A quoi bon regarder encore des films de fantômes quand on a passé l’âge d’y croire ? La réponse à cette question rhétorique est plus simple qu’on l’imagine : on ne passe jamais l’âge d’y croire. C’est la nature des fantômes qui change. Chaque film de maison hantée en propose ainsi sa définition dans l’espoir – teinté de cet aimable sadisme propre au cinéma d’horreur – que le public recommencera à les craindre, même un petit peu, au moment de se réveiller en sursaut à trois heures du matin, et qu’alors les spectres seront parvenus à traverser les cloisons de leur cadre, écran de cinéma comme d’ordinateur. The Ring ou Sinister tentaient le coup du raccourci en imaginant des images hantées qui maudiraient leur spectateur, réel ou non : c’était de la triche. Mais l’objectif reste toujours le même : faire durer l’effroi au-delà du sursaut nerveux, après la fin du film.
The Haunting of Hill House, production Netflix oblige, ne mise pas tant sur la promesse d’une proposition originale (n’en déplaise à la tournure oxymorique “A Netflix Original”) que sur un réemploi minutieux de codes mis en place par le cinéma, et leur déclinaison en série au sens industriel du terme. Il s’agit d’étendre, sur un minimum de huit heures, ce que le cinéma propose généralement en deux. Dans le domaine de l’horreur, cela produit quelque chose d’assez intéressant : on sait pertinemment qu’on cessera d’avoir peur au bout de trois heures, au mieux.
La bande-sonore est la première victime de ce changement de durée : grincements, cris, silences et coups d’orchestre sont produits à la chaîne, si bien qu’on n’y croit pas une seconde – encore moins lorsqu’ils doivent se passer des honneurs d’un écran géant et d’un système de sonorisation sur sept canaux. Sorti sur Netflix quelques jours après The Haunting of Hill House, le premier épisode de la quatrième saison d’Outlander, sise au XVIIIe siècle, n’avait comme moyen d’écorner la routine de la bande-son mise en place sur près de quarante heures de récit que de recouvrir d’un blues tranquille et beau une scène d’ultraviolence attendue. Le blues de la routine, en somme – celle de la violence comme de la peur, que le cinéma ne peut même plus se permettre d’exprimer au premier degré, s’adressant à un public rôdé aux horreurs et aux déceptions tangibles.
En excluant les ados qui découvriront la série alors qu’ils n’ont pas l’âge, personne n’aura donc vraiment peur. L’objectif principal est surtout de faire angoisser – pour éventuellement guérir cette angoisse. C’est la raison pour laquelle psychologues et psychiatres sont aussi nombreux dans les histoires de maison hantée, du livre séminal de Shirley Jackson, The Haunting of Hill House, paru en 1959, à la première saison d’American Horror Story de Ryan Murphy et Brad Falchuk (2011), en passant par Casper de Brad Silberling (1995), où Bill Pullman joue un psy pour fantômes, ou Sixième Sens de M.Night Shyamalan (1999), où Bruce Willis joue carrément un psy fantôme. La même année sortait d’ailleurs Hantise de Jan de Bont, dernière adaptation en date du Shirley Jackson, plutôt sous-estimée, où un docteur invitait Eleanor, Theodora et Luke à faire l’expérience du surnaturel pour étudier les mécanismes de la peur. La maison est le corps, les fantômes sont les névroses, qu’il s’agit de guérir : il doit donc y avoir un psy quelque part.
Les chagrins d’amour mal digérés, qui sont autant de traumatismes, ont ainsi leur place dans les maisons hantées aussi – jusque dans l’adaptation de l’attraction Disneyland par Rob Minkoff, qui confrontait Eddie Murphy en 2004, dans Le Manoir hanté et les 999 fantômes, à un rival à la Dracula tombé amoureux de sa femme, en qui il voyait la réincarnation de son amour perdu 150 ans plus tôt. En 2015, dans Crimson Peak de Guillermo del Toro, ce sont des histoires incestueuses mal assumées qui font refluer les revenants du manoir. Dans The Shining, une femme se rend compte qu’elle a épousé un mort, dans American Horror Story, une adolescente comprend la même chose de son nouvel amoureux. Casper s’inspire plutôt de Pinocchio mais repose sur une histoire d’amour similaire entre une vivante et un mort ; souvent, les gens sont amoureux de fantômes, et doivent traverser le film pour se remettre à aimer les vivants. C’est toujours un peu Les Noces Funèbres, de Tim Burton. Toujours un peu La Morte Amoureuse, de Théophile Gautier, aussi (la nouvelle date de 1836) : à cela tient la nuance entre films de maisons hantées et films de poltergeists, dans lesquels la violence physique prend le pas sur la violence psychologique (L’Exorciste, Poltergeist, L’Exorcisme d’Emily Rose, la première saison de Penny Dreadful, le diptyque The Conjuring…).
Mike Flanagan, auteur d’une adaptation très réussie du Jessie de Stephen King – déjà pour Netflix, en deux heures seulement cette fois – est l’architecte de ce nouveau manoir psychique (salué par King lui-même sur Twitter). Sa muse, Carla Gugino, qui incarnait la malade éponyme et menottée de Jessie, revient dans le rôle d’une mère dont on apprend très tôt qu’elle est malade aussi – hantée. Et parce qu’on ne saurait infliger à quiconque la hantise permanente d’une lecture qui gâche l’intrigue, ou obliger à regarder dix heures de film avant de pouvoir lire, le mieux est encore de prendre la chose un épisode après l’autre.
Les attentes sont claires : grincements multiples, psychiatre quelque part, chagrins d’amours, somptueux travellings à l’intérieur du hall principal d’un décor hollywoodien chiadé – et réemploi inédit de ces codes. On ne sera pas déçus. La première réplique, d’apparence scientifique, a deux fonctions, dont l’une court-circuite déjà la routine : d’abord le classique effet de réel un peu sadique, puis l’annonce de l’entrée du genre à l’ère de la disparition des animaux et de leur retour spectral dans la fiction. “Aucun organisme ne peut survivre dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles seraient capables de rêver…“, écrit le Steven du titre, qui est ici le fils de Hugh Crain (Crain était le fondateur du manoir et le fantôme principal des adaptations précédentes, il est ici agent immobilier, à l’instar d’Eddie Murphy dans Le Manoir Hanté et les 999 fantômes). Steven n’a jamais vu de fantômes et en parle comme d’autant d’animaux rares et de phénomènes naturels (il les compare aux éclipses, qui terrifiaient les humains avant qu’on sache les expliquer).
Steven apparaît prenant des notes dans un carnet tandis qu’une dame lui raconte ses traumatismes. On le croit psy pendant quelques secondes, mais il est écrivain. Il ne recherche pas les névroses, mais directement les fantômes – c’est qu’il a besoin de croire que ce qui fait perdre le sommeil aux gens échappe encore à la topologie rationnelle du monde. Dans le monologue qui met en place son personnage, on l’entend expliquer que les fantômes sont dans l’œil de celui qui regarde : “le plus souvent, un fantôme est un souhait“. S’il avait été psy, il se serait rendu compte qu’il ne parlait que pour lui : car ici les spectres sont présent à l’extérieur de l’œil aussi, bel et bien réels. En revanche, c’est son souhait le plus cher que de finir par en apercevoir un, comme on rêverait d’apercevoir une baleine ou une panthère des neiges.
C’est alors que la production d’imaginaire en série estampillée Netflix, plutôt que de se vautrer dans le premier degré, propose un recul supplémentaire inattendu. Les névroses de Steven sont littéralement les fantômes : s’il ne dort pas, c’est parce qu’il les chasse, qu’ils lui manquent, qu’il espère en voir un pour acquérir la certitude que ses parents ne se sont pas séparés pour rien. Il n’a pas besoin de s’en débarrasser, il a besoin de les trouver. L’épisode se termine ainsi sur la première rencontre de sa vie, celle de sa petite sœur Nell, dont il découvre qu’elle vient de mourir.
The Haunting of Hill House se présente comme une nouvelle psychanalyse à ciel ouvert, dont le premier breakthrough consiste, pour le héros, à admettre que sa soeur, qu’il rejetait et dont il rejetait les névroses, est morte. Tel est en effet le principal retournement de situation de cette nouvelle adaptation : cette fois les personnages sont tous de la même famille. Hugh Crain est le père. Nell (surnom pour “Eleanor”), Luke et Theodora, les personnages du roman d’origine, sont les trois plus jeunes, les trois plus malades, ceux que les fantômes visitent le plus – Nell est morte, Luke est un addict, Theo une hédoniste cynique. Mike Flanagan invente deux personnages, les deux aînés, les cartésiens : l’écrivain Steven (because “Steven” King), et la croque-mort Shirley (because Shirley Jackson). Ceux-là, en théorie, sont en dehors de l’histoire, à distance des morts : les névroses ne les concernent pas plus que les métaphores et les cadavres, puisque leur métier est simplement de s’en occuper.
Ce pilote est lourd d’une mélancolie qui s’étend des yeux de Nell enfant, qu’on ne croit pas quand elle parle des fantômes qui la hantent, à ceux du jeune Steven, qui fixe la silhouette de sa mère à la fenêtre, abandonnée dans la maison un soir d’orage pour une raison qui lui échappe. Il s’achève coté adulte, sur la rencontre de l’écrivain et de son personnage, du cartésien et de la maladie, de l’humain et de l’animal : face à son grand frère enfin convaincu, Nell ne parle pas. Elle s’approche de lui, son visage entier se remplit de larmes, et elle rugit sa rancune. Nous voilà dans la posture du psy : il faut continuer d’écouter. Sans prendre peur. On ne regarde pas de films de maisons hantées pour avoir peur.
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A voir Shirley se réveiller en sursaut à trois heures du matin au début de cet épisode-ci, on comprend que la structure qui se met en place a déjà été observée chez Netflix au moment de 13 Reasons Why, qui explorait méthodiquement, personnage après personnage, les relations d’un groupe d’élèves à une jeune suicidée. Cette fois, qui est le point de mire, qui est la suicidée ? Nell ? La mère ? Quelqu’un d’autre ? Voilà, on a envie de savoir. Bravo.
Après avoir accompagné le grand frère Steven dans son itinéraire de l’incrédulité à sa rencontre du troisième type avec une revenante, la galerie de portraits s’intéresse à l’autre grande rationnelle de la famille. Dans un film on serait déjà passé à autre chose, mais puisqu’on a le temps, autant rejouer la confrontation de la raison et du surnaturel, à une alternative près : en dépit de toutes les visions qui émaillent son existence, Shirley ne se met jamais à douter.
Celle-ci passe en effet l’épisode à préparer la dépouille de sa propre sœur en vue de son exposition dans un cercueil ouvert (“Open Casket”), à la cérémonie funéraire. Aucun détail n’est épargné et l’un des plans les plus dérangeants n’a rien d’extraordinaire, gros plan zénithal sur le cadavre chauve et édenté d’une grand-mère en attente d’être maquillée – suggérant la terreur de son petit-fils, rencontré peu avant, à qui elle a rendu quelques visites post-mortem dans cet état-là. Quant à nous, nous attendons tranquillement que Nell se réveille dans le sous-sol où Shirley travaille seule. On sait que cela va arriver, on a payé pour : la question est de savoir si ce sera joli et si ça aura du sens.
Autre élément déjà vu ailleurs, quoiqu’on se gardera bien de critiquer Mike Flanagan pour n’avoir pas révolutionné le genre à tous les étages : chaque épisode se construit en flashbacks. L’image reste cependant toujours la même, très claire, lisse comme seule l’image numérique peut l’être au point d’en être parfois évanescente, fantomatique évidemment, en plein soleil comme à la lumière des néons, “à l’époque” comme “aujourd’hui”. On voit aussi venir gros comme une maison le coup de la porte rouge qu’aucune clé ne peut ouvrir ; encore quelques séances et on devrait y arriver. En attendant, explorons les souvenirs de la patiente.
Ceux-ci sont soigneusement imbriqués les uns dans les autres, cercueils emboîtés comme des poupées russes. L’imbrication commence par un lapsus, dans une des premières scènes situées au présent : le garçonnet visité par sa mamie prononce “open castle” au lieu d'”open casket“, et le château de Hill House se fait momentanément cercueil. Quelques scènes plus loin, la mère hantée (Carla Gugino donc), architecte d’intérieur, explique à Shirley enfant que la maison n’est pas une boîte mais un corps, chaque pièce correspondant à un organe. Il faut qu’elle respire, il lui faut de la lumière. Ses habitants n’en constituent pas le cadavre, mais l’esprit.
Pourtant on le sait déjà, cette mère, vouée à la folie par une nuit d’orage, ne constitue pas forcément la voix de la raison. Son prénom, Olivia, viendrait d’un poème d’Edgar Poe qu’il ne faudrait pas s’étonner. Le fil rouge de ce second épisode est ainsi une portée de cinq chatons abandonnés par leur mère, métaphore appuyée de la fratrie Crain : lorsque pour rassurer sa fille, Olivia doit prétendre que celui qui a été tué vit encore, elle est atteinte d’une violente migraine et “des feux d’artifices noirs” lui brouillent la vue. L’idée même d’une indistinction entre vivants et morts fait sauter un fusible et la plonge dans le noir, en quelque sorte. Elle a, aussi, son petit côté maison.
Le premier chaton, qui meurt de maladie (c’est très scolaire, mais on n’en veut toujours pas à Flanagan) représente Nell : Shirley s’occupe naturellement des deux à égalité de part et d’autre de la timeline. De fait, quand les chatons se mettent à faire peur – le cadavre de l’un d’eux semble vouloir miauler mais recrache un scarabée ; un autre ouvre soudain d’horribles yeux livides – c’est pour mieux préparer le bouquet final de l’épisode dans le sous-sol de la morgue, quand les lèvres de Nell se mettent à remuer avant de libérer un scarabée, puis quand le fantôme d’Olivia fait une apparition, aveugle comme le chat et surtout, belle trouvaille, avec sur le visage, en dépit de l’obscurité, l’ombre projetée du chapeau qu’elle portait pour l’oraison funèbre du petit animal.
Au moment où l’on se demande comment Shirley n’est pas devenue folle malgré les traumatismes de son enfance, on se souvient que c’est précisément ce que son compagnon lui dit en apprenant son choix d’embaumer sa sœur elle-même. Le bouquet final commence avant les apparitions, lorsque Shirley ouvre le sac où gît Nell, à la morgue. Elle est filmée en contre-plongée – point de vue de la morte – et hésite, pendant un instant, à abandonner la raison, avant de se retenir. C’est le moment de se souvenir d’un de ses rêves, raconté un peu plus tôt : après le passage d’un esprit frappeur, son père était venu lui expliquer que tout cela venait de la tuyauterie, rien d’autre. Au moment de prononcer “rien d’autre” (“nothing more“), ses pupilles disparaissaient, son visage se déformait – Shirley se réveillait en sursaut, encore : les fantômes sont partout, y compris chez ceux qui pensent avoir les explications.
L’une des scènes les plus spectaculaires de l’adaptation de Shirley Jackson par Robert Wise, dans La Maison du Diable en 1963, voit un personnage serrer la main de son amie effrayée à l’approche d’un fantôme – avant de se rendre compte, la menace passée, qu’elle était seule dans la pièce tout du long. Le fantôme n’était pas de l’autre coté du mur, il était avec elle, et elle ne le savait pas. Ce troisième épisode centré sur Theo, l’enfant du milieu, commence par une réécriture de cette scène-là. Theo est dans son lit, quelqu’un l’y rejoint, prend sa main. Theo pense consoler Nell qui vient de faire un cauchemar. S’étonnant du mutisme inhabituel de sa petite sœur, Theo se retourne : personne.
Les scènes où l’on touche les fantômes sont rares. Le plus souvent la main humaine traverse la main ectoplasmique (dans Casper, dans Ghost avec Patrick Swayze aussi). C’est ce qui dérange ici : l’esprit s’incarne et touche. Comme le père rassurant du dernier épisode, il s’infiltre jusque dans la consolation, qui apparaît alors terriblement illusoire. On l’apprend ici, Theo est douée du don de Bruce Willis dans Incassable (référence shyamalanienne plus inattendue que Sixième Sens) : ses mains lui permettent de percevoir ce que cachent les gens. En tenant la main du fantôme, elle pouvait en percevoir les secrets, mais elle n’a pas su les différencier de ceux de Nell. Elle a consolé dans le vide.
“Midchild” de la famille, Theo partage le rationalisme des aînés Steven et Shirley, mais aussi les tourments des cadets, les jumeaux Luke et Nell. Elle est à la frontière, elle est la frontière, et si elle a choisi de devenir pédopsychiatre, c’est que le métier exige de s’ouvrir à la souffrance des enfants tout en restant à distance de celle-ci – l’obligeant à canaliser son hyper-empathie par imposition des mains. Tout est “frontière” avec Theo, tout est “murs”, pourtant Theo passe l’épisode à ouvrir, fermer, ou découvrir des portes. Les murs ont des écoutilles.
Ces trois chapitres inauguraux orbitent en effet autour du même mystère : comment des enfants ayant habité Hill House ont-ils pu devenir des adultes fonctionnels ? Comment Theo a-t-elle pu tenir la main d’un fantôme et quand même affirmer “it’s all in my head” quand elle sent qu’on la hante, vingt ans plus tard ? L’excuse de la névrose allégorique ne tient pas : elle est un personnage. Pour elle, les fantômes sont réels. Seul le public de Netflix a le droit de prendre ce “it’s all in my head” au sens littéral, psychanalytique, et le fait que Theo tienne dans sa main l’ouvrage de son frère Steven, intitulé The Haunting of Hill House, ne fait pas d’elle un personnage extérieur à la fiction pour autant.
Après les avoir distribuées dans les deux premiers épisodes, le temps est en effet venu de brouiller les cartes. Pour la première fois, un monstre est une fabrication mentale pour de bon : celui que s’invente une fillette violée à répétition par son père adoptif, un “Mister Smiley” fabriqué à partir des veines d’une poutre au plafond contemplée par la victime pour oublier ce qui lui arrive, et se désolidariser du réel. A partir de là, difficile de savoir quand un fantôme est inventé par un enfant et quand il est réel : ce qu’il faut nuancer dans “it’s all in my head“, ce n’est pas “in my head” mais simplement “all“. Certains fantômes viennent effectivement de l’imagination des personnages ; d’autres, non.
Car l’autre enfant de cet épisode confronté à un monstre dans le sous-sol, Luke, remonte à la surface avec des séquelles bien réelles. La scène est une merveille de sadisme prévisible, quoiqu’efficace : le monte-charge où il veut jouer devrait monter, mais descend, et reste coincé en bas. Sa torche tombe lentement en panne, et le spectre apparaît par sections à chaque vacillement de la lumière. Ne reste bientôt plus que les hurlements perçus par Theo, restée au rez-de-chaussée, incapable de faire remonter son frère : l’horreur, ici, tient à sa culpabilité. De part et d’autre de la timeline, on la voit ainsi tenter de résoudre le mystère d’enfances traumatisées, celui du monstre ayant attaqué Luke, et celui de la fillette dans son cabinet de psychiatre.
On peut dès lors deviner que la découverte de Theo, quand elle pose sa main sur le cadavre de Nell dans la dernière scène, ne tient pas à une histoire plus ou moins métaphorique de pédophilie – puisque sa réaction est inédite : elle s’effondre. Écriture sérielle cruelle, mais futée : cette découverte-là ne peut qu’être pire encore que celle de “Mr Smiley”. Flanagan explicite son procédé lorsque Theo échange avec Kevin, compagnon de Shirley dont les secrets ont transpiré : “Invente-toi une maîtresse, une famille cachée… Quelque chose qui fera moins mal que la vérité“. L’hyperbole horrifique prend le spectateur par l’angoisse : on a envie de savoir ce qui peut être pire qu’un pédophile pour une petite fille, comme ce qui peut être pire qu’une famille cachée pour un homme marié.
On peut passer ce troisième épisode comme on avait regardé le second, à se dire que si Theo, comme sa grande sœur, s’est aussi bien remise de son enfance à Hill House, c’est que les traumatismes racontés dans les flashbacks ne peuvent pas avoir été si terribles que cela. Seulement cette fois on doute, et l’on commence à questionner pour de bon la rémission mise en scène dans les passages situés au présent. Y a-t-il un fantôme dans la consolation de ses aventures homosexuelles ?
On referme l’ordinateur avec une certitude : oui, évidemment, ce sera probablement même pire que ce qu’on imagine. Le résultat sera peut-être décevant mais à ce moment de la série (il reste sept épisodes, on a compris la structure en portraits et en flashbacks, on commence à connaître la bande sonore par cœur…) The Haunting of Hill House sait convaincre du contraire. D’ailleurs le prochain épisode doit être le portrait de Luke, devenu addict – dont on sait donc déjà qu’il ne s’est jamais remis de son tour dans le monte-charge.
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Cet épisode s’ouvre sur un nouveau fantôme qui n’en est pas un vrai : la dépouille d’une fillette aux yeux fondus par la chaleur d’un incendie, souvenir traumatique d’un ancien soldat de l’armée américaine qui raconte son épreuve, derrière des lunettes noires, à une réunion d’addicts dans un centre de désintoxication. Il s’est percé les yeux avec une aiguille pour faire disparaître l’image qui le poursuivait. En vain.
Du chaton aveugle de l’épisode 02 à la scène finale de celui-ci, dont on parle à la fin de ce texte, l’œil est l’organe central, souvent malmené ; précisément parce qu’il est l’organe qui trahit, celui que l’on remet le plus en question au risque de rendre fous ceux qu’on refuse de croire. Ainsi le petit Luke, au coeur de cet épisode-là, porte-t-il pendant toute son enfance de grosses lunettes qui le rendent adorable et jettent le doute sur ce qu’il peut voir, tandis que son père Hugh Crain rejette purement et simplement l’existence d’Abigail, pourtant pas amie imaginaire mais vrai fantôme. “Les grands garçons savent faire la différence entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire“, lui dit-il.
Que ce soit dans le roman de Shirley Jackson, l’adaptation de Robert Wise ou celle de Jan de Bont, Hugh Crain est un salaud. Ici, chose nouvelle, il est a priori quelqu’un de bien. Sa cruauté tient (pour l’instant) à sa banalité, au peu d’efforts qu’il fait pour se détacher de la morne perception rationnelle du monde. Non, il n’est pas si simple de faire la différence entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire. Quand Luke raconte à sa camarade de cure les étonnants phénomènes liés à la connexion télépathique avec sa sœur jumelle, il ajoute discrètement “it’s a true story !“. Cette précision est à prendre au pied de la lettre, en dehors du cadre fantastique du récit. True story, en effet : la science est incapable d’expliquer, à l’heure actuelle, la connexion psychique qui existe entre jumeaux et jumelles.
Mais Luke a grandi avec. Il ne s’en étonne plus. Pas plus qu’il ne s’étonne des spectres qui hantent sa maison d’enfance, il s’habitue au pire au point de monter vérifier tout seul qui a pu murmurer le prénom “Clara” dans le tuyau de cuivre qui lui sert à communiquer d’un étage à l’autre avec sa sœur – alors que sa sœur était avec lui. On y arrivera pour de bon au prochain épisode, consacré aux traumas de la cadette Nell, mais le cœur de la série tient véritablement à la parole des enfants, à l’importance qu’on y accorde et à ce que cela peut être de vivre dans un monde où votre parole n’a aucun poids. Comment se faire entendre de ceux qui tirent les ficelles du monde et pensent y avoir tout compris ? Netflix a l’art de produire en série des fictions ultra-contemporaines.
La majeure partie de cet épisode se passe d’ailleurs à l’extérieur du manoir et de son XIXe siècle permanent, dans les rues, en plein 2018. Luke est suivi par un très beau fantôme, grand homme en chaussures de cuir qu’on découvre au bruit de sa canne frappée sur le parquet, rythmant sa lévitation, dans une scène qui rappelle Jurassic World. Le revenant est traité comme un dinosaure évadé de son enclos : pour ne pas se faire repérer, l’enfant se cache sous son lit, et ne peut dès lors que regarder les pieds de la créature se déplacer. Ce fantôme-là est plus attaché à Luke qu’au manoir : il s’échappe, effectivement. Il lévite à reculons dans le dos du garçonnet devenu junkie évadé de désintox.
Les histoires de maisons hantées sont idéales pour justifier une écriture poétique qui dissémine des rimes qu’un récit réaliste aurait proscrites. Quelques scènes plus tôt, Luke racontait qu’après la mort de sa mère, il espéra son retour et guetta longtemps les phares des voitures. Les phares arrière, dit-il, étaient les pires : des yeux rouges qui emportaient tout espoir avec eux. Scène finale : Luke se retourne et affronte l’homme à la canne. C’est en fait Olivia, qui l’invite à le rejoindre. Ses yeux lancent alors une lumière aveuglante, rapidement confondue avec celle des phares du grand frère Steven, qui vient annoncer à Luke le suicide de Nell. C’est une mauvaise nouvelle, et pourtant : Olivia est peut-être sur le point de revenir. Il suffit de se souvenir du fondu de ses yeux à elle.
Pas de prologue avant le générique, pas de musique sur celui de fin, juste un lourd silence qui laisse approcher les cauchemars de la nuit à venir : l’épisode central se signale ici par un discret changement des rituels, d’ailleurs c’est d’un long-métrage qu’il s’agit, de 70 minutes. Un peu de mathématiques bien senties nous signalent certes qu’un cinquième épisode ne saurait être “central” dans une série qui en compte 10 ; soit : disons plutôt qu’un cycle s’achève ; d’ailleurs le 10e épisode fera 70 minutes également.
Le fantôme de Nell concluait le premier épisode, il conclut celui-ci aussi, même visage se déformant pour crier, comme rempli de larmes. Si nous pouvons enfin passer à la seconde partie de l’analyse, avancer dans la chronologie et arrêter de tourner en rond dans les jours qui ont précédé le suicide de la jeune fille, c’est qu’un nouveau breakthrough vient d’avoir lieu : le revenant qui hanta Nell toute sa vie, la “dame au cou tordu”, c’est le cadavre de Nell lui-même, qui remontait le temps. Depuis son enfance, Nell était hantée par sa mort – et le moment où Steven rencontrait un fantôme pour la première fois était le moment où celui-ci découvrait la hantise de sa petite sœur.
Autre logique conclusive, et marque de la fin d’un cycle : cet épisode s’achève sur un climax spectaculaire où la quantité d’effets spéciaux est légèrement accrue. On pense, en fait, à la fin d’Interstellar, de Chris Nolan, qui était une histoire de fantômes aussi. “Je ne suis pas prêt à devenir ton fantôme“, disait le personnage de Matthew McConaughey à sa fille Murph avant de partir à l’autre bout de l’espace, et d’y découvrir une sorte de salle de montage géante mise à sa disposition par des extraterrestres (science-fiction oblige). Il pouvait alors remonter le film et signaler sa présence à sa fille au moyen d’interventions inexplicables produites dès son enfance.
“Mon fantôme, c’était mon père“, conclut Murph : mais Interstellar n’était pas une histoire de psychanalyse. C’était une histoire d’amour, entre une fille et son père. Dans The Haunting of Hill House, on le découvre à ce moment pivot de l’intrigue, on n’est jamais hanté que par soi-même. Les Hollywoodiens sont d’ailleurs des gens très appliqués : le fameux psy, figure inévitable des histoires de maisons hantées, apparaît dans cet épisode-là. Il est celui qui recommande à Nell de retourner à Hill House.
Nell est ainsi à la fois Murph et McConaughey ; et la salle de montage lui est offerte par un fantôme (fantastique oblige). Dans les deux cas, une force extérieure permet de retracer le fil de son existence et d’en déchiffrer les moments traumatiques – quant au psy, simple humain, il n’est qu’un outil, un déclencheur. Nell retourne à Hill House et voyage dans le temps : autour d’elle, sa famille lui parle comme quand elle était petite fille. Peu après, on se croirait à la fin de Titanic, quand la vieille dame passe l’arme à gauche et retrouve Di Caprio tout sec, sous la coupole intacte du paquebot : sa famille l’attend comme au jour de son mariage, son frère Luke est en pleine forme et son mari, tué par la dame au cou tordu, l’attend pour la faire valser au milieu des statues.
Croyant accepter le médaillon que le fantôme de sa mère lui passe au cou, Nell se réveille pourtant et découvre le manoir désert : c’est une corde qu’elle vient d’enfiler. Pendue, elle devient elle-même la dame au cou tordu, l’os de sa colonne saillant sous la peau de sa nuque. Elle est filmée de face, en gros plan. Derrière elle, le décor défile comme une pellicule : on croirait la voir tomber une nouvelle fois à travers la trappe des condamnés, et la voilà face à elle même, quelques mois plus tôt ; puis face à elle-même quelques années plus tôt. La pellicule continue de défiler dans son dos jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à elle-même, petite fille, la nuit de la première apparition de la dame au cou tordu – première scène de cet épisode-là, cette fois vécue du point de vue de la morte.
Depuis le pilote, chaque épisode a été l’occasion d’un changement de point de vue sur l’événement énorme qu’est le décès de Nell. Steven, Shirley, Theo, Luke. Puis Nell, centrale. A ce moment pivot, l’événement est d’abord vécu du point de vue de Nell enfant, puis du point de vue de Nell morte, et revenante. Nous sommes désormais de l’autre côté de sa mort : ayant enfin perçu l’envers d’un traumatisme infantile, nous pouvons avancer.
D’un point de vue stylistique aussi, quelque chose a changé. Jusqu’à présent, c’est un art consommé du travelling qui suggérait la présence des spectres (même en dehors des séquences horrifiques, ceux-ci sont d’une rare précision). Dans la maison hantée, c’est en effet la base : le travelling est poursuivi par les apparitions en permanence ; ils sont partout où le cadre n’est pas, et y font par moment intrusion, aux moments où l’on est censé sursauter. Mais ici, ce qui annonce les fantômes, ce sont les regards-caméra de Nell. Dès le début de l’épisode, si la fillette fixe l’objectif, c’est que quelque chose est apparu, qu’un plan large révélera bientôt.
En proposant au public d’incarner le point de vue du fantôme, Flanagan annonce qu’il est quelqu’un, plus qu’un monstre en somme, ou qu’une image : quelques fausses pistes nous laissent imaginer qu’il s’agit d’une fillette en robe bleue qui aime jouer à la dinette, jusqu’à l’épiphanie finale : l’objectif de la caméra était un miroir.
Nell est donc visitée par son propre cadavre tout au long de sa vie – par l’idée de sa mortalité, dira-t-on en nous réinstallant dans le fauteuil du critique et du psy. Visitée, en somme, par la pulsion de mort en elle, qui fait que son mari meurt d’une rupture d’anévrisme peu de temps après leur mariage, et qu’il meurt un peu comme elle, la nuque tordue : il y a quelque chose en Nell du trou noir – pour reprendre l’univers d’Interstellar : dépressive, elle aspire et écrase tout ce qui l’approche. Elle s’attaque à Steven, l’écrivain, en faisant irruption lors d’une de ses dédicaces ; elle fait fuir Theo, qui sait quand il faut remettre des limites au contact de gens toxiques ; elle achète de l’héroïne à Luke… Seule Shirley semble indemne, mais il reste cinq épisodes.
Bingo : c’est bel et bien Shirley qui inaugure cet épisode-ci. Elle est la première que l’on aperçoit auprès du cadavre de Nell et celle dont l’arc narratif subira le plus de révolutions au fil des 55 minutes à venir. Les mathématiques élémentaires suggéraient qu’il y aurait forcément deux épisodes centraux dans une série de dix : le sixième l’est à sa manière. Regroupant pour la première fois tous les membres de la famille Crain dans une même pièce – le salon funéraire de Shirley – il les regroupe aussi stylistiquement, au moyen de cinq plans-séquences chronométrés à 14’19, 7’25, 17’19, 6’13 et 5’31 ; alternativement dans le salon et dans la maison, au présent et dans le passé, avant un bref épilogue d’une dizaine de plans.
Il ne s’agit donc pas d’un épisode constitué d’un seul plan tourné en cinq temps (ce qu’on lisait sur Première et Konbini, les pigistes ont dû écrire sans regarder), mais d’un récit sans ellipses, les cuts entre chaque plan étant très nets. Les deux tempêtes du titre sont celle qui sévit le soir où la famille se réunit autour du cercueil de Nell, et celle qui sévit à Hill House, le soir où la famille se réunit aussi, mais au pied de l’escalier principal à cause d’une coupure de courant.
Le minimum syndical de virtuosité est assuré : on parlait plus haut d’une précision rare des travellings, et l’on pourrait passer des pages à décrire les mouvements du cadre entre les quatre murs du salon mortuaire (ce texte sera d’ailleurs un peu plus long que les précédents). Par pure gourmandise, les apparitions sont synchronisées avec l’orage par les fenêtres, coup de tonnerre et éclair simultanés : a priori l’orage n’est pas là pour être réaliste. Mais Flanagan inclut dès le second plan-séquence, situé dans le passé, une conversation sur la séparation éclair/tonnerre, et la distance qu’elle implique. Les enfants comprennent alors que l’orage est vraiment au-dessus de la maison, et les spectateurs que la synchronie de la lumière et du son au salon mortuaire ne sert pas seulement à faire maison hantée. Le fait que l’orage soit exactement sur le salon fait partie des éléments signifiants, des points de symétrie avec le passé.
Le plan-séquence est particulièrement adapté aux films de maisons hantées. Il oblige à fouiller l’écran en permanence : puisqu’il n’y aura pas d’inserts, il faut se débrouiller pour saisir les détails. Pour éviter de parasiter la lecture d’images denses, où les névroses s’agitent à tous les endroits du cadre, cet épisode-ci est le seul où aucun fantôme n’est “caché” – habituellement, des visages et des mains se glissent contre les vitres ou sous les meubles, sortes “d’esprits figurants” censés donner l’impression qu’ils sont partout, même en dehors du scénario, à des endroits où ils ne font que remettre en cause l’oeil du spectateur. Parce que le champ/contre-champ est interdit, la caméra panote avec une intense lenteur d’un visage à un autre. L’oeil ne peut alors que sonder le vide apparent du décor, et l’on redoute que le personnage aperçu d’un côté du panoramique ne se déplace pendant que la caméra revient.
L’idée est proche de ce que préconisait André Bazin pour filmer les animaux. En coupant, on tue l’illusion d’une rencontre réelle entre les espèces en présence. Pour les spectres, c’est pareil. Si ce sont les cuts qui font apparaître le fantôme, alors il n’est qu’une image – généralement bruyante et inattendue – montée entre deux autres. Les vivants aussi peuvent apparaître et disparaître au montage, mais si quelqu’un apparaît et disparaît au sein d’un même travelling, alors ses propriétés surnaturelles sont attestées – Flanagan se régalant de cela en particulier lorsque Hugh Crain cherche sa femme dans le manoir, et la voit apparaître au bout des perspectives à plusieurs reprises, sans l’avoir vue se déplacer.
L’efficacité de ces 55 minutes tient à autre procédé très simple, mis en place dans l’épisode précédent : quand Hugh Crain entre dans le salon funéraire, il est filmé de face et se retrouve à regarder brièvement vers la caméra, ou à travers celle-ci, c’est-à-dire vers le cercueil ouvert face à lui, au bout de l’allée. Pendant un instant on se souvient de Nell, de la caméra qui, face à elle, signalait le fantôme, et l’on se demande si ce n’est pas l’esprit de la défunte qui flotte dans la pièce, et dont on suit le point de vue. Shirley en parle au début : c’est une chose que les gens souhaitent – voire ressentent – souvent. Confrontée aux phénomènes inexplicables liés au cercueil de sa soeur, celle-ci terminera pourtant l’épisode avec le même esprit cartésien qu’au début, effondrée pour des motifs familiaux d’une tragique trivialité.
Pas de coup de théâtre pour le moment : The Haunting of Hill House louvoie toujours entre l’image et le réel, entre les fantômes et les névroses, entre le film fantaastique et la chronique familiale. Quand Hugh Crain découvre Nell, on aperçoit avec étonnement le cadavre de Nell fillette dans le cercueil : quel meilleur moyen de montrer qu’elle était restée, pour lui, petite fille ? Ce revenant-là n’est pas compliqué à comprendre. Et quand la caméra se retourne à nouveau vers les rangées de sièges, celui de Nell adulte, cadavre à la nuque brisée, debout derrière tout le monde – et que personne ne remarque –, ne l’est pas non plus. C’est en détaillant le plan qu’on réalise qu’un personnage est apparu quand le caméraman tournait le dos. Et là voilà cadavre à l’arrière du crâne, dans les arrière-pensées.
Le dernier plan est, lui aussi, presque trop littéral pour être beau – et pourtant. Nell gît dans son cercueil tandis que son cadavre aux yeux tristes se tient debout à côté et que sa voix d’enfant, remontée d’un flash-back, poursuit en off : “I was right here, none of you could see me !” À repenser au quatrième plan-séquence, celui de sa disparition pendant l’orage, à la famille qui s’activait pour la retrouver, on partage la culpabilité de Theo, qui était censée lui tenir la main. Nell n’a pas disparu pendant un cut, elle était là tout du long, pendant le travelling, et elle nous a échappé. Comme la famille Crain, nous commençons tout juste à la voir.
L’imaginaire lié aux paroles que l’on croit ou non renvoie nettement aux victimes d’agressions sexuelles qui passèrent longtemps pour des folles, avant de voir leur parole relativement libérée depuis le mouvement #MeToo, et il y a bien quelque chose ici du refoulé de la mort et de la violence à l’échelle d’une société qui commence tout juste à se confronter à ses cadavres. Les seuls personnages inventés par Mike Flanagan ne sont pas Steven et Shirley pour rien, symboles d’un monde qui avait l’habitude de renvoyer les témoins et victimes d’horreurs à leurs névroses, mais qui apprennent, peu à peu, à y accorder du crédit, quitte à voir leur conception du monde s’effondrer.
Après le double acmé des épisodes 05 et 06, la narration reprend son souffle avec un septième chapitre sans éclat, consacré à l’enterrement de Nell côté présent, et à la découverte d’un squelette emmuré à Hill House côté passé. Flanagan semble compter sur l’indulgence du public qui vient d’en avoir pour son argent et avance tranquillement ses pions, quitte à reprendre la mécanique des épisodes-portraits : le personnage étudié ici est le père, Hugh Crain – et le cadavre découvert emmuré, celui du mari de la première propriétaire du manoir, lui fait écho.
Cela commence à ressembler à une série écrite par JJ Abrams, avec cette manie de ressasser constamment la même énigme, ici une chambre rouge (“Red Room” : difficile de faire plus lourdement référence à Shining, si ?), si bien qu’on finit par perdre l’énergie d’imaginer qu’elle puisse receler quoi que ce soit de si extraordinaire. On se lasse aussi d’entendre Steven et Shirley affirmer que tout ça, c’est pour de faux, alors que l’on a vu de nos yeux le joli cadavre d’Olivia saisir le bras de son fils Luke pour l’attirer dans la tombe de sa jumelle. Dans la mesure où Theo finit par admettre qu’elle a bien vu sa mère morte ramper en hurlant dans le salon funéraire, on peut s’attendre à une structure symétrique où Shirley, puis Steven, finiront par admettre qu’il existe autre chose que des maladies mentales, avant un épisode 10 qui regroupera tout le monde enfin convaincu, donc guéri. Mais la perspective n’est pas spécialement excitante.
Ce qui compte au long de la cérémonie qui occupe cet épisode, ce sont les yeux de Hugh Crain. Ils sont au coeur du premier plan, bleus jusqu’à l’étrange, fixant le vague lors de l’interrogatoire de police qui suit la mort de sa femme. À la mort de Nell, il ne pleure jamais, ne prononce aucun discours, échange simplement avec le fantôme d’Olivia dont on apprend du coup qu’il ne la considère pas comme une hallucination, quoiqu’il ne rejette pas la possibilité que certains fantômes ne soient, parfois, que cela. Son regard s’en tient à un émouvant scepticisme triste tout au long de l’éloge funèbre, et on finit par le comprendre : il attend que Nell revienne à son tour.
Alors que le personnage de Hugh Crain nous avait habitués à bien pire dans les adaptations de Robert Wise et Jan de Bont, son seul péché semble ici être de trop aimer ses enfants, au point de leur cacher la vérité pour ne pas les inquiéter, ou de se cacher à lui-même la vérité à leur sujet pour ne pas avoir à les critiquer. Crain pêche par excès de scepticisme, doutant même du réel : voyant Luke voler la carte de crédit de Shirley, il ne réagit pas. “Tu l’as vu, tu n’as juste pas voulu y croire”, lui glisse le fantôme d’Olivia, qui lui fait office de conscience, dans son dos.
Auprès de lui, Olivia apparaît radieuse, apaisée. Il n’y a que dans les plans où la caméra épouse le point de vue de Steven (E06), Shirley (E02), Theo et Luke (E07) qu’elle apparaît sans maquillage mortuaire, voire la tête encore ouverte. On aimerait pouvoir expliquer cette différence autrement que par l’illustration psychanalytique (qui a fait son deuil, qui refoule encore). Mais après s’être payé le luxe de croire aux fantômes pendant six épisodes, Flanagan doit peut-être désormais envisager de se replier sur le réel, de redescendre sur terre. Le décollage était réussi, le vol le fut aussi : reste l’atterrissage.
Quiconque a déjà essayé de faire passer son hoquet à quelqu’un le sait bien : il ne suffit pas de crier pour faire sursauter, il faut d’abord faire diversion. L’un des meilleurs jump-scares de la série (ces ruptures subites et bruyantes au sein d’une scène marquant l’apparition, le plus souvent, d’un joli maquillage prothétique) se trouvait ainsi dans l’épisode 03. Il tenait au fait qu’après la longue séquence de Luke dans le monte-charge, on pensait être tranquilles pour quelques minutes quand “Mr Smiley” arrivait aussitôt pour tirer la couette de Theo endormie. Qu’on le veuille ou non, des fourmis nous parcourent les jambes et les épaules à ces moments-là, et une telle réaction chimique n’est pas forcément désagréable – surtout quand elle passe.
La pause de l’épisode 07 jouait précisément le rôle de la séquence du monte-charge. On pensait être tranquilles, on croyait s’être habitués, quand le rythme change. L’accélération tient d’abord au fait qu’au lieu de délayer les épiphanies des incrédules Steven et Shirley sur deux chapitres, leur compte est réglé ici en deux monologues, nous délestant de mystères et de pronostics qui commençaient à s’user. Hugh et Theo ayant été ensemble témoins de l’apparition d’Olivia au salon funéraire, chacun se charge de dessiller respectivement les yeux du fils aîné, et de la grande soeur.
L’épisode commence sur Steven, par un flash-back autour du thème de la rupture avec son épouse, Leigh (il a en effet été élevé par sa “tante Janet” avant d’épouser une femme prénommé “Leigh”, clin d’oeil à l’actrice hitchcockienne qui laissait à la fois présager de son peu de chances d’échapper à ses propres psychoses, et annonçait peut-être même sa relation compliquée au décès de sa mère). De retour au présent, Luke a disparu, il faut partir à sa recherche en voiture : Hugh insiste pour accompagner son fils. “Ma mère me manque”, finit par lâcher ce dernier quand la conversation s’envenime. Premier retournement de situation : s’il niait depuis le pilote l’existence des fantômes, c’était moins par rationalisme que par rancœur envers son père. Pour lui, Hugh est l’assassin d’Olivia, et ne l’a jamais admis. Mais si, comme l’affirme Hugh depuis toujours, la réalité est moins univoque que le prétend la science – alors il va falloir pardonner.
À l’instant où Steven admet que sa mère lui manque et que son ressentiment vient de là, la voiture entre dans un tunnel. Habituellement, ce genre de détail connote l’entrée dans les profondeurs, dans l’obscurité. Là, c’est l’inverse qui se produit. Il faisait nuit noire à l’extérieur, et le tunnel plonge les passagers dans une chaude lumière orangée. La même chose s’était produite quand Nell était revenue à Hill House avant d’y mourir : les plans de la réalité la montraient seule dans un manoir en ruines ; ceux où elle était entourée de fantômes étaient lumineux et pleins de vie.
Car le fantôme n’est pas, comme le prétendait Steven dans le pilote, un ectoplasme recouvert d’un souhait. C’est un ectoplasme maquillé par le souvenir de ceux qui le voient. Ce maquillage peut être prothétique et faire sursauter tout le monde (quand Olivia apparaît à ses enfants), ou donner au visage de Carla Gugino un aspect qu’on ne peut qu’adorer (quand elle apparaît à son mari). Si le souvenir est bon, le revenant est beau. Comprenant que Luke croit pouvoir résoudre ses problèmes en incendiant Hill House, mesurant l’urgence et le danger qui le menace, Hugh finit par prendre le volant pour de bon. Premier monologue, épiphanie : les souvenirs d’enfance de Steven sont truffés de fantômes qui prenaient parfois l’apparence de ses parents, et il ne s’en rendait même pas compte. “Je ne vous ai jamais construit de cabane dans le jardin…”
On pensait devoir attendre l’épisode suivant, mais Shirley est aussi sur le point d’admettre que sa famille souffre d’autre chose que de maladies mentales. Après une longue séquence de fantômes tambourinant aux portes la nuit d’Halloween, toute en percussions et en silences ciselés, on pensait être, encore, un peu tranquilles. Même procédé qu’après la scène du monte-charge : alors que Theo et Shirley sont à leur tour sur la route de Hill House, Nell morte interrompt leur dispute en hurlant depuis la banquette arrière – et parce qu’il prend au dépourvu à plus d’un titre (on pensait le pire passé, ce n’était pas l’épisode de Shirley, on écoutait les dialogues, une voiture n’est pas censée être hantée), c’est le jump-scare le plus intense de la série.
Terrifiées, Shirley et Theo descendent de voiture. Theo tombe à genoux : monologue, épiphanie. C’est peut-être une coïncidence, mais Mike Flanagan offre alors à sa femme, l’actrice Kate Siegel, un numéro d’actrice d’une puissance inégalée jusqu’alors dans The Haunting of Hill House. Reprenant son souffle, contrôlant ses sanglots, Theo extirpe Shirley de son rationalisme trivial et la conduit de l’autre côté de la frontière, là où les fantômes existent. Comme le tunnel qui illuminait Steven et son père, c’est la petite musique au piano, non pas triste mais consolatrice, qui annonce que les choses vont pouvoir s’améliorer.
Ce qui a changé, c’est que plus personne ne croit aux maladies. Les éléments destructeurs, Hugh Crain insiste à ce sujet, ne sont pas uniquement des états mentaux : ils viennent de la maison. Personne n’était fou, jamais, à aucun moment. Personne n’était névrosé. Les psychanalystes de Nell et Hugh suggéraient certes le contraire, mais la folie était à l’extérieur, dans les murs du manoir. Ce n’était pas un cercueil renfermant des cadavres, ni un corps renfermant des esprits : c’était le monde, malade, et sa capacité à convaincre des gens très sains qu’ils sont faits à son image, alors qu’ils ont simplement passé trop de temps à l’intérieur.
Hill House, épisode 09. Les “screaming meemies”, ce sont les mauvais rêves, ceux qui réveillent en sursaut. L’occasion de constater qu’avant d’entamer la dernière ligne droite, Flanagan commence à rassembler ses fils : annoncés dès la première réplique du pilote, rêves et cauchemars étaient ensuite plutôt absents de l’écriture de la série, ou en tout cas de la liste des explications potentielles – on aurait en effet eu vite fait d’abandonner et de se repasser des Scoubidou à la moindre évocation d’un coup de théâtre de type “tout ceci n’était qu’un rêve” (quoique Scoubidou ne soit pas sur Netflix). Quitte à ne pas y croire, autant regarder des dessins animés.
Maintenant que le manoir est officiellement responsable des horreurs, et non ses habitants, les rêves peuvent revenir, non sans un dernier rappel au cours d’un monologue de la gardienne, Mrs Dudley : “Le monde a des dents, et il est affamé, et il est stupide. Quant à cette maison, elle est aussi stupide et affamée que le reste”. Les monologues sont légion chez Flanagan, souvent aussi bien écrits que joués et filmés, souvent sans coupures. Cet épisode-là est particulièrement prodigue en la matière, et Carla Gugino est excellente : comme on scrute les figurants-fantômes dans les bords du cadre, on cherche le passage des ombres dans ses yeux, ou aux commissures de ses lèvres.
Et de la même manière que dans les labyrinthes, il faut momentanément feindre de s’éloigner de la sortie pour trouver le bon chemin, le récit effectue une dernière boucle temporelle pour éviter au brouillard de se dissiper trop vite. Cet épisode-là se déroule entièrement dans le passé et se consacre au dernier personnage qui n’avait pas encore eu droit à son portrait – Olivia, la mère – et au dernier jour resté sans explication : celui qui précéda la nuit d’orage. “Before the storm”, est-il indiqué après un plan inaugural sur Olivia, avec une réplique qu’on entendra à d’autres reprises : “Tu dois t’être endormie”. Réplique banale, mais gorgée d’échos funèbres ; qu’on pense par exemple à la remarque de Theo découvrant le cadavre de sa soeur : “Les gens disent que les morts ont l’air de dormir. C’est faux, ils ont juste l’air morts”. Les morts ne dorment pas. Les revenants ne sont pas des rêves.
Mais la première réplique du pilote, elle, s’en souvient-on ? Elle affirmait en substance que tous les animaux ont besoin d’une activité onirique, que la réalité permanente est insupportable. Nous en savons désormais assez pour comprendre que ce qui comptait alors n’était pas le rêve, mais que le monde soit insupportable. Tout au long du portrait d’Olivia, on découvre ainsi une mère terrifiée à l’idée que ses enfants souffrent un jour. Si elle choisit d’euthanasier les jumeaux Nell & Luke au moyen d’un thé à la mort aux rats, c’est pour leur éviter le réel et les plonger dans une éternelle rêverie. À ses yeux, le monde étant cauchemardesque, la mort n’apparaît pas comme le sommeil, mais comme l’éveil. “Il faut se réveiller, à présent”, disait son fantôme à Nell adulte, après lui avoir passé la corde au cou.
C’est l’autre manière dont The Haunting of Hill House est une série de 2018. On parlait de l’importance accordée à la parole des victimes, mais ce qui se joue aussi, c’est l’effondrement d’un monde qui paraissait protecteur, lumineux et plein de promesses, d’un havre devenu boîte à fantômes des années 30, hanté par le spectre de la sécurité à tout prix – Obama le jour, Trump la nuit, bienvenue aux USA. Il n’est pas seulement question d’une mère abusive, mais d’une nation devenue folle, de Médée élue présidente, et de la crainte qu’on peut ressentir, aujourd’hui, à être Américain (“il ne me reste plus que de la peur”, sanglote Olivia).
Sorti ce mois-ci, le dernier film adapté de JK Rowling, Les Animaux Fantastiques : Les Crimes de Grindelwald, est une catastrophe à tous points de vue mais veut raconter la même chose, située à Paris pendant l’entre-deux-guerres. Ce n’est évidemment pas la première fois que les années 30 sont convoquées pour raconter la montée du fascisme dans les démocraties modernes, il n’y a qu’à voir le mobilier galactique de Star Wars : Episode III – mais ce dernier datait de 2006. Douze ans plus tard, l’existence des revenants, et de leur cortège d’horreurs, est autrement plus crédible.
Pourquoi regarde-t-on des films de fantômes ? Probablement pour la même raison que Steven, dans le pilote, cherchait à dormir dans des maisons hantées : pour voir des fantômes. Chaque épisode aura eu les siens, moins caractérisés par leur aspect que par leur façon d’apparaître et de se mouvoir. Le retour du fils aîné des Crain dans Hill House évoque celui d’un explorateur dans quelque monde perdu où les animaux sauvages auraient repris le dessus. On commence par regarder flotter le paisible – quoique redoutable – homme au chapeau qui terrifia Luke toute son enfance, on aperçoit au loin la fillette derrière les barreaux de l’escalier, comme un petit singe dans une cage ouverte ; jusqu’à ce plan final où tous les fantômes refluent dans le dos du personnage qui s’apprête à ressortir, calmes et menaçants.
Si Steven parvient à quitter la maison indemne à ce moment-là, c’est qu’il trouve la force de ne pas se retourner. Après les avoir longtemps niés, il a reconnu l’existence des revenants, mais a appris à ne plus les chercher ni même les regarder. La morale est sans équivoque : Steven, celui qui n’osait pas être père, choisit de ne pas céder à la peur, de ne pas contempler ses angoisses et par là de les nourrir. Il laisse tomber l’angoisse en dépit de tout ce qui, dans son dos, peut encore la susciter : le voilà libéré. C’est probablement la raison pour laquelle les psychologues, dans les histoires de maison hantée, ont un rôle aussi ambigu. Ils aident à se confronter aux fantômes, mais présentent aussi le risque de les alimenter. Il faut savoir abandonner les psys aussi.
Chacun des parents, Hugh et Olivia, souffrait en effet d’un rapport conflictuel à la peur elle-même. Olivia, excessivement inquiète, en était venue à souhaiter protéger ses enfants du monde afin de tout leur éviter ; Hugh, excessivement optimiste, pensait quant à lui pouvoir tout réparer. On ne peut pas tout éviter, on ne peut pas tout réparer, on ne peut pas non plus passer son temps à regarder des fantômes. Mike Flanagan et Kate Siegel, dans le rôle de Theo, ont tourné The Haunting of Hill House alors qu’ils étaient sur le point d’avoir un enfant ensemble. La série entière est l’exutoire d’un couple à ce moment critique de son existence, questionnant d’avance sa propension à étouffer la progéniture à venir.
“Aucun cerveau ne peut être rationnel tout le temps”, disait le pilote ; “la peur, c’est l’abandon de la raison”, ajoute l’épilogue : on n’y échappe donc pas. La peur, conclut la morale en un retournement théorique doux comme une soirée Netflix au coin du feu, est ainsi l’équivalent de l’amour, abandon de la raison aussi. The Haunting of Hill House ne se termine certainement pas comme du Davind Lynch, laissant le spectateur perplexe et circonspect, mais sur le discours réconfortant de quelqu’un qui s’apprête à avoir un gosse, qui a peur du monde où il s’apprête à le lâcher (“it’s the world my love, and you shouldn’t have been fed to it” / “c’est le monde, mon amour, et il n’aurait jamais dû te dévorer”) mais qui essaie de l’accepter. Steven quitte enfin le manoir, guéri de ses inquiétudes et sans doute futur père aussi – les vasectomies n’ont rien d’irrémédiable : les fantômes viennent à sa rencontre, en vain.
On en a oublié l’explication des phénomènes paranormaux. C’est la seule prouesse qui importait : au contraire d’un manoir hanté de fête foraine (ou de son adaptation au cinéma, cf. Le Manoir hanté et les 999 fantômes), l’objectif est de faire oublier les monstres, de centrer le récit sur les vivants. Ce qui explique sans doute le passage où Steven affirme encore que les fantômes ne sont que des secrets ou des regrets, sans que l’on sache vraiment s’il parle de créatures réelles ou s’exprime métaphoriquement – comme à la fin de L’Odyssée de Pi, libre au spectateur de choisir la lecture de la fable qu’il préfère : tout ceci n’étant jamais que du cinéma, le résultat sera sensiblement le même.
Il y aura toujours moyen, et il semblerait que d’aucuns ne s’en soient pas privé, de trouver décevant cette conclusion moralisatrice, presque simpliste. La simplicité du discours apparaît pourtant comme la résolution de plusieurs heures de complications, et celle de la musique jouée au piano pendant les monologues accompagne une forme d’aboutissement et d’apaisement salvateur chez Hugh, Olivia et leurs rejetons. À bien y réfléchir, la mélodie évoquerait délibérément la reprise de Mad World par Gary Jules que ce ne serait pas étonnant. “Au pire, soyez simplement gentils” (“If nothing, be kind”), préconise Hugh avant d’abandonner ses enfants au monde, aussi fou soit-il, au terme du dernier de ces monologues très écrits, très beaux, qui auront émaillé la série.
L’aura-t-on assez dit ? Mike Flanagan a le sens du texte. Si ce dernier épisode est une orgie de spectres, il en est aussi une de tirades. La fameuse red room semble en effet centraliser les cornerstone stories de tout le monde, pour reprendre l’expression de Westworld désignant la pierre de touche narrative sur laquelle s’appuie tout personnage de fiction. À trois reprises, perturbant la chronologie des événements et laissant croire à des ellipses déconcertantes, des personnages clé soliloquent, puis se déforment au terme de leur discours. D’abord la femme enceinte de Steven, qui se met à enfler puis noircir. Puis la copine de Luke, laissant ses yeux fondre sur ses joues après la dernière phrase, prononcée rêveusement : “And the alley rats are… Chewing on me right now… Little yellow teeth… Punching through the jelly… Of my pretty eyes.” (“Et les rats des ruelles sont en train de me machouiller en ce moment même, petites dents jaunes perçant la gelée de mes jolis yeux”. Vient ensuite la tirade de Nell, pleine d’intonations languissantes et musicales, dont le texte se constitue en deux temps, lacunaire puis répété avec les bouts manquants : “Forgiveness is warm, like a tear on the cheek. Think of that, and of me, when you stand in the rain.” (“Le pardon est chaud, comme une larme sur la joue. Pensez à cela, et à moi, quand vous êtes sous la pluie.”
Ce dernier épisode ne manque pas de compléter les lacunes du scénario, d’expliquer quelques mystères, de justifier l’impossibilité d’ouvrir la porte-rouge ou les terrifiants mouvements des poignées de porte en têtes de lion au milieu de la nuit. Plus qu’aux plans-séquence et aux regards caméra, la quintessence de la peur tenait surtout aux ellipses – d’où leur dissolution avant la fin. L’un des moments les plus marquants de la série, au début de l’épisode 09 consacré à Olivia, la voyait prendre peur après avoir constaté la disparition de Luke, qui s’était endormi sur elle. Il venait simplement d’être soulevé par son père : elle avait eu une absence, une ellipse. Dans l’épisode 06, c’est Nell qui disparaissait alors qu’on était certains de l’avoir vue dans la pièce, dans le plan-séquence. Il y a sans doute quelque chose ici de la crainte du parent à venir, de la peur panique de la perte, d’abaisser sa vigilance au moment où il le fallait le moins.
Car il s’agissait depuis le début de ne parler que de peur, mais pas de n’importe quelle peur. Pour l’amante de Theo, qui a son monologue elle aussi, la peur est soeur de la culpabilité. Elle est liée au passé et aux gens qui nous entourent – on le disait plus haut : les fantômes sont maquillés par les souvenirs de ceux qui les regardent. Mais après avoir tâché de repérer, au fil de ces textes, toutes les explications possibles de leurs apparitions, psychanalytiques, politiques, esthétiques, scénaristiques, la plus convaincante est peut-être celle-ci, c’est en tout cas celle sur laquelle Flanagan choisit d’achever son récit : aucun cerveau, humain ou animal, n’est capable d’éviter la peur. Qu’il s’agisse de redouter la mort, Trump, les chiens ou les fantômes, tout ce qui compte est de raconter le moment où l’on cède, puis celui où l’on résiste, avant de se libérer soi-même.