Le second numéro papier de Débordements vient de paraître. Consacré aux relations entre le cinéma et l’écologie, il s’intitule “Terrestres, après tout”. En voici le sommaire.
1. La scène centrale d’Un soupçon d’amour est peut-être celle qui, en apparence du moins, est la plus déconnectée du récit. Lors d’une fête organisée pour la « générale » d’une mise en scène d’Andromaque, un vieil homme se balade sur la terrasse du restaurant. La collaboratrice du metteur en scène demande « C’est qui, ce vieux ? ». Et le metteur en scène répond : « C’est le producteur du spectacle ». Ce vieux, c’est aussi Paul Vecchiali, auteur – et producteur – du film. Dans la suite de la scène, une musique (intitulée « hip-hop » dans le générique) se lance : un groupe d’adolescents se met à danser, bientôt rejoint par les deux actrices de la pièce, puis par ce producteur caché sous des lunettes noires et un chapeau. À près de 90 ans, Paul Vecchiali danse – son déguisement évoque celui du vieillard masqué du Plaisir de Max Ophüls, une des nombreuses références cinématographiques distillée dans le film – puis disparaît.
2. On pourrait penser que Vecchiali ne dit qu’une parole en l’air lorsqu’il affirme que ce film est « son film le plus important ». Certes, celui-ci a un caractère définitif, se donnant comme une synthèse de tous les films que Paul Vecchiali a réalisé depuis les années 1960 : la musique de Roland Vincent, l’amour quasi-charnel des enfants pour leurs parents, Marianne Basler et Fabienne Babe, les jeux de mots, les chansons… Et en même temps, lors d’un visionnage peu attentif (et si Tenet n’était pas le seul film de 2020 qu’il fallait absolument voir deux fois ?), cette « importance » ne saute pas aux yeux, et l’on remarque d’abord ce qu’il peut avoir d’imparfait. C’est que si les films de Vecchiali flirtent souvent avec le grotesque ou avec une drôle de nostalgie un peu déstabilisante, celui-ci est peut-être le premier – et je ne souhaite offenser personne en disant cela – qui a l’air de frôler une sorte de « sénilité » artistique. Sans doute le spectateur aura parfois envie de demander, face à ces images hantées, l’étrangeté de ce jeu d’acteurs, la sécheresse de ce montage : « c’est qui, ce vieux ? ».
3. Réponse : c’est un vieux qui danse. Si l’on peut reconnaitre une chose à Paul Vecchiali, c’est que tous ses films sont profondément aboutis, qu’ils sont toujours le résultat d’un principe esthétique ou narratif poussé à son maximum. Ainsi on connait peu de films aussi improvisés que Trous de mémoire, tourné en un après-midi, et peu de films comme En haut des marches ou Once More, qui semblent au contraire être le résultat d’un calcul extrêmement précis et minutieux. Ce que Vecchiali pousse cette fois à son extrémité, c’est peut-être quelque chose qu’il n’a jamais montré, jamais à ce point en tout cas : la fragilité – la fragilité d’un homme sûr de lui dont, tout à coup, la voix tremble, parce qu’il vient de nous faire une confidence ou d’évoquer une blessure secrète.
4. Le générique du film contient une double dédicace : une à Sonia Saviange, sœur de Paul Vecchiali et actrice de ses films (ainsi que, entre autres, de ceux de Jean-Claude Biette), et l’autre à Douglas Sirk, réalisateur allemand ayant fait carrière à Hollywood en réalisant surtout des mélodrames devenus célèbres (A Time to Love and a Time to Die, All That Heaven Allows, Imitation of Life…). Cette double dédicace résume, d’une certaine façon, tout le film : la vie personnelle du cinéaste racontée d’une manière détournée, et la cinéphilie obsessionnelle. Le récit est le résultat complet de ce mélange : une célèbre comédienne de théâtre, Geneviève Garland, quitte le premier rôle d’une pièce pour consacrer son temps à son fils, jeune garçon fragile. Mais c’est aussi son mari, également acteur de la pièce, infidèle, qu’elle rejette ; et le choix académique du metteur en scène, qui adapte Racine, alors qu’elle préfèrerait jouer du Feydeau. Geneviève envoie donc (en douceur, sans cris) tout valser, la pièce, son mari, pour ne garder plus que son fils, avec qui elle se réfugie dans une ville du sud de la France. Mais ce récit sirkien (il évoque, entre autres, All I desire) est aussi, à chaque scène, l’occasion pour Vecchiali de dessiner en miroir ses préoccupations intimes : ainsi le trio central (père, mère, fils) est comme un autoportrait à trois faces, où les rôles d’enfant et de parent sont distribués d’une manière hasardeuse, ou plutôt distribués « en alternance » (parfois Geneviève est le portrait de Vecchiali lui-même ; parfois Geneviève semble être le portrait de la mère de Vecchiali).
5. Ces deux dédicaces, qui sont comme deux pôles, sont marquées par l’absence et le deuil. Paul Vecchiali a souvent fait des films pour rappeler qu’il a perdu les siens (sa sœur donc, mais aussi sa mère et son père), et ce cinéma américain de studio est lui aussi disparu, absent. La critique [11] [11] Nous pensons à la critique publiée par Camille Nevers dans Libération ou à celle de Marcos Uzal dans les Cahiers du Cinéma. a d’ailleurs évoqué le sentiment d’un film « hanté », à la frontière du fantastique. C’est de ces fantômes qu’il s’agit : fantômes filmiques, fantômes intimes, et parfois, peut-être, un peu des deux. Ainsi, quand une fan de Geneviève Garland lui dit qu’elle l’appelle « GG », comme « DD », c’est-à-dire Danièle Darrieux, on pense que les initiales du nom d’actrice de Sonia Saviange sont aussi deux lettres répétées [22] [22] Et peut-être que Paul Vecchiali, d’une certaine façon, regrette que Sonia Saviange ne soit pas un nom célèbre et évocateur. Dans Femmes femmes, sorti en 1974, Sonia Saviange interprète une actrice de théâtre nommée Sonia vivant dans un appartement dont les murs sont recouverts de photos de stars de cinéma. Le personnage de Sonia fantasme ainsi un avenir de star, et l’on comprend tout au long du film que ce personnage trouve son inspiration dans la vie et la personnalité de l’actrice. , et que Danièle Darrieux, pour Vecchiali, n’était pas qu’une actrice, mais une figure essentielle et fondatrice (il avait d’ailleurs donné à Darrieux le rôle de sa propre mère dans En haut des marches). Le cinéma et les souvenirs, en fait, c’est un peu pareil ; les deux dédicaces se rejoignent. Les références que nous soulignions ci-dessus (il y a Ophüls et Sirk donc, mais on sent aussi des traces des films de Grémillon, Guitry et même de Hitchcock) ne sont donc pas « que » des petits clins d’œil appuyés, mais une série d’indices de la présence de Vecchiali lui-même, pour qui ces films ne sont pas que des films. Vecchiali est un vrai cinéphile et le cinéma est pour lui une sorte de fétiche, d’amour absolu, de guide. On pourrait dire (au risque de franchement se tromper) que cet enfant que Geneviève Garland (onomastique cinéphilique s’il en est) veut à tout prix protéger et garder en mémoire, cet enfant qui, lorsqu’il est évoqué, fait lever les yeux au ciel, c’est aussi le cinéma, un cinéma disparu qu’elle veut à tout prix conserver, fût-ce seulement dans son imagination, car cet enfant est bel et bien un fantôme.
6. Plutôt que de parler de fantômes ou de hantise, on pourrait aussi penser au rêve, et considérer qu’Un soupçon d’amour est comme un rêve vecchialien. L’étrangeté générale du film et ses incohérences relèveraient donc du rêve : Vecchiali rêve sa vie, ses obsessions, et revoit ceux qui l’ont quitté. Mais ce serait un rêve, qui, parfois, tournerait au cauchemar : ainsi la rupture de ton très brutale lorsque Geneviève, terrifiée, court vers son fils endormi devant un film fantastique. Ce serait un rêve violent et anxiogène, où les protagonistes mêmes ne savent plus ce qui est réel ou non ; les dernières secondes du film font à cet égard presque penser à Lynch. D’ailleurs, comme chez Lynch, le film est truffé de détails, de « clés » qui ne sont disséminées que pour que le spectateur, au fur et à mesure des visionnages, dénoue petit à petit un récit de toute façon fait d’agencements maladroits ou impossibles. Il semble que les dialogues aussi poussent à une telle interprétation, puisque les personnages, qui associent sans cesse théâtre et cinéma, déclarent que « chaque pièce est comme un piège derrière lequel se cache une sorte de rêve ».
7. Et si c’est un rêve, c’est un de ces rêves dont on se réveille avec une terrible envie de pleurer, en réalisant que nous nous sommes fourvoyés. Alors on range nos soupçons de sénilité ou nos doutes de spectateur, et l’on réalise qu’Un soupçon d’amour est un aboutissement discret, une sobre synthèse (nul « tour de force »). Ainsi il n’y a pas dans le film de radotage, seulement de la répétition ; et il n’y a pas d’imperfection, seulement de la fragilité. Il s’agit en effet du film le plus important, celui qui est au bord de l’indiscrétion ; presque une confession (d’où le magnifique personnage qu’est le prêtre). Si Un soupçon d’amour est truffé de références plus ou moins évidentes au puzzle vecchialien, il est aussi rempli de choses nouvelles ou inédites qu’un carton final vient éclaircir, comme si une petite phrase elliptique était soudainement éclairée par une déclaration solennelle : Vecchiali, qui s’est dessiné discrètement dans tous les personnages, révèle dans ce carton que le portrait était encore plus intime que l’on pouvait le soupçonner – et l’on comprend qu’au soupçon d’amour était mêlé, depuis le début, un soupçon de mort.