Étrangement, le nouveau film d’Eric Khoo, adaptation animée du manga autobiographique de Tatsumi Yoshihiro, Une vie dans les marges (Cornelius, 2009), commence par l’enterrement d’un autre immense mangaka, Tezuka Osamu. Auteur d’Astroboy ou du Roi Léo, ce dernier a contribué en grande partie à réinventer et populariser la bande dessinée nippone d’après-guerre. Trois générations d’auteurs se trouvent ainsi mêlées dans ce pré-générique. En commençant son métrage par cet hommage au maître passé, Khoo place d’emblée le récit sous le double signe du deuil et de la filiation.
Le film, qui alterne tout en fluidité récits fictifs du maître et passages biographiques, via un art de l’imbrication narrative déjà à l’œuvre dans Be with me (2005), ne se départira jamais de la noirceur de son introduction. Les premiers récits sont ainsi marqués par la guerre, et notamment Hiroshima, et par le quotidien difficile du Japon sous occupation britannique. Les suivants mettront en scène des personnages marginaux et névrosés, en proie au doute ou rongés par de sombres obsessions.
Profonde réflexion sur l’image, prisme à travers lequel lire l’œuvre à venir, le premier segment imaginé par le mangaka, Hell, prend place immédiatement après l’explosion de la première bombe, le 6 aout 1945. Un jeune reporter est dépêché sur les lieux par le ministère des armées, et, horrifié par le spectacle, photographie un peu au hasard les situations qui se présentent à lui, toutes plus macabres les unes que les autres. On songe à ces nombreux témoignages décrivant comment, face à une situation extrême (exemplairement l’ouverture des Camps), l’appareil devient un bouclier qui protège le photographe de ce qu’il voit. Au milieu de ces scènes cauchemardesques, le regard du héros est attiré par des tableaux irréels : ici, l’ombre d’un escalier en colimaçon imprimée sur un mur par la lumière de l’explosion ; ailleurs, un bus dont les passagers ont été brûlés sur place, conservés tels quels. Apparaît ici une analogie entre l’explosion atomique et le procédé photographique, où le sujet n’est plus que “l’ombre de lui-même”, et Hiroshima la plus grande des chambres noires.
Continuant son errance parmi les décombres et les blessés, le héros découvre, sur ce même principe, l’ombre de ce qui semble être un fils massant les épaules de sa mère. Ému aux larmes, il immortalise cette vision, qui deviendra quelque temps plus tard le symbole universel de la brutalité de la bombe, toutes les familles des victimes y trouvant en outre une forme de deuil. Or, on apprendra par la suite que cette silhouette cache un terrible secret : l’ombre n’est pas celle d’un amour filial, mais d’un matricide. Interprétée comme un acte de tendresse, la photographie est en fait la preuve d’un meurtre.
Ainsi, derrière l’image doucereuse, l’horreur, la mort. Cet état de fait coïncide avec le manga d’après-guerre. Si Tatsumi a vu en Tezuka un mentor dans l’art du dessin, il se consacrera très vite pour sa part à un style beaucoup plus adulte et réaliste, beaucoup plus dur. Dans les années 50, il proposera, dans le premier manifeste esthétique du manga, le terme « gekiga » pour désigner cette bande dessinée mature, dont le rôle est de refléter sans fard la société nippone. Cette orientation nouvelle, à une époque où la bande dessinée est réservée aux enfants, toute entière tournée vers la narration et la vitesse, peut être rapprochée du néo-réalisme. Tatsumi ne cache d’ailleurs pas l’influence que le cinéma européen a eu sur son art. L’Enfer rappelle par certains côtés le Païsa de Rossellini, avec sa juxtaposition de récits courts, qui semblent pris en cours de route, le temps d’une errance ou d’une anecdote. Un style qui délaisse l’action pour la situation, et se dote d’une cruauté nouvelle. Comme dans ce cinéma italien post-45, on peut voir dans cette esthétique la désillusion d’un pays vaincu.
Tatsumi pense donc son art comme un révélateur de la cruauté du monde. Car même quand elle illustre un choc, un fait brutal, l’image peut être libératrice, rassurante, cathartique. La silhouette du meurtre à Hiroshima n’était-elle pas un soulagement pour les victimes, qui y voyaient ce qu’elles avaient besoin d’y voir ? Tout l’art de Tatsumi est là. Ses histoires courtes ont été écrites à la même période, dans les années 70, alors que l’artiste traversait une crise existentielle. En désaccord avec l’exceptionnelle croissance du Japon de ces années-là, l’auteur s’est senti, parmi tant d’autres, oublié par le miracle économique. La relecture de l’histoire de son pays a été pour lui un exutoire, une façon de purger ses propres malaises. Dès la découverte de sa passion pour le dessin, Tatsumi comprend que celle-ci deviendra une véritable pulsion, à laquelle il lui sera impossible de résister. De même, la plupart de ses personnages sont tiraillés par des pulsions qu’ils ne parviennent pas à contrôler, dérisoires marionnettes d’un monde qui se refuse à eux.
La nouvelle « Occupied » se déroule dans le Tokyo des années 60 et raconte l’histoire d’un dessinateur pour enfant en mal d’inspiration, qui retrouve son élan créateur devant des graffitis obscènes dans des toilettes publiques. Pulsions sexuelles et créatrices s’entremêlent, et apparaissent un temps comme une libération pour le personnage : véritablement obsédés par ces images, il ne peut s’en défaire qu’en dessinant, et retrouve ainsi goût à son art. Jusqu’à ce qu’il soit surpris par une passante et arrêté, humilié devant une foule de badauds.
La proximité avec l’auteur est évidente. D’ailleurs, l’enchainement avec la séquence biographique qui suit se fait par le biais du feutre que le personnage fictif laisse tomber et que l’avatar du dessinateur ramasse. La frontière entre la fiction et la biographie devient poreuse : Tatsumi s’approprie le feutre du dessinateur pervers. A la fin du film, il croisera d’ailleurs ses différents personnages dans une librairie : lui-même se met en scène, il est sa propre créature d’images, au même titre que les autres. Recréer le monde est une manière de le plier à ses désirs, de reprendre prise sur lui, au risque de s’y perdre. Pulsion irrépressible, le dessin est aussi gagne-pain et potentielle œuvre d’art.
On comprend ce qui a pu pousser Khoo vers ce premier film d’animation. Chez lui, les personnages, seuls au milieu de la foule, sont souvent victimes de leur névrose ou de leur fantasme. Dans Be with me, deux adolescentes vivaient une romance autarcique par textos et mails interposés ; un veuf était hanté par le fantôme de son épouse ; un vigile épiait et fantasmait sur une secrétaire de l’immeuble dont il était le gardien. Dans My Magic (2008), le fakir Francis Bosco se réfugiait dans l’alcool pour oublier la perte de sa femme. Autant de subterfuges que les hommes s’inventent pour fuir la cruauté d’un monde qui les rejette. Solitaires, ils s’enferment dans leurs cocons, incapables de communiquer avec les autres. En ce sens, il y a une vraie parenté entre l’univers du cinéaste et du mangaka, dont chacun des personnages est au ban de la société.
Mais plus encore, le dessinateur japonais pourrait lui-même être le personnage d’une fiction de Khoo (son autobiographie parle bien d’une vie dans les marges). Comme Francis Bosco, magicien s’infligeant des sévices de toutes sortes dans les bars de Singapour, Tatsumi gagne sa vie en faisant de sa douleur un spectacle, en dessinant son malaise : ses livres sont la transposition de ses névroses. L’art des personnages, dans le cinéma de Khoo, est un moyen de surmonter leur souffrance en la transformant en marchandise. La société japonaise accepte de vendre les dessins pornographiques du héros de « Occupied », tout en les condamnant moralement. Idem pour Bosco, plus proche du freaks que de l’artiste. L’humiliation, la souffrance des personnages offre un moyen de subsistance, mais sûrement pas une rédemption.
Cette rédemption ne peut s’obtenir qu’en transcendant les pulsions au-delà de la marchandise, en dépassant la commande pour accéder à l’art. La magie, le manga ou la cuisine sont autant de moyens de création permettant de s’ouvrir à l’autre. En retrouvant pour lui-même le goût de la magie, Bosco parvient à faire rêver son fils et à regagner sa confiance ; le veuf de Be with me, par son art culinaire, à renouer contact avec le monde. Inventer un monde, transcender sa pulsion, son fantasme par l’art. C’est la vraie raison d’être de l’image, l’autre versant du bouclier de Persée (selon la métaphore de Kracauer) permettant de contempler la Méduse, tant à l’extérieur (Hiroshima, les Camps), qu’à l’intérieur (phobie, dépression, deuil). Mettre en images le monde extérieur pour le rendre lisible ; user de son art pour exorciser sa folie, c’est ce qu’accomplit Tatsumi avec ses œuvres.
Sans doute peut-on interpréter ainsi la fin du film, où le portrait de Tatsumi passe en un fondu de l’image animée à l’image filmique : la caméra de Khoo le filme au travail, dessinant l’un des premiers plans du film. Créature d’image, Tatsumi devient alors créateur de monde. Manière de boucler la boucle, mais aussi peut-être de partager la paternité du film – Khoo a d’ailleurs insisté pour que Tatsumi double sa propre voix. Et le film, qui a commencé sur un deuil, se termine par un générique retraçant la vie de l’inventeur du gekiga par des photographies, publiques et privées, de la petite enfance à aujourd’hui. Manière de rappeler, aussi, que les créateurs d’images sont d’abord et avant tout des créatures du monde.