“Je pense qu’il vaut mieux tout laisser couler, ce qui ne veut pas dire que ce film est postmoderne. Il y a une logique qui vient de l’instinct. J’ai ressenti le besoin de transformer ce que je vois. C’est quelque chose de particulier. J’ai récemment construit une maison et, au moment de placer les fenêtres, j’ai réalisé que je n’aimais pas les verres modernes : on voit tout comme s’il n’y avait rien. Je suis nostalgique, j’aime les fenêtres qu’on peut ressentir et on avec lesquelles on voit les choses différemment.”
Carlos Reygadas
La Berlinale 2024 s’est achevée le 25 février dernier. J’ai longuement survolé l’importante programmation… puis mon regard s’est posé sur un court métrage de 16 minutes passé inaperçu, programmé dans le cadre du Forum Expanded, Remote Occlusions de Utkarsh et dont le synopsis m’a profondément fasciné et obsédé :
“No flickering. No noise. No artefacts. No hard lights that cast shadows. No fog, clouds, trees or buildings. No conditions of slow-moving or stopped people for long periods. No moving objects whose appearance is similar to the target in the areas of interest. No waving objects that cause the continuous modification of the image in the area of interest, for example a meadow with tall grass.”
J’ai cherché à en savoir plus sur ce court objet via Internet. Je n’ai trouvé qu’un seul article : Berlinale 2024: A Mixed Bag of Four Indian Short Films de Prathyush Parasuraman. L’article évoque trois films Indiens (eux aussi sélectionnés à la Berlinale : O Seeker et The Girl Who Lived in the Loo) dont Remote Occlusions et dit :
“Similarly, Utkarsh’s Remote Occlusions, which has coordinates in its acknowledgements, is full of grainy images and static, which is trying to see what cinema emerges when you put a list of restrictions on it. He selects portions of images that toe the following lines.
There are more, to do with the dimension of the image, its clarity, its orientation. What is produced is what we might call a visual hum, one that is both eerie in its atmospheric grunge devoid of people, and oddly, voyeuristic in the choice of images. What are we looking at, that we are not supposed to be looking at?”
La dernière phrase demeure mystérieuse. Ses accents kaufmaniens m’évoquent la séquence du film Adaptation. où Charlie Kaufman, interprété par Nicolas Cage, erre sur le plateau de Being John Malkovich dont il est le scénariste : “Qu’est-ce que nous regardons, que nous ne sommes pas censés regarder ?” À la fois une question métaphysique et une séquence en poupées gigognes dans Adaptation.
Voici quelques screenshots d’un manuel d’une caméra CCTV contenant 146 pages et provenant du travail en cours accompagnant le film.
Cette liste obscure qui simplifie à l’excès, garde les seuls traits essentiels et manque de nuance. Une liste pourvue de pourcentages étranges (Recall: 95%), d’un objectif qui ne doit pas être sale (“lens must not be dirty”), d’une résolution de l’image (“The image must have a resolution of 640×360, 640×480, 320×180 or 320×240 pixels and must be in landscape orientation with 16:9 aspect ratio”), m’a poussé à contacter le réalisateur sur Instagram afin de récupérer le lien du film. Après quelques messages échangés, l’artiste m’a confié un lien.
Le synopsis est en réalité un extrait du manuel du logiciel de l’appareil photo publié par le fabricant. “(…) Le texte du manuel est donc devenu à la fois une source d’inspiration pour l’écriture et la réflexion sur le film. Le synopsis détaille ce que le fabricant attend de l’appareil photo, tandis que le film présente les cas où l’appareil refuse ces intentions et ces attentes.” raconte Utkarsh.
Remote Occlusions est hypnotique, captivant, vampirique et procure une grande satisfaction. Le film réalisé par un géologue-couvreur-urbaniste-géomètre semble – avec des outils numériques, des calques After Effects/Premiere Pro – bâtir une tentative de récit traversée de schémas, de lignes de séparation, de cases de blocs visuels, d’annotations INTÉRIEURES, de grilles, de quadrillages invisibles. Que s’est-il passé ? D’après Utkarsh, “les images qui composent le film proviennent de caméras qui ne sont pas protégées par un mot de passe, disponibles sur des annuaires Internet qui publient les flux en direct de ces caméras.” et ajoute “(…) ces images sont la propriété privée de ceux qui ont installé la caméra, des annuaires comme insecam.com sont en mesure d’accéder aux flux de ces caméras et de les publier, les rendant ainsi publiques. C’est dans cette zone grise éthique que les annuaires agissent comme des médiateurs qui rendent publics des flux privés.”
Il n’y a donc ni “calques”, ni After Effects mais des images préexistantes. “Les cases que vous voyez à l’écran sont des fenêtres de mouvement définies par l’utilisateur qui se rapportent au logiciel de la caméra, à une zone d’intérêt dans le champ visuel de la caméra, où si une action se produit, la caméra capture l’action sous forme d’images fixes.”
Le film semble renvoyer à une excavation du statique en mouvement. Un chantier dans des paysages formels en cours. Le travail du sound design participe à donner une dimension un brin fantastique.
Est-ce un chantier filmique abandonné à la campagne puis en ville que nous voyons ? Que signifie le chiffre “1” qui apparaît à l’écran par intermittence ? synopsis-notice semble être un élément exogène, déconnecté et qui semble tracer sa propre ligne de désir [11]
[11] “Une ligne de désir, appelée aussi chemin de désir par les géographes, urbanistes et architectes, est un sentier tracé graduellement par érosion à la suite du passage répété de piétons, cyclistes ou animaux” (Wikipedia)
. Deux blocs : un texte ultra explicatif, ultra didactique, une forme de liste insensée, de données précises, littéralement un MANUEL imbitable. Quant à l’objet en mouvement, des images numériques isolées, capturées, montées, des ralentis. Deux éléments éloignés dans un premier visionnage puis qui peut-être se connectent. Que nous disent-ils ? Est-ce un acte créatif automatique et inconscient, un geste à la Pollock géomètre ? Un carré de sucre blanc salé à la fois comestible et non comestible comme deux états superposées d’un “Chat de Schrödinger vidéo” ?
Aujourd’hui, sincèrement, je crois que je suis incapable de vous dire ce que j’ai vu avec d’autres mots que ceux que j’ai posés ici.
“Initialement, mon processus a consisté à collecter des séquences à partir des flux qui comportaient ces fenêtres de mouvement, sans en connaître la fonction ou l’objectif”.
“Je préfère ne pas en dire trop sur moi, mais si vous pensez que c’est important pour votre texte, nous pouvons trouver un moyen de l’aborder.”
À la question “Pouvez-vous vivre de votre art ?”, il répond par : “Je n’ai pas été en mesure de le faire jusqu’à présent, c’est pourquoi je dépend en grande partie des institutions universitaires qui m’offrent l’espace et le temps nécessaires pour me concentrer sur ce que je souhaite faire, de la manière dont je le souhaite.
J’ai l’intention de demander davantage de subventions, de bourses d’études et de bourses institutionnelles à l’avenir pour soutenir mon travail.”
Remote Occlusions, cette “créature nocturne”, m’a tant inspiré que j’ai pris mon “feutre” Premiere Pro pour concevoir/monter une courte vidéo librement inspirée de cette dernière…