy, « Prière d’insérer au Mystère de la charité de Jeanne d’Arc », in Lettres et entretiens, Cahiers de la Quinzaine, 1927, p. 203-204. ».
France : vie, mort et résurrection critiques d’une œuvre. Dans une conférence donnée à la Maison de la Culture de Paris le 9 mai 1935, elle sera publiée le mois suivant dans le numéro 22 de la Commune, René Crevel avait adressé ces mots aux artistes de son temps : « Parmi les œuvres les plus importantes, il faut compter, il a toujours fallu compter celles qui, du fait même qu’elles constataient une décomposition, requéraient contre ses responsables, non sans d’ailleurs répandre sur la présente décomposition les phosphorescentes promesses d’une germination future. De Grünewald à Dali, du Christ pourri à l’âne pourri, dans l’excès même de certaines fermentations, au fond des plus vénéneuses rutilances, la peinture a su trouver, exprimer des vérités nouvelles qui n’étaient pas seulement d’ordre pictural.[1414] [1414] René Crevel, « Discours aux peintres », in Commune, n° 22, juin 1935, p. 1139. » Cette conférence devait profondément marquer Walter Benjamin qui travaille au même moment à son texte Peinture et photographie (1936)[1515] [1515] Walter Benjamin, Sur l’art et la photographie, trad. Christophe Jouanlanne, Paris, Éditions Carré, 1997. . En 1935 il porte encore le titre Peinture et cinéma (une esquisse). Son œuvre philosophique des années 1920, fortement marquée par les images, va pourtant quitter les contreforts de l’histoire de l’art pour les nouveaux médias de l’âge industriel, photographie et cinéma, tandis que la politique des images remplace la métaphysique de la vérité qui occupe sa réflexion sur l’œuvre d’art. De l’aveu même de Benjamin sa « conversion à la théorie politique[1616] [1616] Walter Benjamin, Correspondance 1910-1928, I, trad. G. Petitdemange, Paris, Aubier, 1979, p. 399. » date du milieu des années 1920. A partir de cette date commence le renouveau philosophique de son œuvre critique pensée comme un travail de « mortification des œuvres[1717] [1717] « Les idées sont les étoiles à l’opposé du soleil de la révélation. Elles ne brillent pas au grand jour de l’histoire, elles n’agissent en lui que de manière invisible. Elles ne brillent que dans la nuit de la nature. Dès lors les œuvres d’art se définissent comme des modèles d’une nature qui n’attend aucun jour et donc qui n’attend pas non plus de jour du jugement, comme des modèles d’une nature qui n’est pas la scène de l’histoire ni le lieu où réside l’homme. La nuit sauvée. La critique alors, en lien avec cette manière de considérer les choses (où elle est identique à l’interprétation et le contraire de toutes les méthodes habituelles de contempler l’œuvre d’art) est présentation d’une idée. Leur infinité intensive est la caractéristique des idées en tant que monades. Je donne une définition : la critique est la mortification des œuvres. Non pas un accroissement de la conscience en elles (romantique !), mais l’établissement en elles du savoir. La philosophie doit nommer les idées comme Adam la nature ». Walter Benjamin, Correspondance 1910-1928, op.cit., p. 296. », dont il tirera une théorie politique de la perception. L’expression se rencontre une première fois dans une lettre adressée Florens Christian Rang le 9 décembre 1923, puis peu de temps après dans l’Origine du drame baroque allemand : « La critique est mortification des œuvres. Leur essence s’y prête plus que celle de toute autre production. Mortification des œuvres : il ne s’agit donc pas de l’éveil de la conscience dans les œuvres vivantes — au sens romantique —, mais de l’instauration du savoir dans ces œuvres qui sont mortes. La beauté durable est un objet de savoir.[1818] [1818] Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand [1974], trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 195. » Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de cette mortification, il en va de la survie historique des œuvres. Qui veut penser France, mais cela vaut nécessairement pour tous les autres films de Dumont, devra consentir à cet apparent sacrifice qui consiste à échanger des « contenus réels » contre des « contenus de vérité ». C’est à cette condition que les films, ces futures ruines d’images, pourront être à nouveau regardés, compris et transmis.