Au son d’une musique aérienne, la caméra, fée légère, flotte par-dessus les immeubles d’Aulnay-sous-bois, dont les lumières percent la nuit de notes colorées. Quelques voix adolescentes nous parviennent, quasi-murmurantes, tandis que la fée se rapproche doucement d’une fenêtre et pénètre dans un appartement, où un jeune homme est occupé à des travaux de couture. Il est bien tard pour travailler, et d’autres jeunes gens, à cette heure, contemplent la lune, alimentent leur compte Facebook ou, du fond de leur lit, se perdent dans leurs pensées. Pensées diverses, puisque, tandis qu’une jeune fille imagine la mer, une autre garde les yeux fixés vers le plafond, guettant on ne sait quelle menace : peut-être ce plan d’une chouette fondant vers l’objectif est-il sa vision cauchemardesque. Quand des dissonances surviennent, l’on se souvient de ce que l’une des voix nous racontait : les personnes d’origine française ont déserté la ville après l’arrivée des Noirs et des Arabes. La fée-caméra, comme si elle était elle-même menacée par l’oiseau de proie, ressort de l’appartement pour s’élever et nous dévoiler, tandis que nous parviennent des cris et des bruits de sirène, la présence pas si lointaine de Paris et de sa tour Eiffel, en marge de laquelle s’inscrit en lettres roses le titre du film.
La tension qui est au cœur du projet d’Olivier Babinet est sensible dès cette séquence d’ouverture : d’un côté le désir de magnifier la cité, l’omniprésence des couleurs et la beauté des jeunes habitants, et de l’autre celui de témoigner d’une réalité, la séparation géographique des carnations et une violence qui s’élève dans la nuit. Mais, si cette tension semble identifiée dès le début, le dispositif global, qui consiste principalement à articuler les paroles d’onze collégiens à des séquences montrant leur cadre de vie ou mettant directement en scène leurs expériences ou rêves, tend peu à peu à la désamorcer en s’orientant principalement vers la production d’une image positive. De fait, le premier réflexe en sortant de la salle est de louer un film qui, loin des clichés véhiculés par les médias, porte « enfin » un regard positif sur la cité et ses jeunes. Swagger se démarque sans doute de pas mal de reportages télévisés mais c’est cependant dans sa manière même de s’en démarquer que sa réussite peut être questionnée. Alors qu’il met en jeu toute une série de frontières, il ne se rend agréable qu’en tirant son sujet et ses spectateurs dans la direction la plus familière. La cité elle-même est un entre-deux pour ses jeunes habitants, lieu écartelé entre le bled devenu synonyme de passé ou d’échec et Paris ou d’autres endroits vers lesquels se tournent leurs rêves de réussite et d’avenir.
Les uns et les autres
Swagger n’est peut-être jamais aussi dérangeant que lorsqu’il fait émerger l’absence de toute mixité : la plupart des protagonistes déclarent qu’ils n’ont presque jamais rencontré de « français de souche », ceux-ci se trouvant plutôt dans la capitale. Mais ceci induit une réciproque, et l’intérêt du projet tient à ce qu’il propose une médiation entre des parties de la population qui ont peu de chance de se côtoyer dans la réalité : il se situe à la frontière entre les « uns » et les « autres » et donne l’occasion à chacun de modifier l’image qu’il a de l’autre, ou de voir sa propre image réfléchie dans la parole de l’autre. Les propos de Régis, pour qui les français blancs sont des « personnes normales », ou ceux d’Astan pour qui les Africains ne sont pas « mentalement » pareils que les Français, produisent des effets d’inversion à la fois amusants et terribles. Dans l’ensemble, les déclarations tournant autour des liens qui unissent les jeunes à leur pays dessinent une zone nuancée où chacun compose avec son désir d’appartenance et son histoire. Les multiples plans de visages et les quelques regards-caméras qui parsèment le montage témoignent bien du souci de produire une rencontre, souci éminemment politique puisqu’il s’agit de rien moins que de faire du commun à partir de la différence.
Mais le film nous fait également entendre les aspirations de ces jeunes quant à leur avenir. Au fond, que veulent-ils, et qu’est-ce qui est le plus important pour eux ? Réussir, c’est-à-dire étudier afin d’avoir un boulot qui leur permettra plus tard de quitter la cité. L’un voudrait habiter dans le quartier de La Madeleine, d’autres aller en Italie ou aux États-Unis. L’une exprime même son ambition de devenir la prochaine Obama. Le problème commence alors à émerger : si, d’un côté, ces rêves sont autant de pieds-de-nez à la réalité sociale et au cliché qui voudrait qu’un jeune de banlieue n’ait pas confiance en lui, de l’autre, ils sont réconfortants, puisque ces jeunes veulent la même chose que tous les autres, et rêvent de réussites individuelles. Le mouvement du film nous conduit ainsi à nous identifier aux personnages, mais, à partir d’une tension entre les uns et les autres, Swagger tend à produire une identification qui gomme tout ce qui fait tenir ensemble les individus. Il y a en effet différentes manières de vouloir être Obama : parce qu’on en fait, dans une perspective collective, le symbole d’une égalité sociale et raciale, ou parce qu’il occupe en tant que Président une position privilégiée. À l’image, les collégiens eux-mêmes ne semblent pas former de communauté : pendant que certains parlent, des visages sont insérés pour produire des effets d’écoute, et les corps sont parfois disposés dans un même espace afin de suggérer une co-présence, mais on ne les voit discuter entre eux dans aucune scène ou presque. L’une des séquences les plus réjouissantes est pour toutes ces raisons celle où l’on voit Paul, d’origine indienne, imiter un Africain devant ses camarades d’origines africaines, tout en tenant un discours sur l’insécurité qui est souvent l’apanage des « Français » d’origine.
L’adolescence et la cité
Bien sûr, il est difficile de demander à des collégiens de réfléchir sur leurs conditions sociales, et Olivier Babinet a pu déclarer qu’il avait choisi sciemment de ne pas inclure des adultes dans son montage, qu’il s’agissait davantage d’un film sur l’adolescence que sur la cité. Distinguer les termes semble pourtant artificiel tant il est clair que ces adolescents sont « de » la cité, puisqu’un adolescent venant d’un autre milieu ne pourrait pas dire les mêmes choses. Les affres éternelles de cet âge, la difficulté de l’intégration à un groupe, la découverte hésitante de l’amour, se retrouvent bien ici et là, mais ces jeunes-là nous parlent des parties « chaudes » de la cité où les armes circulent, d’un camarade tué au cours d’une bagarre, de parents qu’ils doivent aider dans les démarches administratives. Ne pouvant ainsi se distinguer, adolescence et cité sont en fait les termes d’une autre tension. On a l’impression devant Swagger que Babinet n’a pas su trancher, et, même si l’on peut imaginer quelques bonnes raisons à cela (une répugnance à trop intervenir, une volonté de respecter l’ampleur d’une existence), l’alternance entre l’intime et le social confine parfois au fourre-tout. Des questions sur le rapport à la politique et à la religion, des plans montrant la croix d’une église, une mosquée ou le fronton d’une mairie témoignent bien d’une volonté de rattacher les individus à un milieu institutionnel, mais c’est comme s’il y avait dans cette direction une limite à ne pas franchir.
Puisque ne pas choisir revient encore à choisir, le récit semble globalement obéir à un parti-pris qui détache les adolescents de leur milieu dans l’attente de leur départ vers un avenir meilleur. Une séquence nous montre Aïssatou lisant avant de se coucher une histoire d’Heïdi, qui s’endort elle-même avec un air de contentement probablement dû à de joyeux rêves. Un peu plus tard, des cris de guetteurs se lèvent pour annoncer l’entrée de la police dans la cité, et, alors que les lumières et le bruit envahissent sa chambre, Mariyama dit à sa petite sœur inquiète : « Dors, demain y a école ». Le film se conclura sur une série de plans où les différents adolescents, de bon matin, se rendent au collège. Nous voyons probablement ici des scènes de la vie quotidienne, mais, du point de vue du récit, elles suggèrent une (non-)articulation entre l’espace public de la cité soumis à la violence et ses jeunes habitants pour qui l’école, bouée républicaine, constitue une opportunité unique. Non seulement cette articulation où l’école apparaît comme l’institution qui assure la réussite d’individus au prix de l’abandon d’un réel immédiat est, qu’on le veuille ou non, politique, mais on s’aperçoit ainsi que l’ouverture des possibles et la démonstration d’une capacité de ces jeunes ne s’effectuent que dans un cadre assez fermé qui renvoie l’adolescent à une forme d’inaction propre à son âge. La cité est un endroit où on peut rêver d’une vie meilleure pour après et ailleurs, pour soi, mais pas ici et maintenant, collectivement.
Le cinéma et le réel
Le cinéma, dans tout ça, apparaît à la fois comme le moyen de produire une image positive et de réaliser les rêves. L’opération qui vise à faire ressortir une beauté ignorée ou des fragments inattendus pour remplacer la robe grise d’Aulnay sous-bois par une robe de couleurs est assez bien symbolisée par un plan bref cadrant le surgissement d’une herbe verte à travers le bitume. D’autres séquences nous plongent dans l’imagination des personnages, mettant en scène Paul dansant et chantant à travers les rues avec un parapluie rouge, Régis qui, vêtu d’un manteau en fourrure, traverse le couloir de l’école comme une star, ou la vision futuriste et dystopique d’une cité quadrillée par des drones. Mais ceci est encore l’occasion d’une tension : le cinéma réalise certes au présent les rêves d’avenir et d’ailleurs, mais on se demande s’il le fait en abattant les frontières, en faisant passer l’ailleurs dans le réel, ou s’il constitue lui-même un ailleurs séparé du réel qu’il filme. À vrai dire, la réponse se trouve dans la première image : le cinéma est bien ici cette fée descendue du ciel pour transformer le réel à coups de caméra magique. On pourrait se réjouir un peu vite (et conformément à une doxa actuelle que nous abordions dans un édito récent) du fait qu’un chef opérateur ayant travaillé avec Kaurismaki (Timo Salminen) filme une cité, ou que l’on donne à des individus censés être accaparés par les soucis du quotidien l’accès à la fiction. Cependant, lorsque les rêves s’assimilent peu ou prou à des genres fictionnels (la comédie musicale, la science-fiction), et lorsque les séquences se chargent de procédés ou de codes formels (le ralenti, les mouvements aériens), l’idée que le cinéma vient se mettre « au service » d’une réalité extérieure se met à tanguer dangereusement, et Swagger rejoint le reportage alors qu’il semblait s’en éloigner (puisqu’il est très courant que les reportages télévisés, souffrant du même complexe d’infériorité vis-à-vis du cinéma que la banlieue vis-à-vis de Paris, viennent piocher dans les codes de ce dernier).
Attribuer au cinéma une fonction de revalorisation de l’image ne constitue pas nécessairement un geste politique émancipateur, et il faudrait distinguer la revalorisation de l’image qui opère en surface et la reconfiguration de l’imaginaire qui opère en profondeur. Swagger s’en tient malheureusement trop au premier cas en autonomisant le cinéma comme modalité esthétique de traitement du réel, et on constate par conséquent que ce qui pourrait être autrement transgressif devient autorisé, identifié et inoffensif. On pourrait être troublé par deux séquences qui nous montrent des élèves s’enfuyant du collège après avoir déclenché une alarme incendie (suivis par des travellings), puis sortant en courant après la sonnerie (au ralenti). On pourrait se dire qu’il est contradictoire que le film souligne d’un côté l’importance de l’école et de l’autre nous montre ces joyeuses échappées. Mais celles-ci sont joyeuses pour tout le monde, et il n’y a aucune raison d’être perturbé par l’envie d’ adolescents de s’extirper du cadre scolaire lorsqu’ils acceptent de le faire dans le cadre formel d’un cinéma donné comme l’espace même de l’irréalité. Le film ne se contredit pas, mais il pose une séparation du cinéma et du réel qui permet de voir d’un côté l’école comme une prison et de l’autre comme une bouée. Quand on a bien établi les frontières du rêve et de la réalité, tout est possible, et les bonnes fées concèdent volontiers leurs charmes, étant entendu qu’ils s’arrêteront quand sonnera minuit, le réveil matin ou la fin de la récré.
Frontières
Il y a donc dans Swagger toute une série de tensions ou de frontières, mais le film ne parvient pas à se tenir en équilibre : il y a l’un et l’autre, l’adolescence et la cité, le cinéma et le réel, mais tout tend vers une identification du spectateur à des adolescents à la fois comme les autres et valorisés comme personnages de cinéma. Or, quand le regard sur la cité ne trouve sa positivité qu’en ramenant celle-ci du côté du plus familier, perdant en chemin ce qui fait l’intérêt et la nécessité de la rencontre, on peut parler d’échec. Et le cinéma est à la fois le dernier et le premier problème : il est évident que le passage ou l’échange n’est pas facilité si la fée-cinéma ne commence pas par abandonner elle-même la distance qui la sépare de ceux qu’elle filme, c’est-à-dire si elle n’abandonne pas un peu le souci de la forme et son contrôle. Swagger ne mérite sans doute pas qu’on l’accable, mais on n’aura cependant pas de mal à constater la différence qui existe entre la caméra magique de Babinet et la caméra participante d’un Jean Rouch quand il réalise Moi, un noir ou La Pyramide humaine, dans lesquels les identités se meuvent au gré d’une fiction qui émerge du cœur du vécu, tandis que l’idée même d’un cinéma qui se mettrait « au service » d’une réalité extérieure disparaît dans un film conçu comme une expérience collective créant sa propre réalité.
Il faudrait comprendre qu’un cliché cinématographique ne vaut pas mieux qu’un cliché sociologique et il n’est pas tout à fait infondé, de ce point de vue, de discerner dans les enthousiasmes exprimés devant le traitement d’une réalité sociale sensible par l’application de codes propres à la fiction une forme de régression, au pire, ou d’amnésie, au mieux, puisque cela ne constitue rien de nouveau sur le plan esthétique et ne peut se voir attribuer aucun privilège éthique. Il n’est pas impossible que Swagger, qui pourtant semble prendre à contrepied un imaginaire actuel, l’épouse en fait totalement. L’idée même d’un « regard positif » n’est pas sans poser problème, et elle est en tout cas aporétique, puisqu’elle conduit à remarquer sans cesse le présupposé négatif qui entoure le référent alors même qu’il s’agit de l’en sortir. Et si un film est jugé nécessaire parce qu’il nous rappelle que les adolescents, partout, font des rêves et aspirent à un futur meilleur, il faut commencer par se demander si son principal intérêt est de renouveler l’image que nous nous faisons des autres, ou de fournir l’occasion de voir que nous sommes arrivés bien bas. Il y a des films qui ne sont positifs qu’au regard de la négativité de leur époque, en l’occurrence d’une curieuse époque où les jeunes favorisés fantasment l’école de la vie tandis que les jeunes de banlieue font l’école du cinéma.