Dans la longue introduction de The Mechanic (Michael Wiener, 1972), on suivait le tueur à gage Arthur Bishop (Charles Bronson) dans le plasticage de l’appartement en face de sa planque, qu’il allait finalement faire sauter d’une balle bien ajustée, faisant passer l’assassinat pour un accident domestique. Cette séquence restait en mémoire pour le silence qui régnait sur la préparation méticuleuse du coup. The Killer, à l’inverse, montre une surveillance qui non seulement s’étire dans le temps et l’ennui, mais qui en plus se noie sous les aphorismes et les mots d’ordres mentaux que le protagoniste se répète en permanence. Tandis que le premier était caractérisé par ses gestes précis, homo faber taiseux, orfèvre au plan astucieux rendant le crime indétectable, le second nous apparaît comme la figure exacerbée de l’homo œconomicus obéissant aux desiderata d’une plate-forme.
C’est que pour Fincher, à l’heure de l’ubérisation mondialisée, l’assassinat ciblé n’est plus une pratique artisanale mais un service à délivrer. Le film a pu être comparé à la série Hitman. Pourtant, le parallèle fait long feu : dans les jeux vidéo, le gameplay imposait de longues phases d’observation d’environnement tous différents pour comprendre le fonctionnement de chaque niveau et réussir son infiltration. Pour le tueur de Fincher, pas besoin de s’inventer un cheval de Troie : il suffit de marcher dans les pas des livreurs Uber et Fedex ou des prestataires des sociétés de nettoyage pour s’introduire dans les lieux les plus sécurisés et accéder à ses victimes.
Telle la lettre volée de Poe, notre homme est vu partout et par toustes, enregistré en data et en vidéo, mais jamais tracé ni regardé, tantôt fournisseur invisible, tantôt « touriste allemand » sans qualité. Il incarne à merveille l’ultime fantasmagorie du capitalisme, où ce ne sont plus seulement les marchandises qui sont à la fois concrètes et abstraites, selon qu’elles sont faites pour l’usage ou pour l’échange, mais où le sujet lui-même voudrait se déprendre de sa qualité d’être de chair pour se rêver sans attache ni identité, perpétuellement fluide et sans cesse en mouvement. La thésaurisation de l’argent n’est plus une fin en soi, mais un moyen d’aller partout et d’y être comme chez soi. Les principales interactions sociales physiques sont des échanges marchands, standardisés partout sur la planète, de guichet en guichet dans les agences de location et de voyage, dans lesquelles l’assassin-voyageur collectionne les « miles » comme autant de petits trophées.
Dans cette optique, le tueur dispose de plusieurs box répartis stratégiquement à travers le monde, autre lieu tampon typique de l’accumulation moderne[11] [11] Référence est d’ailleurs faite à une fameuse émission de télé-réalité d’enchères sur des box abandonnés, qui, avec un peu d’humour, aurait tout aussi bien pu s’intituler Vous ne l’emporterez pas avec vous. , où il entrepose obsessionnellement son matériel – car comme n’importe quel chauffeur VTC ou livreur à vélo, l’assassin apporte ses propres outils de travail. Cette « obsessionnalité » touche l’ensemble des paramètres de ce Robinson contemporain, qui sont invariablement quantifiés et confiés à des multinationales : nourriture de chaînes de fast-food ; sommeil et rythme cardiaque scrutés par une montre connectée ; communication par téléphone, jeté aussitôt utilisé.
Pas d’affect, pas d’amour du travail bien fait – à l’inverse, encore, de Bishop, qui transmettait son savoir-faire à un jeune loup doué et ambitieux. Mais la satisfaction illusoire d’appartenir à une élite : du haut de son perchoir, notre homme regarde avec dédain le va-et-vient des passants, foule qui marche et dont il se félicite de ne pas faire partie. Néanmoins, cette illusion qui a tenu si longtemps – « j’ai accumulé plus de 10.000 heures d’expérience » – s’effondre comme un château de cartes face aux aléas du réel, et c’est tout le risque inhérent à sa condition matérielle qui lui saute au visage. Le risque, non d’être repéré et arrêté (la police, donc l’État, est quasiment invisible dans le film), mais de ne pas produire ce pour quoi il a été engagé, et d’être purement et simplement rayé de la carte. Exemplairement, l’antagoniste ultime n’est pas un mafieux patibulaire, mais un happy-few de la crypto-monnaie – autre circulation abstraite. La violence qui s’est déchaînée n’était elle-même qu’une réponse automatisée du système : « J’ai accepté [votre tête sur un plateau, ndlr] car on m’a dit : c’est ce que l’on fait dans ces cas-là. »
Dès lors, les slogans de salle de sport que continue d’égrener son esprit converti paraissent de plus en plus déconnectés de la réalité vécue et des actes accomplis, rendant de plus en plus critique l’écart entre l’essence et l’apparence, entre le rapport social tel qu’il est – un prolétaire qui n’a que sa force de travail à louer de mission en mission – et l’idéologie qu’il a intériorisée. La transparence de sa condition ne peut plus alors qu’apparaître dans toute sa clarté, et à travers elle, son appartenance finalement consentie à cette masse plus tôt méprisée. On peut ainsi voir The Killer comme une entreprise de « défétichisation », aussi implacable et froide dans sa démonstration que peut l’être son homme sans visage dans sa vendetta[22] [22] Sans pousser trop loin la comparaison, il n’est pas interdit de voir dans cet obsessionnel se glissant dans le costume de subalterne des GAFAM pour effectuer un travail de sape un portrait de Fincher lui-même, acceptant une mission de Netflix pour mieux dénoncer ironiquement l’uniformisation culturelle produite par les plateformes. Une lecture cynique se placerait du côté des producteurs et rappellerait que, de Black Mirror à Squid Games, l’entreprise s’est fait une spécialité de transformer son auto-critique en carton planétaire. . Mais on peut aussi y déceler une conclusion en miroir de celle de The Social Network (2010) : le « fondateur » de Facebook prenait la tête d’un immense réseau social numérique pour s’insérer dans une sociabilité réelle à laquelle il n’avait pas accès, sans pour autant parvenir à maintenir un lien avec celle qui l’avait quitté au départ. The Killer, à l’inverse, met en scène un travailleur qui désactive une par une les bornes de son réseau professionnel (concurrents, intermédiaire, client) pour retrouver son humanité. Ou, à tout le moins, accepter sa normalité.