Un visage, une épaule, entraperçus, indistincts, et déjà des mains l’agrippent et la mènent dans le fourgon de police. Coincée, trop tôt et encore. Dès les premiers plans, il ne reste plus à Badia (Soufia Issami), jeune ouvrière arrêtée pour vol, que le pouvoir de sa voix(-off), martelant, cognant, butée et saccadée, les murs de sa prison sociale.
Casse foireux, inexorable tragédie en flash-back, voix-off du perdant. Terrain connu, déjà arpenté mille fois, du « noir » (roman et film), que Leïla Kilani a néanmoins l’audace de prendre au sérieux, lui redonnant par là sa dimension sociale et politique originelle. Loin des variations ironiques des années 90 (les Coen, Tarantino,…), Sur la planche (re-)tourne dans la rue et fait du quotidien de quelques jeunes femmes, un point sensible permettant d’approcher l’envers de la « croissance économique » marocaine.
Remarquée pour ses documentaires, Kilani ancre son récit dans une réalité sociologique précise et détaillée sans être encombrante, et dans une topographie dénuée d’exotisme (lieux sans qualité vus partiellement, plongés dans la grisaille et la pluie). Par touches successives et discrètes, elle construit, depuis le point de vue de ses personnages, le tableau d’un monde économique en mouvement perpétuel, décentrant fatalement les individus. Courir sans cesse après le travail, et ne pourtant jamais être à la bonne place, telle pourrait être la formule de leurs vies, et des nôtres.
Arrivées de Casablanca, Badia et son amie Imane ne sont, pour les Tangérois, rien d’autre que des immigrées venues prendre leur travail, avant que celui-ci ne s’envole vers l’Asie. Immigrées, cela signifie, ici comme ailleurs, repartir à zéro et faire le sale boulot. Dans la hiérarchie des sous-prolétaires, leur statut de « filles-crevette » est ce qu’il y a de pire. Payées au kilo, elles manipulent sans répit la chair suintante des crustacées, dans une usine à l’aveuglante blancheur, sillonnée de contremaîtres. L’espoir, c’est de devenir « filles-textile ». Boulot plus propre, mieux payé, dont on n’a pas à avoir honte. Car c’est aussi cela que montre Kilani : la hiérarchisation qui passe entre les ouvriers, et l’absence du désir de créer une cause commune. S’il n’y a pas de solidarité de classe, c’est qu’il n’existe pas même l’idée d’une classe, simplement la défense de sa position précaire (en humiliant au besoin ceux « d’en dessous »), avant qu’inévitablement une main d’oeuvre moins coûteuse prenne la place.
En attendant, elles se prostituent la nuit, volent à leurs clients tout ce qui peut être revendu. Lors d’une soirée, elles rencontrent deux « filles-textile », avec qui elles feront équipe. Dans un genre aussi codé, où les rapports de sexe et de genre ne sont que rarement en faveur des femmes (étant usuellement des femmes fatales, des bécasses indolentes ou des ingénues dépravées), et où les hommes sont finalement les seuls à se confronter à des rapports de classe, l’inversion de la perspective est à la fois réaliste et féconde. Ce sont bien les femmes qui, aujourd’hui, sont chargées des tâches les plus ingrates et les moins payées – elles aussi, donc, qui se chargent de trouver les moyens, parfois illégaux, de leur subsistance, sans rien attendre de personne. La psychologie et la morale n’ont que peu de place, la réalisatrice leur préférant le corps et l’énergie, désordonnée mais déterminée, de la jeunesse. Il leur faut aller vite, même si l’argent va toujours plus vite.
En passant d’un lieu à l’autre (usine, chambre décrépie surveillée par la logeuse, logements des clients), d’une tenue à l’autre (blouse, habit traditionnel, jeans-pull), les personnages se jouent des positions trop établies (celle de “victime”, notamment), fluctuant et s’inventant au fur et à mesure les conditions de leur mobilité. Une des scènes les plus fortes est ainsi celle où Badia se glisse, au culot et en jouant à la « fille-textile » (« classe », donc), dans la Zone. Cet enclos quasi-militarisée est l’utopie réalisée du capitalisme. Y travailler est un privilège que les ouvrières revendiquent, privilège qui passe précisément par les moyens du contrôle. Parquées, badgées, fliquées, elles n’ont comme liberté que celle de suivre les circuits organisés (minibus des entreprises, etc.) par les multinationales pour rentabiliser l’usage de leur temps. Pour quelques instants, Badia détourne les canaux de circulation, en un acte subversif minime, et pourtant essentiel. Car, n’y aurait-il là qu’un frisson sans conséquence, cet affect et cet acte sont déjà, dans un lieu qui n’envisage que la rentabilisation de toute chose, une forme de subversion.
Le revers de cette vitalité transgressive (dans l’abandon de la danse, les courses en ligne droite,…) est un morbide mouvement de balancier, un sur-place qui soudain fait cogner la tête contre les murs. Dans leurs chambres minuscules, les murs de l’usine, l’enfermement n’est pas toujours vaincu, brisant ainsi l’élan. L’idée est récurrente dans le film, mais un plan, surprenant, de Badia oscillant entre le flou et le net, en donne la forme définitive. Ici et ailleurs, trop loin et trop près, pas dans le bon rythme.
Badia est une figure à part. Elle creuse dans la langue la sienne propre, au rythme saccadé, où chaque mot compte, se compte, et fait retour sur lui-même. Il bute et repart, chargé d’un nouveau souffle. Ses amies peinent à suivre sa parole, imagée, tout comme elles craignent sa détermination. Elle ne veut pas se laisser réduire, se transformer jusque dans sa chair en « filles-crevette ». L’expression est insupportable, car elle prend corps. L’odeur, l’odeur – que rien ne masque, ni le citron, ni les tambouilles à base de plantes qu’elle se concocte avant de se frotter frénétiquement. Jusqu’à l’os, l’odeur de crevette. Et les muscles, même pour avaler un frugal repas de morceaux de pain trempés dans du lait, restent pris dans la gangue mécaniste du travail à la chaîne, où chaque geste doit être précis et rapide, rentable.
Lui reste peut-être alors la peau, scrutée par la caméra comme un mystère et une surface à reconquérir, cause commune de l’actrice et de la réalisatrice. Si les organes et les membres sont laissés à la tyrannie de la chaîne, Badia n’y laissera pas sa peau. Tordue dans la baignoire improvisée de sa chambre, prenant une douche au milieu d’un braquage, elle n’en finit pas d’éprouver cette surface, jusque dans la douleur, en en faisant, aussi, un lieu de combat. Son visage, sa peau et sa langue sont irrécupérables. Elle n’est pas raisonnable. Elle résiste.