Un cinéma d’action domestique

À propos de "Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman : L’ordre troublé du quotidien" (2020), Corinne Maury

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le 14 avril 2021

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« Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »[11] [11] George Perec, « Approches de quoi ? » [1973], in L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989. . Ces propos de George Perec dans « Approches de quoi ? » [1973] témoignent d’un intérêt croissant, au cours du XXe siècle, pour l’écriture du quotidien et de l’ordinaire[22] [22] A ce sujet, voir l’étude de Michael Sheringham sur l’écriture du quotidien dans la littérature française : Michael Sheringham, Traversées du quotidien, des surréalistes aux postmodernes, Paris, PUF, 2013. . Des études récentes tentent de montrer que le cinéma s’est lui aussi posé la question de savoir comment dire le quotidien[33] [33] Voir José Moure et Sarah Leperchey (dir.), Filmer le quotidien, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2019. . Dès les années 1970, avec Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), Chantal Akerman offre une réponse possible aux interrogations de Perec[44] [44] Sur les liens entre les œuvres de George Perec et de Chantal Akerman, voir notamment Sandy Flitterman-Lewis, « Souvenirs de Chantal », in Camera Obscura, Vol. 34 n°1, 2019, et Jean-Pierre Salgas, « Regarde de tous tes yeux regarde. A propos du cinéma de Chantal Akerman » [2006], in Alexandre Castant (dir.), Imagodrome, Des images mentales dans l’art contemporain, Blou, Monographik, 2010. . Le film, qui met en scène trois journées de la vie domestique d’une femme dans son intérieur, prête attention à des gestes rarement filmés à l’époque de sa sortie, et questionne la possibilité de mettre en récit l’itératif de la vie quotidienne.

C’est ce questionnement sur le quotidien que choisit de suivre Corinne Maury dans son livre Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akerman – L’ordre troublé du quotidien, publié fin 2020 aux éditions Yellow Now dans la collection Côté films – dont chaque volume propose « un essai personnel sur une œuvre filmée ». Court mais dense, ce petit texte propose une déambulation à la fois rigoureuse et poétique autour du film. L’écriture de Corinne Maury oscille entre des descriptions précises de séquences-clés et une analyse fine et complexe de l’œuvre, tout en apportant des précisions sur la genèse du long-métrage – elle évoque par exemple les différentes étapes du scénario et les projets qui le précèdent, et revient sur la naissance de la collaboration avec Delphine Seyrig. Le livre établit également des liens pertinents avec le contexte social et cinématographique de l’époque, comme les explorations vidéos des cinéastes féministes des années 1970, ou avec d’autres œuvres de Chantal Akerman, qu’il s’agisse de ses films ou de ses textes littéraires. Découpé en huit chapitres, l’ouvrage aborde plusieurs aspects du film tout en variant de manière appréciable l’échelle de l’analyse, qui se veut avant tout esthétique. À chaque développement répondent les planches de photogrammes tirés du film, images devenues iconiques mais sur lesquelles le livre entend renouveler notre regard.

Ces dernières années, les publications sur l’œuvre de Chantal Akerman se sont multipliées. La revue américaine Camera Obscura lui a consacré son centième numéro en 2019, tandis que deux essais ont été publiés récemment par Jérome Momcilovic (Dieu se reposa mais pas nous, Capricci, 2018) et Corinne Rondeau (Chantal Akerman, Passer la nuit, L’éclat, 2017). Le livre de Corinne Maury prolonge un questionnement sur la place du quotidien dans le cinéma de Chantal Akerman déjà initié par la monographie d’Ivone Margulies, Nothing Happens : Chantal Akerman’s Hyperrealist Everyday (Duke University Press, 1996). La chercheuse française, elle, se concentre ici sur un seul film d’Akerman, une originalité parmi les publications consacrées à la réalisatrice. Son livre entend montrer que la mise en scène du quotidien de Jeanne Dielman peut se comprendre, au-delà de celle d’une aliénation, comme une revalorisation du quotidien, en tant qu’elle « [restitue] au geste domestique sa qualité » (p. 52).

Corinne Maury choisit d’abord d’entrer dans le film en s’intéressant au texte de son scénario, écrit en quelques semaines, alors que Chantal Akerman n’a que 24 ans. L’auteure rend ainsi hommage à l’intérêt de la réalisatrice pour l’écrit, elle qui a publié plusieurs textes et envisageait, dans sa jeunesse, de devenir écrivain. Le scénario lui-même est, des dires de la réalisatrice, une expérience d’écriture : « J’ai écrit le tout en quinze jours et tout, tout était écrit, c’était presque écrit comme un nouveau roman, chaque geste, chaque geste, chaque geste »[55] [55] Chantal Akerman, bonus du DVD Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, New York, The Criterion Collection, 2009, cité par Corinne Maury, p. 4. . Citant des extraits du scénario, Corinne Maury analyse l’écriture simple et nette d’Akerman, pour montrer combien son style laisse déjà entrevoir la précision avec laquelle le film suivra les gestes de Delphine Seyrig. Évitant les descriptions d’ambiance ou la psychologisation des personnages, le texte est, d’après l’auteure, une « observation franche du quotidien, à la fois lapidaire et sommaire » (p. 6) qui dessine déjà la routine ritualisée de Jeanne. Le chapitre rappelle le lien entre cette attention portée aux gestes ordinaires et l’origine du projet du film, notamment inspiré par l’enfance de la réalisatrice et le quotidien de sa mère et de sa tante. Le personnage de Jeanne Dielman s’élabore à la croisée de l’histoire personnelle et de l’histoire collective, son corps se faisant à la fois le relais de ces gestes intimes de l’enfance et de ceux d’une condition féminine définie par sa place dans l’espace domestique.

Dans la lignée du spatial turn des études cinématographiques, l’analyse de la spatialité au cinéma est au cœur des recherches de Corinne Maury depuis plusieurs années ; dans Du parti pris des lieux dans le cinéma contemporain (Hermann, 2018), elle analyse déjà, à côté d’autres cinéastes, le cinéma d’Akerman comme « nomadisme cloîtré ». Approfondissant cette étude de l’espace, plusieurs chapitres du présent ouvrage (« Histoires de cuisine » ; « Face d’espace / Faces de temps » ; « Trajets d’une solitude sonore ») déploient l’analyse du film à partir d’une cartographie des lieux de Jeanne Dielman. Ce faisant, Corinne Maury sort d’une conception uniquement temporelle de la mise en scène du quotidien : le cinéma d’Akerman, nous dit-elle, n’est pas qu’un cinéma du temps et de la durée. Attentive à la façon dont les gestes de Jeanne interagissent avec l’espace dans lequel ils s’ancrent et font sens, l’auteure prend à la lettre la réalisatrice quand elle dit vouloir filmer « l’espace pendant un certain temps »[66] [66] Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, Paris, Cahiers du cinéma / Centre Pompidou, p. 39. . Corinne Maury se confronte ainsi à la complexité du traitement de l’espace dans le film, qui, plus qu’un simple décor, agit selon elle comme « agent activant » (p. 37) : « Soulignant le caractère technique et esthétique de la cellule domestique, le cadre fixe radiographie la structure du logis comme autant d’unités connexes marquées par des régimes de circulation, d’organisation et de relation dont chaque pièce est en quelque sorte “le porte-parole” » (p. 37). Du dedans au dehors, de la cuisine à la chambre en passant par le couloir et le salon, l’auteure redessine la carte des espaces qu’aime filmer Akerman depuis Saute ma ville (1968), et qui constituent autant d’entrées possibles dans le film.

L’analyse de la mise en scène de la cuisine de Jeanne Dielman est caractéristique de cette exploration de l’espace akermanien par Corinne Maury, qui veut montrer combien chaque lieu doit se lire, dans le film, à partir de ses différentes faces. Dans le dernier film de Chantal Akerman, No Home Movie (2015), la cuisine était un « logis mémoriel où s’accomplissent, tour à tour, introspections collectives et répétitions gestuelles ». De même, dans Jeanne Dielman, elle est à l’intersection du souvenir autobiographique, de l’espace matriciel de l’exploration filmique du quotidien comme expérience sensible, et de la prise en compte de la prégnance de l’intime et du privé dans la vie des femmes – écho évident aux mouvements féministes des années 1970 (p. 12-16). L’analyse de l’espace, qui se concentre sur les choix formels faits par la réalisatrice, est particulièrement intéressante lorsqu’elle s’attarde sur la question du cadrage et de la façon dont les corps habitent les lieux, pour élaborer l’idée de « caméra logeuse » contre celle de la caméra voyeuse (p. 39).

Au-delà de ces considérations sur l’espace, l’ouvrage ne délaisse pas l’analyse de la temporalité du film. Corinne Maury continue en effet d’explorer le travail de la durée que propose Akerman, notamment dans ces fameux plans fixes souvent commentés par la critique. Cependant, plutôt que d’y voir une absence d’action qui serait propre au slow cinema – une confusion, pour l’auteure, entre « l’expérience objective du temps cinématographique et l’attente subjective du temps pour le spectateur » (p. 40) – elle y décèle une volonté de se confronter au temps, une « acceptation réelle de son écoulement » (p. 40) par le filmage de gestes ordinaires. C’est un rapport de nécessité qui lierait alors la longue durée des plans aux actions qui y sont montrées : « Leur durée est directement induite par le temps nécessaire à l’accomplissement de l’acte domestique et contribue ainsi à transposer à l’écran la banalité en évènement esthétique, au sein de ce que l’on pourrait appeler un cinéma d’action domestique » (p. 41).

Si les deux derniers chapitres du livre (« De la répétition à la transgression » ; « Des petits dérèglements au basculement intimes ») reviennent de manière convaincante, mais sans grande nouveauté, sur le dérèglement psychique du personnage de Jeanne Dielman, c’est l’analyse du traitement esthétique du quotidien qui nous paraît faire l’intérêt de l’ouvrage. En analysant la mise en scène de cette économie domestique ritualisée, Corinne Maury évite de lire le film uniquement comme le récit d’une aliénation féminine dans le quotidien. Au contraire, elle voit dans la mise en scène de Jeanne Dielman une tentative de renouveler notre regard sur l’ordinaire, jusqu’à une « célébration du quotidien » qui le sacralise (p. 53). L’attention précise portée à chacun des gestes, sur le plan de la durée, du son, du cadrage, valorise les « petits riens de la vie quotidienne », en « [transformant] le plat en éclat » (p. 53) : le film propose une exploration sensible et matérielle du plat et du banal. Variant les échelles d’analyse, Corinne Maury justifie cette lecture en s’intéressant à plusieurs enjeux filmiques, comme la recherche du geste juste (« La recette des escalopes panées », p. 54-58) ou la lecture de la lettre de tante Fernande (p. 60-61) qui offre un miroir au quotidien du personnage. L’auteure propose également une analyse stimulante du traitement sonore de la vie domestique (p. 43-46), dans laquelle les sons, exacerbés, perdent de leur banalité pour devenir des « éclats acoustiques ». L’auteure relit enfin l’attitude du personnage de Jeanne Dielman à travers le jeu de Delphine Seyrig (p. 51-52) : elle souligne la droiture de son dos, son efficacité et son exactitude, son allure décidée, la fermeté de ses gestes, montrant combien le film échappe au simple portrait de la femme au foyer écrasée par le quotidien.

Chambre à soi élargie, le quotidien est chez Chantal Akerman au croisement de l’intime et du collectif, du présent du film et du passé de l’enfance, espace-matrice où s’expérimentent à la fois le refus d’une condition sociale dévitalisante et la potentielle vitalité d’une esthétique du plat et du banal.

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman : L'ordre troublé du quotidien, de Corinne Maury.

Editions Yellow Now, collection "Côté films"

Publication : 8 octobre 2020.

96 pages.