[Ce texte reprend une conférence prononcée à l’invitation du Forum des images, dans le cadre des Cours de cinéma et du cycle “Vertigo Replay”, le 12/10/2018.]
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Le poids le plus lourd. – Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession – cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau. – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière ! » – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines ! »
Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, fragment 341
I’m a god.
Bill MURRAY, Groundhog Day (1993)
Bonsoir à toutes et à tous, merci de votre présence. Merci à l’équipe du Forum des images pour m’avoir invité à poser une question simple, mais qui pourrait s’avérer, à la longue, vous verrez, lancinante ou ressassante. En effet, sitôt qu’on l’examine de près, cette question se dédouble ou se démultiplie de l’intérieur d’elle-même : quoi de la répétition, du retour ou du recommencement, au cinéma ? C’est-à-dire, en même temps, quoi de la répétition, du retour ou du recommencement du cinéma ? Je tiens pour l’instant les concepts que je viens d’avancer (répétition, retour, recommencement) pour synonymes, ce qu’ils ne sont évidemment pas, il faudra y revenir ; pour l’instant m’intéresse seulement le fait que la répétition, ou le retour, ou le recommencement peuvent être tantôt des motifs de l’oeuvre cinématographique, tantôt des usages de celle-ci – très simplement, on peut raconter la manière dont une chose fait retour (un Jedi, par exemple), ou aimer se le voir raconter plusieurs fois, encore et encore. Enfin “aimer”, c’est peut-être vite dit, pour un goût sans doute plus trouble, plus mystérieux. C’est un bon exemple, tenez : songez aux relations orageuses qu’entretiennent, depuis 1983, date de sortie en salle du Retour du Jedi, le réalisateur Georges Lucas et la communauté des fans de Star Wars ; le premier ne cesse de ressortir ses propres films, de les recommencer en retouchant leur format, leur montage, etc, les seconds hurlent contre cette répétition qu’ils jugent attentatoire à la version première, et vont jusqu’à mettre en circulation une nouvelle première version restaurant le montage original – imaginez au passage, les centaines de visionnages des versions proposées entretemps par Lucas, pour repérer les différences et les juger fautives… Je prends cet exemple, parce qu’il atteste d’une forme de double nœud : le nœud du retour raconté avec le retour du récit lui-même ; le nœud de l’amour, ou du désir, de se voir raconter encore et encore les films, avec quelque chose qui serait davantage de l’ordre de l’inquiétude, de l’effroi, de l’obsession ou de la hantise.
Pourquoi revenir à des films – et à ces films, précisément, où des choses reviennent ? Ce double nœud, il serait tentant de le défaire d’emblée, analytiquement, de distinguer ou de sérier des strates, des niveaux ou des registres au problème : il y aurait alors d’un côté la peur (le retour de la momie) de l’autre côté le désir (le retour de Zorro) ; de même, il y aurait au cinéma divers niveaux de répétitions, plus ou moins intérieurs au film lui-même, mais susceptibles d’être distingués en droit. Dans un texte à la fois passionnant et curieux, publié en 1979 dans la revue Screen, le critique et théoricien Raymond Bellour s’essaie à ce genre de typologie : il y a, explique-t-il, d’un côté diverses formes de répétition intérieure aux films, de l’autre diverses formes de répétition extérieures. D’un côté, les répétitions extérieures : le fait qu’une même scène ait nécessité plusieurs prises de vue, ou qu’une même scène ait été filmée sous divers angles ; le fait que différentes copies d’un même film circulent, simultanément ou successivement (avec les différences de support, de format, que cela implique – aucune de ces répétitions n’est exempte de différence). De l’autre côté, les répétitions intérieures : la succession des photogrammes, dont l’invisible réitération fonde la perception du mouvement ; la grammaire de l’alternance, dont le champ-contrechamp est la forme la plus évidente, qui donne sa langue au récit. Et puis, ajoute Bellour, il y a la répétition la plus intérieure de toutes : celle du texte filmique, de la manière dont le présent y fait signe à l’enfance, Rosebud, dont la fin y cligne de l’oeil vers le début, etc ; et il y a la répétition qu’il désigne comme la plus extérieure de toute – je cite : “La dernière répétition est celle du cinéma même. C’est désigner, au-delà de tout film, ce que chaque film vise à travers le dispositif qui le permet : dans l’ordre réglé du spectacle, le retour d’un état immémorial et quotidien, dont le sujet fait l’expérience dans ses rêves, et dont le dispositif-cinéma reconduit le désir”.
Répétition du récit, répétition du désir – on sent bien qu’à qualifier l’une de ces répétitions d’intérieure, l’autre d’extérieure, on laisse pendante cette question de savoir comment elles communiquent ensemble, comment le désir de revoir au cinéma se noue à la manière dont le cinéma donne à revoir le désir, comme ce regard de Bill Murray sur Andy Mac Dowell, comme sur une bande de Möbius qui en bouclant l’intérieur sur l’extérieur forme, vous le savez, le symbole même de l’infini. C’est ici que Groundhog Day (en français Un jour sans fin) vaut à mon sens, dans sa singularité de petite comédie, pour la pierre de touche de cette question immense (encapsuler l’éternité dans une comédie sentimentale mettant en scène un personnage médiocre coincé dans une ville de province, c’est après tout l’ambition même du film). Groundhog Day est un film dont la beauté tient à ce qu’il ne tranche aucun des nœuds que j’ai évoqués : parce que le plaisir pris à le voir, ou à le revoir, est inséparable de l’effroi et du désespoir, de la profonde tristesse qui poigne régulièrement son personnage principal condamné à voir, et à revoir, perpétuellement la même journée – cet air de chien battu à énoncer “I’m a god” n’est pas seulement un trait de génie burlesque de Bill Murray, mais le nœud même où l’exaltation d’être devenu immortel se noue à un suprême accablement, et d’un même mouvement se renverse en drôlerie. Parce que d’autre part, le récit de cette revoyure se redouble ou se retourne en question posée au spectateur : et vous, qu’est-ce que cela vous fait, qu’est-ce qui vous prend de choisir, de nouveau, ce film “à voir et à revoir”, d’y retrouver cette scène que nous avons vue et que vous reverrez tout à l’heure si vous restez pour la projection ? Cette forme de réflexion entre l’intérieur et l’extérieur est inscrite dans le titre du film : s’appeler Groundhog Day, c’est s’inscrire soi-même au calendrier cyclique des rendez-vous annuels, de ces jours qui sont à la fois un jour et le jour, chaque fois le même jour, à la même date. D’ailleurs, Groundhog Day est diffusé pour Groundhog day ; c’est au point qu’en 2016, le 2 février (date officielle du jour de la marmotte), la chaîne britannique Sky a diffusé en boucle le film, qu’il était donc possible de visionner 13 fois au total, ce qui a donné lieu à une formidable colonne dans les magazines de programme TV.
Alors pourquoi vouloir revoir ? Je ne ferai rien d’autre ici que de mettre à l’épreuve différentes hypothèses. (il y en aura cinq : on n’a pas fini). En commençant peut-être par la plus simple ou la plus éprouvée : ce désir serait l’illustration, tout simplement, de ce que le cinéma est promesse, et épreuve, d’éternité. Ou plutôt, d’un certain genre d’éternité, un peu différente dans notre cas de celle que l’on imagine d’ordinaire, lorsqu’on crédite l’invention des frères Lumière d’avoir vaincu la mort. Car si l’on reprend l’interprétation classique du cinéma comme vecteur de salut, telle qu’elle court depuis les textes fondateurs d’André Bazin jusqu’à la chambre claire de Barthes, que trouve-t-on ? L’idée, bien sûr, selon laquelle le cinéma suspend les effets du temps, sauve la réalité visible jusque dans ses aspects les plus fugaces et lui confère une forme d’immortalité. Pour reprendre la formule d’André Bazin, il sauve l’être par l’apparence. Mais il est frappant que cette idée se joue la plupart du temps, chez les auteurs qui la soutiennent, dans un certain rapport entre l’instant, dans sa singularité irreproductible, et l’éternité entendue comme ce qui est soustrait au temps, et ce qui se situe sur un tout autre plan que le temps : cette branche d’arbre qui, surprise par la caméra, vient frapper la fenêtre, cette qualité très particulière que Robert Bresson, par exemple, parviendra à capter à force de décaper le jeu des acteurs de toute expressivité en leur faisant répéter trente fois leurs prises, le cinéma va les soustraire une fois pour toute à leur fugacité ; il va, à la manière d’un saint suaire, porter témoignage à la fois, contradictoirement, pour leur disparition (le “ça a été”, dont Barthes fait le message de toute photographie) et pour leur sur-vie, au sens strict – leur accession à une vie supérieure, devenue impalpable et luminescente, pure apparition dégagée des contingences du corps. Or, Groundhog Day propose une tout autre leçon, un autre genre de promesse ou de malédiction : non l’éternité de ce qui fut, mais le retour de ce qui revient. Non l’éternel, mais le sempiternel. C’est très exactement ce qui distingue, pour Nietzsche, la pensée de l’éternel retour de la pensée de l’éternité, telle que l’entendent tout au moins les religions monothéistes : dans la quête chrétienne du salut, il y a le secret désir du “une fois pour toutes” : en avoir fini une fois pour toutes avec des événements, que l’on aura plus à subir de nouveau (comme disait Lacan, si vous ne saviez pas que vous allez mourir, comment supporteriez-vous la vie que vous avez ?), et accéder une fois pour toutes à une éternité située sur un autre plan que ce monde-ci ; la pensée de l’éternel retour, c’est au contraire la pensée que les mêmes événements reviendront toutes les fois, et que ces fois sont tout ce qui viendra, sans autre monde ni transcendance pour nous arracher à la médiocrité ordinaire. Que l’éternité soit le retour de ce monde-ci, et non la promesse d’un autre, c’est très exactement ce dont témoignent dans la scène de Groundhog Day les répliques de la serveuse, Doris, qui s’entrelacent avec le monologue métaphysique de Phil : Doris commence par indiquer le “Today’s special” (ce sont des gaufres aux myrtilles), puis suggère “I could come back if you’re not ready”, puis termine par “I’ll come back”, ce qui est très exactement ce que Phil explique à ce moment-là, mais on voit bien que la promesse du film ce n’est ni le retour du Jedi, ni celui de la momie, ni celui de Zorro – nulle autre rédemption que le retour de la serveuse.
Alors nous tiendrions là notre première hypothèse : nous voulons revoir les films parce que les films, plutôt que de nous promettre l’éternité de l’instant, nous apprennent à admettre et à aimer que la quotidienneté dans sa dimension la plus répétitive soit tout ce qu’il y a à aimer – et après tout, le cinéma commence par la sortie des usines et l’arrivée du train, soient les formes modernes, réglées comme une horloge, de la répétition sociale : d’emblée, la caméra voisine avec la pointeuse et l’indicateur des chemins de fer. Un grand film alors, ou une grande série (car il y a de grandes séries, et même de grands dessins animés), se distingueraient alors par leur capacité à montrer combien cet horizon est à la fois propice au plus grand désespoir et à la suprême béatitude : au plus grand désespoir, parce que quelles que soient les péripéties ou les différences apparentes, les événements qui frappent les héros ou leur effort pour changer, malgré toute cette précipitation, tout cela reviendra au même, la fin les trouvera assis et revenus à leur médiocrité première ; mais cet horizon est en même temps propice à la plus grande béatitude, parce que même la médiocrité devient exaltante, bienheureuse, si elle est affirmée jusqu’au bout. Cela vous semble abstrait ? Regardez, vous allez reconnaître ce que je viens de décrire.
Bonsoir à toutes et à tous, merci de votre présence. Merci à l’équipe du Forum des images pour m’avoir invité à poser une question simple, mais qui pourrait s’avérer, à la longue, vous verrez, lancinante ou ressassante. Voyez comme la question fait boucle : si le “couch gag” qui clôt chaque générique de chaque épisode des Simpson, et dont le 500e épisode proposait un kaléidoscope, est devenu une institution, ce n’est pas seulement parce qu’il tend un miroir au spectateur, qui peut contempler depuis son canapé une famille qui se regarde sur son canapé ; c’est aussi parce que chemin faisant il interroge ce qu’en français on appelle un “générique” – terme en l’affaire plus intéressant que l’anglais “opening scene” parce que l’adjectif générique désigne, en taxinomie, cet élément témoignant de l’appartenance des individus à un genre, élément récurrent de l’un à l’autre mais qui pour autant ne saurait se manifester seul, indépendamment de ses apparitions singulières – de même que nous ne voyons jamais le genre “canis lupus” indépendamment de Rex, de Médor ou de Rintintin, qu’il nous faut ces individus pour accéder au générique, de même nous ne voyons jamais le canapé des Simpson indépendamment de ses apparitions toujours différentes, dont pour autant nous nous amusons à la seule condition de l’y reconnaître : le comique de répétition est ici la reconnaissance de la répétition dans la différence, malgré la différence et grâce à la différence, puisqu’il n’y aurait pas de “couch gag” s’il n’y avait pas, chaque fois, cette petite nuance à laquelle nous nous attachons, mais dont nous nous détachons tout aussi bien pour nous dire “c’était bien, le couch gag, ce coup-ci”. Et si l’on suit ce fil, on s’aperçoit que tout le générique est tissé du même jeu entre la répétition, ce qui s’en écarte et ce qui y revient : il y a les lignes que Bart écrit au tableau, toujours des lignes à recopier, à répéter, mais jamais les mêmes lignes parce qu’il a chaque fois inventé un écart de conduite différent – Bart est incorrigible, comme on dit de celui qui ne cesse de s’écarter de la norme. Il y a les précautions de sécurité qu’Homer néglige chaque jour (au point qu’un compteur note le nombre de jours depuis le dernier accident) – les accidents arrivent régulièrement, ils reviennent, ce qui pour des accidents est paradoxal, mais c’est qu’Homer est irrécupérable, comme on dit de celui qui n’arrive pas à intégrer la norme ; il y a cette répétition de musique que Lisa interrompt en solo – c’est que Lisa est indomptable, comme on dit de celle qui refuse la norme. Quant à Marge qui fait ses courses et des enfants, jusqu’à prendre ses enfants pour des courses, elle est celle, au fond, qui assume la répétition ou la reproduction de la vie mais dont l’écart est romantique au sens de Hegel, c’est-à-dire intérieur et malheureux – ce n’est pas la vie dont elle rêvait et elle en est inconsolable. Et ce qui est beau, dans la série, c’est la manière dont autour de ces personnages régulièrement irréguliers, l’incorrigible, l’irrécupérable, l’indomptable, l’inconsolable, le système de ces différences vis-à-vis de la répétition attendue et de la mécanique sociale se répète lui-même, court d’épisode en épisode (en anglais, le comique de répétition se nomme “running gag”, et justement : tout le monde court, roule, saute dans ce générique), tout cela court, donc, de façon à la fois immuable et variée – de sorte qu’à la fin, tout le monde est réuni, à nouveau, sur le canapé.
Admettons. Il y aurait une profonde sagesse, presque un bouddhisme, dans le fait d’aimer revoir les Simpson ou Groundhog day, comme autant d’aperçus sur l’infini (le nombre d’épisodes des Simpson s’élèvera à 669 au terme de la saison 30 ; et le site WhatCulture, sur la base de divers indices disséminés dans le film, a estimé que Groundhog Day se déroule sur 12 395 jours, soit 33 ans et 350 fois le même jour ; on dira ce que l’on veut des geeks, mais chiffrer l’éternité avec précision est une élégante manière de perdre son temps). Il reste que si l’on peut trouver une profondeur presque mystique à l’idée que les différences reviennent au même, on peut aussi rêver ou espérer que le même, par son retour, fasse la différence. C’est cet espoir qui guide Deleuze lorsque celui-ci défend, contre la lettre même des textes de Nietzsche, que l’éternel retour est “sélectif”, comme une roue qui tournerait très vite et éjecterait de l’existence tout ce qui rend celle-ci pesante, décevante ou lâche ; or ce même espoir m’a paru faire signe à travers l’enquête, absolument dénuée de valeur scientifique, que j’ai menée autour de moi pour préparer cette rencontre : à la question “et vous, quels films avez-vous le plus revus ?”, je me suis aperçu que les réponses que j’obtenais renvoyaient, plus souvent qu’à leur tour, à des films qui non seulement faisaient boucle, mais promettaient en se bouclant une forme de réparation – Star Wars, bien sûr, et sa structure narrative faite de suites qui sont des préludes, mais aussi bien Retour vers le futur, ou encore (dans mon propre cas) Chantons sous la pluie, film dont on sait peu que la quasi-totalité des chansons est empruntée à d’anciens films de la MGM (la chanson Singing in the rain fut ainsi utilisée dans quatre films avant celui de Gene Kelly et Stanley Donen), de sorte que l’intrigue, nouée autour de la manière dont le passage du muet au parlant impliqua pour certains acteurs l’usage du play back, allégorise en boucle l’écriture du film lui-même : Chantons sous la pluie est un film de reprises, au sens que le mot trouve dans le lexique de la musique, mais tout autant dans celui de la couture puisqu’il va s’agir de repriser, de raccommoder le passé et le présent, les amants séparés par leurs vues divergentes sur la représentation cinématographique, ou la voix et le corps de Debbie Reynolds.
Alors, nous tiendrions là une deuxième hypothèse : nous voulons revoir les films non pour contempler l’immutabilité du monde où toute différence viendrait se loger, mais pour la réparation qu’ils promettent, réparation paradoxale puisqu’elle consiste à interrompre enfin le cycle de ce que l’on ne connaît que trop ; tout se passe en réalité comme si nous attendions de la répétition, du mouvement sur place qu’il crée une sorte d’effet d’entraînement, jusqu’à susciter l’apparition d’une différence significative, d’une différence qui, cette fois, ne soit pas comme les autres différences mais qui fasse brèche, événement, nous précipite dans l’inconnu. Comme si, d’avoir indéfiniment répété les mêmes pas frénétiques, nous parvenions à convaincre le sol de s’ouvrir sous nos pieds.
Bonsoir à toutes et à tous, merci de votre présence et avant tout Joyeux Noël. Je voudrais souhaiter de joyeuses fêtes à l’équipe du Forum des images pour m’avoir invité à poser une question simple, mais qui pourrait s’avérer, à la longue, vous verrez, lancinante ou ressassante. A la période des fêtes, vous le savez certainement, il est pratiquement impossible d’échapper à la rediffusion de La Vie est belle, de Frank Capra, qui compte ainsi parmi les films les plus revus – et la filiation avec Groundhog Day me semble par ailleurs patente, jusqu’au choix fait, par Harold Ramis et son scénariste Danny Rubin, de donner pour cadre au dénouement une soirée dansante. Dans La Vie est belle, on danse et l’on se jette à l’eau – mais on s’y jette, précisons-le, plusieurs fois : Georges se jette à l’eau une fois pour tomber amoureux, une autre fois pour se suicider ou projeter de le faire, parce que sa vie n’aura été faite que de déconvenues, une autre fois encore, ou la même au moment où il se prépare à enjamber le pont, pour sauver l’ange Clarence, qui feint de se noyer et le sauve, lui, en lui montrant dans une boucle temporelle comment les choses auraient tourné pour la ville, pour ses proches, s’il n’avait pas tout au long de sa vie fait des choix certes coûteux pour lui-même, mais salutaires pour le monde qui l’entoure. De sorte qu’au terme du film, la première fois aura été la bonne, mais ne se sera révélée telle que dans et par la répétition. Par une inversion remarquable, le film ne présente pas d’abord un monde dont les travers amèneraient James Stewart à adopter une conduite morale, puis une intervention divine lui donnant le pouvoir de revisiter son passé de manière à en corriger les défauts – au contraire, le pire vient après le meilleur, pour en confirmer contrastivement la valeur et encourager à vivre. C’est que (et là, j’ose une hypothèse un peu générale) les films “à répétition” (comme on dirait des carabines), ne sont jamais là pour nous apprendre simplement à progresser, comme s’il s’agissait d’abord d’expérimenter une situation insatisfaisante, puis constatant qu’elle se répète d’en tirer les leçons et de devenir peu à peu, à chaque fois, plus habile ou plus sage, selon le schéma de l’apprentissage par habitude qu’ont développé, en philosophie, les empiristes. Bien sûr, de nombreux films nous présentent des séquences de ce type, sur le mode du fréquentatif (le jeune cow-boy tire sur des bouteilles, les manque et, sur une musique entraînante, les leçons s’enchaînent en accéléré jusqu’à le voir devenir un vrai pistolero, etc). Mais comme on sait depuis l’Antiquité, l’idée d’apprentissage par habitude, peu à peu, kata micron, souffre de deux défauts : d’une part, elle suppose que la première fois l’échec n’a pas été bien dramatique (puisqu’il nous a laissé, au moins, survivre jusqu’à la deuxième – il est très difficile, par exemple, d’apprendre par habitude à ne pas sauter du centième étage -, mais du coup les dimensions véritablement tragiques de la vie échappent à ce schéma) ; d’autre part, l’idée d’habitude acquise, qui suggère une forme d’inculcation et de mimétisme, apparaît contradictoire avec le principe d’une action véritablement propre, libre ou spontanée.
C’est pourquoi, sans doute, le propre des films qui se bouclent sur eux-mêmes est de mettre en scène l’échec, voire les conséquences catastrophiques, de la stratégie du progrès : dans Retour vers le futur, l’ambition de corriger le passé pour parvenir à un présent plus satisfaisant se complique, à la fin du premier film de la série, d’une cascade d’effets collatéraux qui obligent à retourner en permanence dans le passé et le futur ; dans Groundhog Day, la stratégie consistant à tirer avantage de la répétition pour maîtriser les événements sera, pour Phil, couronnée d’une bonne paire de claques. Ce que Capra anticipait à sa manière, dans un éloge de la spontanéité (spontanéité esthétique : savoir danser à deux sans connaître les pas ; spontanéité morale : voler au secours de son prochain sans même réfléchir), mais d’une spontanéité dont la profondeur n’apparaîtra pourtant que par la répétition, comme s’il s’agissait d’accéder contre toute raison à une forme de spontanéité instruite, aussi paradoxale au fond que la formule que je tentais tout à l’heure : “se jeter à l’eau plusieurs fois”.
C’est une idée très belle, celle d’une répétition qui, par son seul jeu, nous amènerait à surmonter jusqu’à l’ambition de progresser pour parvenir à une forme d’innocence supérieure – au seuil d’une “nouvelle vie” (c’est-à-dire d’une vie d’autant plus neuve qu’elle n’est pas la première que nous ayons vécue). Encore faudrait-il que cette idée, et les schémas qui la mettent en scène, ne soient pas eux-mêmes devenus profondément répétitifs. On ne peut ici éviter de noter que le site TVTropes, qui recense les figures de rhétorique utilisées à la fois dans les manga, les séries, les films, les jeux vidéo, consacre une page très longue au “Groundhog Day loop” ; le film “à la façon du jour de la marmotte” est presque devenu un genre en soi pour l’industrie hollywoodienne dont témoigneraient, par exemple, 50 First Dates (en français “Amour et amnésie”, sorti en 2004 avec Adam Sandler et Drew Barrymore), le calamiteux Naked disponible sur Netflix ou encore Edge Of Tomorrow, film de science-fiction avec Tom Cruise où ce dernier campe un soldat du futur condamné à revivre, éternellement, le même jour de bataille. Là il faut trouver le vrai amour, là le vrai courage, et surtout, surtout, être soi-même. De proche en proche, on s’inquiète, on revient sur ses pas : et ces comédies des années 30 et 40, L’Impossible Monsieur Bébé, New-York Miami, tous ces films qui mettent en scène des couples se séparant, puis se retrouvant mais sur des bases cette fois réellement consenties et voulues, ces films que le philosophe Stanley Cavell proposait de réunir dans le sous-genre qu’il nommait les “comédies de remariage”, racontaient-ils au fond une autre histoire ? L’affolement gagne : depuis combien de temps nous répète-t-on que, de la répétition viendra la différence ? Et pourquoi, après tout ce temps, consentons-nous à y croire encore ? On dira : il n’y a pas de bonne idée qui ne soit exposée au risque de devenir un stéréotype. Mais on pourrait avancer une hypothèse, la troisième, à la fois plus spécifique et moins rassurante. Il se pourrait que, si nous voulons revoir les films et y contempler des personnages qui y tournent en boucle en attendant leur échappée, c’est parce que nous avons peur – peur, à la fois, de nous aventurer au-delà du bien connu, mais tout autant peur de ce qui pourrait advenir à l’intérieur des films eux-mêmes, et que nous connaissons, de sorte qu’il nous faut constamment vérifier que rien de neuf n’y est apparu depuis la dernière projection, comme on se retournerait brusquement vers un miroir dans la terreur d’y apercevoir un faux-mouvement de notre reflet. La répétition du cinéma, et au cinéma, porterait alors témoignage d’un désir de clôture proprement obsessionnel, mais aveugle à lui-même, puisque constamment travesti dans des récits qui valorisent l’échappée vers le vrai amour, le vrai courage ou la vraie spontanéité ; tous récits qui laissent, de loin en loin, un sentiment de déjà-vu.
(Chausse des lunettes noires) Bonsoir à toutes et à tous, merci de votre présence. Merci à l’équipe du Forum des images pour m’avoir invité à poser une question simple, mais qui pourrait s’avérer, à la longue, vous verrez, lancinante ou ressassante. Nous disions tout à l’heure que le propre de la répétition est de perturber la simple succession (première fois, deuxième fois…) en faisant voir, comme par exemple chez Capra, ce qui a été et ce qui aurait pu être ; mais dans la constellation de ces variations possibles, il faudrait faire une place aux films d’anticipation, car l’anticipation est au fond une forme de répétition de l’avenir. Ce qui est fort dans cette scène de Matrix, c’est que la séquence d’action (au sens le plus classique et linéaire du terme, perception / réaction) est doublement enchâssée, ce qui perturbe sa structure temporelle. Enchâssée d’une part, dans la recherche de signes, autrement dit de traces de l’avenir dans le présent. Il y a (rappelons-le en passant) un oracle dans Groundhog Day, puisque Phil vient couvrir pour la chaîne météo la fameuse cérémonie de la marmotte dans la bonne ville de Punxsutawney (la marmotte, au sortir de son hibernation, verra-t-elle son ombre ? l’hiver va-t-il s’achever ?). De même, dans cette scène de Matrix, les personnages reviennent de voir l’oracle qui devait révéler son destin à Néo, oracle dont vous vous souvenez peut-être qu’elle a déçu leurs espoirs, leur indiquant qu’il n’était pas l’élu (en quoi elle leur a menti, mais de manière à ce qu’il puisse le devenir) ; et ce n’est évidemment pas un hasard si en revenant de voir ce bon augure, qui faisait semblant d’être un mauvais augure, ils croisent un chat noir, animal de mauvais augure, qui se révèle de bon augure puisqu’il leur permet d’échapper à une mort certaine. Et dans le même temps où elle est en quelque sorte capturée par son futur, la scène d’action est enchâssée dans le déjà-vu, c’est-à-dire (pour reprendre l’explication qu’en propose Henri Bergson dans Matière et mémoire) une sorte de fausse-route dans la perception, qui classe soudain la même image à la fois dans les registres de la sensation actuelle et dans ceux de la mémoire, de sorte que nous avons l’impression que le présent est déjà passé. Or ce qu’indique ce déjà-vu, c’est une défaillance dans le régime de production des images : les intelligences artificielles en charge de la matrice, qui gouvernent la génération de cet environnement factice laissent affleurer son caractère répétitif, elles le font bugger, parce qu’elles sont en train de modifier l’espace de manière à obturer toutes les issues, et à interdire toute retraite aux rebelles. Le chat noir, c’est un loupé qui dénonce la véritable nature de cet univers dans son ensemble – ce qu’il faudrait appeler (si on s’autorisait les mots-valise en franglais) un loopé. Retournant la formule du Guépard de Lampedusa, “il faut que tout change pour que rien ne change”, la matrice prend le risque de faire voir que rien ne change pour bouleverser la configuration des lieux, c’est-à-dire aussi bien pour dévoiler leur caractère absolument claustrophobique. Mais si elle se risque à dévoiler ainsi que les portes ouvrent sur des murs de briques, si elle peut laisser claquer les mâchoires du piège, c’est grâce à la peur de l’un des protagonistes – l’un des personnages, Cipher, a trahi et accepté de révéler la position des rebelles, en échange d’un destin enviable dans le scénario de la matrice – Cipher préfère vivre dans une illusion qui lui apporte richesse et honneurs, plutôt que de se hasarder au-dehors, vêtu d’un pull marin qui gratte, dans les galeries englouties que parcourt le sous-marin Nebuchadnezzar. Matrix ne se contente donc pas de proposer une énième variation sur le thème d’un univers pris dans une boucle temporelle, et d’un heureux élu s’efforçant de lui échapper – à cette intrigue devenue banale, les Wachowski superposent une double leçon, mordante et ironique : d’une part, la répétition n’est jamais aussi efficiente que lorsqu’elle est invisible, lorsqu’elle procure à ses spectateurs l’illusion de la nouveauté et invite à circuler librement, à l’infini, dans des histoires à la fois variées et monotones ; d’autre part, cette illusion n’est pas seulement imposée, mais consentie ; mais elle se nourrit du côté des spectateurs d’une aspiration mêlée de désir et de peur, à vivre dans un régime d’événements en trompe-l’oeil, à se voir proposer des sensations toujours nouvelles pour autant qu’il ne s’y trouve rien de véritablement neuf.
Le soupçon est vertigineux : c’est tout le cinéma, tout le système d’entertainment qui, en proposant des solutions apparemment diverses et en réalité récurrentes, aurait quelque chose de matriciel. En même temps, vous voyez qu’explorée jusqu’au bout, notre hypothèse qui fondait notre désir de revoir sur la peur n’est pas satisfaisante : la peur peut nous conduire à désirer que les choses se répètent, mais elle aspire aussi à ce que cette répétition reste aveugle à elle-même, se méprenne, s’oublie dans la consommation de produits qui successivement s’effacent, et reviennent, comme s’effacent et reviennent les besoins qu’ils viennent épancher : non pas “un jour sans fin”, mais la recherche sans fin de ce qui est au goût du jour. Cipher veut retourner dans la matrice, mais il veut aussi oublier qu’il s’y trouve, et qu’on lui cache ce qu’il y a derrière le rideau. Vouloir, au contraire, se confronter directement à la répétition, vouloir voir que cela se répète, c’est être travaillé par une aspiration plus profonde et peut-être plus sombre que la peur. A la question : “faut-il, au-delà de la répétition des besoins, postuler un besoin de répétition radicalement distinct et plus fondamental ?”, Sigmund Freud répondait dans Au-delà du principe de plaisir en scrutant ces expériences où le sujet se place activement dans des situations pénibles, répète des expériences anciennes et traumatisantes, et y voyait la trace d’une tendance irréductible à la satisfaction du désir : la tendance de tout être vivant à revenir à un état inorganique. Le trait que Freud trace entre ce qu’il nomme “compulsion de répétition”, et ce qu’il appelle “pulsion de mort”, ce trait peut bien prendre dans Groundhog Day la forme burlesque d’une sorte d’encyclopédie des moyens de mettre fin à ses jours (Phil en dresse la liste au début de l’extrait que nous avons visionné), il n’empêche : impossible d’écarter simplement l’hypothèse, la quatrième, selon laquelle, si nous voulons revoir les films, c’est parce que nous avons souffert, que nous voulons souffrir encore, jusqu’à disparaître de la répétition et par la répétition.
Bonsoir à toutes et à tous, enfin à toutes celles et à tous ceux qui ne se sont pas évanouis pendant la projection de The Big Shave, ce film tourné en 1967 par Martin Scorsese. Merci à l’équipe du Forum des images de ranimer les personnes qui n’auraient pas supporté la vue du sang, cependant que je vais m’efforcer de poser une question simple, mais qui pourrait s’avérer, à la longue, vous verrez, lancinante ou ressassante. De l’inscription “Viet 67” portée au générique de fin, il serait tentant de tirer l’idée que le film est une dénonciation de la guerre du Vietnam, mettant en scène l’automutilation de l’Amérique et le massacre de ses jeunes gens, mais en épurant le geste de toute intrigue, de tout folklore – ni jungle, ni marécages, ni les yeux de l’ennemi scrutant entre les feuilles – pour ne retenir que le contraste radical, rouge du sang sur blanc de l’émail, de manière à obliger à voir ce qu’il en coûte aux corps de défendre l’american way of life. Mais il faudrait aussi souligner le lien que ce film entretient avec d’autres images : celles des publicités de l’époque pour la crème à raser Noxzema, dont Scorsese reproduit assez minutieusement les gros plans et la musique de jazz, et dont le slogan était “Take it off, take it all off”. Il me semble pourtant que la leçon de The Big Shave ne se ramène ni au drame collectif qui lui sert d’arrière-plan, ni à l’imagerie publicitaire qu’il prend pour modèle ; le film n’est ni une dénonciation ni une parodie. Ou plutôt, à l’intersection de ces deux interprétations possibles, l’une profonde et politique, l’autre latérale et ironique, Scorsese invite ici à prendre au sérieux le poncif selon lequel la guerre du Vietnam constituerait pour la conscience américaine un “traumatisme” : car le propre d’un traumatisme est de porter le sujet à en multiplier les répliques, c’est-à-dire à répéter actions et symptômes qui prétendent d’un même trait l’exprimer et l’effacer, l’installent dans une forme de ré-effectuation compulsive où chaque tentative pour effacer la souffrance première la reproduit et l’aggrave. De même que Macbeth se fait saigner les mains à force de vouloir y effacer la trace sanglante de son crime, de même ici le jeune homme s’enduit de mousse pour, se rasant, redevenir glabre et frais (take it off, take it all off), puis s’enduit de nouveau, et recommence, et se coupe chaque fois plus profondément. De ce point de vue, le film souligne à quel point il n’y a pas à choisir entre les chromes ou les blancs de cette salle de bains immaculée, et le sang qui s’y déverse – ceux-là ne sont, par la disparition quotidienne auquel ils invitent de toutes les traces du corps et sur le corps, que le revers obsessionnel dont celui-ci, le sang, rend raison en profondeur : on pourrait tirer du film l’idée que les Etats-Unis de Lyndon Johnson ont élevé la toilette quotidienne au rang où d’autres empires avaient porté le sacrifice humain, en faisant du passage par la salle de bains un rituel répété d’effacement radical. D’un côté, donc, le film est tout entier pris dans la répétition, tant externe (répétant la publicité) qu’interne (le rasage se répétant lui-même) ; de l’autre côté, il fait perler, s’écouler ou jaillir, l’élément à la fois innommable et irregardable qui, tout à la fois, suscite ces répétitions et relève, au contraire, de l’irrémédiable, parce que l’on ne saurait se trancher la gorge plusieurs fois. On pourrait dire de la musique endiablée qui d’un même mouvement, emporte les images et fait couler le sang ce que Freud écrit dans Au-delà du principe de plaisir : « Les manifestations d’une compulsion de répétition présentent à un haut degré le caractère pulsionnel et, là où elle s’oppose au principe de plaisir, le caractère démoniaque. »
Il me semble que l’hypothèse selon laquelle le désir de revoir, et un certain régime de répétition des images, ont partie liée avec un sourd désir de disparaître gagne à être examinée, pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’elle porte à regarder autrement ce qu’est en train de devenir une part de l’industrie contemporaine des images. Me frappe régulièrement la manière dont l’industrie des blockbusters s’est en quelque sorte refondée sur une politique de rachats de catalogues (dont le rachat du catalogue Marvel par Disney, en 2009, est un épisode essentiel) et apparaît du même coup comme essentiellement dépendante d’une série de ressources fictionnelles de tous ordres – littéraires, historiques, ludiques… – dont elle va proposer une forme de répétition, menant en quelque sorte une existence parasite. Ayant fait le décompte, voici quelques années pour un livre, j’en avais conclus que l’on trouve dans la liste des dix films les plus lucratifs de tous les temps, deux films extraits d’une attraction foraine (Pirates des caraïbes 2 et 3), un film tiré d’une collection de jouets pour enfants (Transformers 3), deux adaptations d’une bande dessinée (The Avengers et Dark Knight rises), deux films tirés d’un livre (Harry Potter et les reliques de la mort, deuxième partie, Le Seigneur des anneaux : le retour du roi), et seulement trois films dont le scénario peut être dit original (encore que Toy Story 3 repose en grande partie sur une forme de pillage du coffre à jouets mondial). Or, à cette forme de répétition externe, dont l’enjeu est en partie de limiter les risques financiers liés à l’adoption et à la promotion d’un scénario original, fait écho une répétition interne, dont la pratique du reboot constitue la forme peut-être la plus récente et la plus saisissante : dans le reboot, qui est un mot d’usage nouveau et qu’on pourrait traduire par « réinitialisation », il ne s’agit pas de proposer une nouvelle version d’un film dont la version précédente est à la fois connue et assumée (comme dans le remake), ni de prolonger ou de décliner l’univers narratif comme c’est le cas des sequels ou des prequels, mais bien d’effacer purement et simplement les déclinaisons cinématographiques précédentes d’un personnage ou d’une histoire que l’on entend proposer à nouveau, comme neufs : au cinéma, ce fut le cas de Hulk, après la version jugée décevante de Ang Lee ; le cas aussi de Spiderman, qui a connu trois reboots successifs en dix ans (avec Tobey Maguire, Andrew Garfield, Tom Holland) ; et l’on annonce ces jours-ci à la télévision les reboots des séries Magnum et Charmed. Tout se passe comme si l’effet de boucle temporelle jouait ici à plein ; de même que, dans Matrix, les événements racontés se déroulent en 2199, mais la matrice déroule, elle, perpétuellement le monde de 1999, de même l’univers des images qui nous entoure paraît ainsi affecté d’une forme de bégaiement qui, régulièrement, fait place nette – l’image saute, puis revient à vide, comme dans ces films où le système de vidéosurveillance se voit temporairement désactivé, remplacé par le film en boucle d’un couloir désert de manière à laisser passer, en fraude, les intrus. Le Scorsese de 1967 nous soupçonnerait peut-être, à cet égard, de souffrir beaucoup, ou d’avoir très envie de disparaître, ou d’avoir beaucoup à (nous) faire oublier.
Il est pourtant une autre leçon possible. Après tout, le film de Scorsese n’est pas seulement une variation sur la manière dont le traumatisme peut précipiter la répétition des images, et sur ce que peut avoir de morbide le désir d’une remise au net, la frénésie du nettoyage ; il montre tout autant comment il n’est pas de répétition qui ne finisse par écorcher la surface qu’elle voudrait rendre lisse, sans prise et sans aspérité, parce que chaque rasage amincit l’épiderme et laisse une trace, d’abord invisible, qui modifiera l’effet du suivant. Si la répétition n’est pas seulement, chez Freud, le témoignage de la pulsion de mort, mais tout autant la condition de possibilité de la cure elle-même (puisque le transfert, ce n’est rien d’autre qu’une répétition réorientée, détournée de son cours, installée dans le rapport de l’analysant à l’analyste), de même les coupures de The Big Shave ne sont pas seulement effet, mais témoignage – elles attestent du fait que la répétition marque, et que du fait de ce marquage les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets, parce qu’il y a une mémoire du corps, parce que le feu du rasoir persiste d’un passage l’autre. Karl Marx énonce, dans le Capital, une loi de la baisse tendancielle du taux de profit ; on pourrait, de même, énoncer une loi de la baisse tendancielle du taux d’oubli, qui montrerait comment la multiplication et l’accélération du rythme des répétitions, des reboots, est en raison inverse de leur capacité à effacer l’ardoise. Et nous tiendrions alors une cinquième hypothèse : si nous voulons revoir les films, ce n’est pas seulement “pour nous rappeler” (car il y a, dans l’acte de revoir ce dont on se rappelle un désir de s’y abîmer, de s’y oublier, une envie d’enfance ou de plonger dans l’eau du Léthé) ; c’est (compliquons un peu) que chacun des oublis qu’ils nous procurent nous rapproche du souvenir.
Bonsoir à toutes et à tous, merci de votre patience. Merci à l’équipe du Forum des images qui m’aura permis ce soir de poser une question simple, mais qui pourrait s’avérer, à la longue, vous avez vu, lancinante ou ressassante. Si je mentionnais tout à l’heure la manière dont un certain nombre de séries patrimoniales font, cette année, l’objet de reboots, il n’empêche : je ne peux me défendre de l’impression que par une sorte de jeu de vases communicants, à mesure que le cinéma s’enfonce dans un mélange de réédition frénétique et d’oubli poisseux, rejoue perpétuellement ses franchises comme Ulysse s’attardait chez les lotophages, ce sont les séries qui interrogent, elles, avec profondeur, la façon dont la mémoire se noue au jeu de la répétition. La série Westworld, dont nous venons de voir la scène d’ouverture (mais il faudrait mettre “ouverture” au pluriel, puisqu’un grand nombre d’épisodes de la première saison s’ouvriront de la même façon, par ce dialogue avec Dolores assise, et par Dolores ouvrant les yeux sur un matin nouveau), la série Westworld donc raconte comment des robots à l’apparence humaine, comme Dolores, qui peuplent un immense parc d’attraction sur le thème du western, en viennent à être pris de “rêveries”, qui perturbent leur programme et les conduisent bientôt aux limites de la conscience, de la liberté et de la rébellion. Cette série est le remake d’un film de 1973, intitulé également “Westworld” (en français “Mondwest”), avec Yul Brynner, et est donc lui-même pris dans une forme de redite, qui toutefois en modifie profondément les enjeux : non seulement la question de l’émancipation a glissé des hommes vers les femmes, qui mèneront la révolte ; mais la série est désormais, avant tout, centrée sur la question des boucles : boucles narratives, que les robots doivent perpétuellement rejouer à l’attention des newcomers, des visiteurs ; boucles qui font revenir perpétuellement l’origine – la splendeur du matin, la jeune vierge et le Far-West comme mythe d’origine : boucles dont la duplication pourtant va peu à peu se dérégler, parce que le souvenir des précédentes séquences va hanter les suivantes, de sorte que le spectateur, comme les personnages, se perdra fréquemment entre passé et présent, se demandera s’il assiste à une expérience ou à un souvenir. Comme dans Matrix, le déjà-vu est indice d’une répétition qui devrait rester cachée, soustraite à la conscience ; mais son effet cette fois, à travers ce que la série nomme les “rêveries”, est d’ouvrir dans le cycle des boucles une marge de jeu, d’initiative ou d’imprévu. Dans une très belle conférence consacrée au cinéma de Guy Debord, Giorgio Agamben établit un lien entre répétition, mémoire et cinéma si ajusté à cette question qu’il mérite d’être cité en long : “La force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu’elle apporte, c’est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible. Répéter une chose, c’est la rendre à nouveau possible. C’est là que réside la proximité entre la répétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel quel ce qui a été. Ce serait l’enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité” (…) “ Or si on y réfléchit, c’est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas toujours ça, transformer le réel en possible, et le possible en réel ? On peut définir le déjà vu comme le fait de “percevoir quelque chose de présent comme si cela avait déjà été”, et l’inverse, le fait de percevoir comme présent quelque chose qui a été. Le cinéma a lieu dans cette zone d’indifférence”. Ce faufilement du possible est très exactement ce qui se joue dans Westworld : contrairement à l’idée selon laquelle le passé serait clos et le présent ouvert, c’est le retour du passé qui vient possibiliser le présent, y introduire à la fois un doute et une brèche, expérience que la texture narrative de la série, avec sa façon de nous perdre entre les époques, restitue au plus juste. Et ce retour du passé dans le présent va permettre à Dolores, qui est à la fois le plus ancien robot du parc et la jeune fille émerveillée par le soleil levant, qui est alternativement éteinte et livrée aux mouches et rallumée, revenue à la vie, de donner un autre sens à l’idée que “nous avons tous été nouveaux dans ce monde” – le sens d’une affirmation de liberté et d’une révolte politique, à la façon dont, chez Hannah Arendt, le seul fait d’être nés décide de notre statut d’êtres agissants. On pourrait montrer – mais on n’a plus le temps, car même l’infini touche, parfois, à sa fin – que cette question n’émerge pas par hasard dans une série, et dans une série de la chaîne HBO : car la trame de Westworld est aussi bien l’histoire de la manière dont les séries ont cessé de tourner en boucle, peuplées de personnages à la fois immobiles et immortels, Starsky, Hutch, Columbo, pour devenir des récits dont les personnages sont à la fois libres de changer, d’agir et de mourir – dans la saison 2 de Westworld, un personnage s’exclame devant une belle blonde armée d’un lance-flammes : “she has dragons”, référence transparente à Game of Thrones, série HBO dont le propre, vous le savez, est qu’aucun personnage n’est jamais certain d’y survivre ou d’y revenir. On pourrait dire, en un sens, que Westworld fait l’archéologie de Game of Thrones : on y assiste à la naissance de l’irrémédiable, on s’y demande comment la mort vient au récit.
On dirait donc que les séries, dont le principe même est la répétition, ont comme accueilli cette question : peut-on compter sur la répétition au cinéma, et la répétition du cinéma, pour nous permettre d’échapper à nos boucles, celles que nous voyons, et surtout celles que nous ne voyons pas ou ne voulons pas voir ? En formulant les choses ainsi, nous semblons nous être beaucoup éloigné de la comédie – et d’avoir perdu du même coup ce que Groundhog Day peut avoir de léger, cette légèreté même qui donne envie de le revoir. Mais pour terminer alors sur le comique, et les rapports du comique avec la répétition (question que nous avons seulement effleurée), j’aurais ici envie de reprendre la définition que Bergson donnait du rire : “du mécanique plaqué sur le vivant” – et l’on sait que le propre du mécanique, chez Bergson, c’est précisément la répétition, l’identité et la prévisibilité des phénomènes. Il ne faut pas s’étonner, alors, que le spectacle de la manière dont le vivant s’extirpe du mécanique, s’y débat, y replonge, y échappe, ce spectacle qui donne sa force dramatique à une série comme Westworld, recèle aussi une extraordinaire puissance comique. C’est pourquoi, pour nouer ensemble un certain nombre de fils tirés ce soir, je vous propose de terminer par quelques plans d’une série, qui est une comédie (héritière à bien des égards des grandes comédies américaines des années 1940), mais où se produit exactement le même phénomène que dans Westworld : dans la saison 2 de The Good Place, à multiplier les reboots, à vouloir réinitialiser les intrigues et les personnages (qu’ils soient humains ou robots) on y échoue chaque fois davantage à leur faire oublier qu’ils ne sont pas exactement là où ils pensaient être.
Bonsoir à toutes et à tous, ici j’avais prévu de reprendre du début, mais je pense que cela suffit. Merci de votre attention.