Des groupes d’intervention cagoulés qui le jour contrôlent et la nuit enlèvent ; des maquisards à la cause incertaine et aux moyens brutaux ; des milices occupées au racket et une police qui torture en récusant tout aveu, parce qu’elle ne cherche que la soumission : Terminal Sud est envahi par ce que les précédents films d’Ameur-Zaïmeche maintenaient en lisière de la fable, pour n’en inviter la menace qu’entre deux échappées. Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? avait bien ses flics outrageurs, Bled Number One ses djihadistes, Les Chants de Mandrin les dragons du roi et Histoire de Judas ses romains et pharisiens. Mais s’ils tuaient parfois, ils n’étouffaient jamais, et les films traçaient la voie de leur esquive. Ici, nul dehors n’appelle les êtres du vent, qui en guise de passages n’ont plus que des couloirs étroits ou des escaliers sombres. Et puisque la clandestinité est devenue l’apanage du pouvoir d’État, les seuls rebelles concevables œuvrent au grand jour – des journalistes, un médecin –, tandis que les authentiques zones franches n’existent plus qu’à l’état résiduel. C’est bien un contrebandier qui, sur la fin, sauve et héberge le docteur joué par Ramzy Bédia. Mais il est désormais seul, loin des bandes d’autrefois, et la liberté que lui et un compère offriront au héros sera celle du large quand les films d’avant proposaient l’interstice, qui émancipe sans arracher. Quant aux barricades si essentielles à ce cinéma, elles ne trouvent ici qu’une version, au début, dans les mains de milices iniques. Bref, barrages partout, traverses nulle part.
Quelque chose s’est assombri : le monde, probablement. Hier, le cinéma résistant pouvait encore creuser des espaces autres. L’accaparement et la violence ont aujourd’hui pris de telles dimensions que les espoirs se renégocient. Une scène illustre cette douloureuse conscience, lorsque le beau-frère de Ramzy est abattu devant des bureaux sur le mur desquels est apposée une enseigne indiquant « Le dernier maquis ». Le nom vient bien sûr du film réalisé par Ameur-Zaïmeche en 2008, traité des autonomies forestières et des élans fluviaux. Ce dont témoigne cette exécution, c’est que les enclaves dans lesquelles le cinéaste établissait auparavant ses fables ont depuis été incendiées, et qu’avec elles a disparu l’air qui rendait les temps malgré tout respirables. Tôt dans le film, le docteur fait état d’un affect jusqu’alors absent de l’œuvre, la peur ; et plus tard il pleurera. Lui dont le père a été un résistant représente une autre espèce plus conforme à l’époque : un « endurant », c’est-à-dire, en somme, quelqu’un qui résiste sans lutter, qui simplement persiste et ne fuit que contraint. Ameur-Zaïmeche recherche de longue date une sorte d’alter-héroïsme, où la figure de l’écart n’est pas auréolée des grâces attendues de la dissidence. Au lyrisme légèrement frelaté des refus courageux et des bravoures un peu vaines, il a opposé l’allégresse des détours propre aux contrebandiers sans orgueil, simples braconneurs de possibles. Mais il n’y a dans Terminal Sud ni l’un, ni vraiment l’autre. Le médecin joué par Ramzy ne se dresse pas, il endosse – la douleur des proches, la souffrance de ses patients. Et s’il retrouve par le soin un minimum de lutte, lorsqu’il soulage des maux nés d’une somatisation du joug (telle embolie vient de la perte d’un mari mis au secret, telle cirrhose tient à ce que le pouvoir démoralise), il finira par retourner la violence contre des forces dont les pratiques ont contaminé son être (il abat peu avant la fin deux membres de la police secrète). Frantz Fanon semble planer sur le film, comme psychiatre politique autant que comme penseur décolonial. Son activité de médecin lui avait montré que bien des pathologies avaient pour source les situations d’arbitraire propre au pouvoir impérial, et son appel à « décoloniser l’être » résonne avec le sort de ce docteur ayant intériorisé la férocité de ceux qu’il rejette. Les personnages antérieurs aménageaient des havres au milieu d’un territoire encagé. Ceux de Terminal Sud doivent d’abord forcer cette prison intérieure qu’a introduite en eux un monde surtout fait de barreaux.
Ce dernier doit certes sa silhouette à l’Algérie des années quatre-vingt-dix. Mais le film n’ancre pas plus ses événements qu’il n’explique les factions qui s’y débattent, si bien que les années de la guerre civile n’apparaissent que comme le modèle d’une description à la référence élargie : ce que semble pointer Terminal Sud, c’est que le chaos, la paranoïa et l’arbitraire déchaînés lors du conflit n’ont été que la preview d’une situation devenue plus globale, dans laquelle aucun pouvoir n’est exempt d’une dérive autoritaire trouvant sa caution dans un terrorisme qui en constitue l’allié objectif. Les quelques Blancs éparpillés dans un casting à majorité arabe empêchent ainsi les assignations géographiques qui voudraient trop rapidement séparer l’ailleurs de l’ici. L’équivoque du titre y participe également. On pourrait l’entendre ainsi : création du Nord, le « Sud » figure aussi le terme de son destin, parce qu’il en est moins le grand Autre qu’un Même amplifié, en avance dans un désastre qui n’exempte personne. Il y a là comme l’inversion du progressisme condescendant qu’on enseignait dans les écoles françaises au beau milieu des années quatre-vingt-dix, au moment où on aurait dû entendre l’annonce de temps funestes. On promettait alors que le Sud serait bientôt un Nord et que celui-là recouvrirait toute la planète, à l’exception de quelques pays irrécupérables. Mais maintenant la Suède même (d’où vient la musique de fin) se « sudifie », et s’approche doucement de l’état d’exception qu’on s’acharnait hier à délocaliser dans le lointain[11] [11] Ce pays qui a nourri tant de fantasmes socio-démocrates succombe depuis peu aux mêmes tentations fascisantes que le reste de l’Europe. . Le « terminal », c’est alors peut-être aussi la zone d’inconfort d’une histoire régressive, qui offre pour seule échappatoire une mer aux promesses angoissantes.
D’une certaine façon, la politique d’Ameur-Zaïmeche a toujours été veuve du possible. La seconde séquence de Terminal Sud insiste sur le poster d’un musée du communisme, comme, dix ans auparavant, Dernier maquis entreposait des cagettes rouges pour invoquer les mânes d’un horizon barré. La même question traverse toute l’œuvre : que faire maintenant que l’avenir est derrière nous ? Les films précédents s’enthousiasmaient pour ces communautés de lisière nées d’un croisement entre Jean Renoir et Jean-Luc Nancy, qui jouait le rôle d’un imprimeur dans Les Chants de Mandrin. S’il y a toujours dans Terminal Sud des fraternités solides, le communautarisme de l’hétérogène en a disparu. Que reste-t-il alors ? L’absence d’illusions, un deuil à surmonter pour frayer d’autres chemins. Peut-être est-ce ce à quoi travaillera le prochain film.