Au-dessus du titre Une seconde femme, on peut lire sur l’affiche : « Affronter le poids des traditions » (rien que ça). À coup sûr, s’il s’agit d’ « affronter les traditions », le spectateur connaît préalablement son côté : celui des victimes-héros avec qui il compatit. Face à eux (aux « victimes-héros » et aux spectateurs), il n’y aurait ni plus ni moins que les obscurantistes représentants des dites traditions, qui les perpétuent de manière aussi insensée qu’agaçante. Cette accroche pourrait également se lire d’une manière qui généraliserait l’affrontement et la compassion : au fond, même ceux qui perpétuent la tradition en sont les victimes. Le tort de cette sentence est clairement d’ajouter au poids des traditions qu’elle proclame le poids de ses propres présupposés, et de minorer ainsi l’œuvre en la vouant à n’être que le parent bien pauvre d’un rapport d’Amnesty International. En France, la réception des films (de certains pays, avec certains thèmes…) est en proie à une humanitarisation sous l’impulsion de laquelle la lecture socio-culturelle devient le mode d’accès courant aux travaux artistiques. Ce que montre Une seconde femme n’est cependant pas entièrement soumis à ce programme.
Soit une famille d’immigrés turcs revenue dans son pays d’origine afin de célébrer le mariage du fils aîné, Hasan, avec une jeune fille prénommée Ayse (l’autre personnage principal, avec Fatma, la mère de famille). Or, on ne s’attarde pas : immédiatement après la cérémonie, la famille, augmentée d’un membre, retourne en Autriche. La tradition est respectée mais apparait aussi comme une simple formalité. On pourrait trouver une explication dans ce qu’on apprendra bientôt : ce mariage est une façade, Ayse est en réalité destinée à être la seconde femme de Mustafa, le père du mari « officiel ». C’est cette tradition, la polygamie, que le titre « cible ». Mais Mustafa n’est pas à l’origine de la présence d’Ayse. C’est Fatma, la première femme – qui par là devrait être perçue comme victime – qui l’a voulu. Pas fondamentalement par soumission religieuse : la présence d’Ayse n’aurait pas été souhaitable sans le cancer qui la ronge. La tradition va ici de paire avec des enjeux beaucoup plus pragmatiques, le sacré s’intègre au sens des réalités économiques et quotidiennes de cette famille nombreuse : Fatma a besoin d’aide pour veiller sur la maison et les enfants. Plus tard, l’enterrement du père (tué dans un fondu au noir) sera accompagné de larmes, mais dès la séquence suivante, la question sera de savoir comment, sans lui, subvenir aux besoins de la famille.
À aucun moment Allah n’est ne serait-ce qu’invoqué par les personnages. Un seul plan nous montre une prière. La religion existe bien dans le film, mais elle revêt la forme de la procédure ou d’actes devenus automatiques. Dans cette famille pratiquante, la perspective théologique sert surtout de carburant à diverses tensions dans lesquelles elle se consume. Le scénario a doté Fatma de six enfants qui sont autant de possibilités de conflits dont la nature est avant tout psychologique. L’aînée ne se sent pas assez aimée, la seconde rejette Ayse, mais moins par dégoût général de la polygamie que par difficulté (débordant toute culture particulière) à supporter l’arrivée d’une femme entre son père et sa mère. Même lorsque Fatma s’en prend à Ayse, qu’elle surprend avec un collègue de travail, elle est guidée par le dépit personnel et non par un jugement général sur le péché. On ne semble pas avoir le temps, dans cette famille modeste, de s’adonner à la métaphysique. Subvenir aux besoins et trouver l’équilibre permettant la vie commune est déjà une tâche suffisamment accaparante. Le reste va comme il va.
La culture religieuse ne surdétermine donc pas les rapports. Mustafa n’est peut-être pas vraiment sympathique, mais il n’est pas le tyran attendu ; Ayse n’est ni attirée ni traumatisée par lui, et Fatma est à la fois soumise et autoritaire. Enfin, les deux femmes sont moins rivales que complices : tout cela, la non-réduction des personnages à une particularité « culturelle », fait que le film parvient à éviter les clichés les plus pénibles et à dessiner la possible réalité d’une vie commune en dehors de tout jugement a priori. À partir de là, il s’agit de prendre le problème où il se montre : on ne voit pas la tradition dans le film, par contre l’on y voit les rapports humains et les actes singuliers d’une famille dans un contexte particulier, cherchant à y survivre matériellement tout en conservant son unité. Et ceci dépend entièrement d’une bonne gestion des apparences.
Si toute culture, pour se perpétuer, impose des lois, il lui faut dans le même mouvement définir et repérer des déviances qu’il lui reviendra de punir. Celui qui transgresse l’interdit, pour échapper à la punition ou à toute sorte de menace, aura alors un recours : se dissimuler. Autant dire alors : la conséquence ultime de la tradition est le souci des apparences. Il s’agit de savoir ce qu’il faut montrer et ce qu’il faut cacher, ce qui est admis et ce qui met en danger. C’est cela que montre le film : non pas le poids de la tradition mais, à travers ce souci des apparences, le poids de l’image.
Qu’est-ce qui, dans le film, peut être considéré comme « déviance » ? Suivant la logique de ce que nous venons d’exprimer, il suffit de voir ce qui y est caché : l’homosexualité du fils, l’aventure d’Ayse avec son collègue, la nuit de noces de Mustafa et d’Ayse, la vie sexuelle en général, la violence conjugale subie par la fille aînée. Ces faits ne sont pas cachés au sens où ils ne feraient l’objet d’aucun plan ou traitement ; ils apparaissent bien, mais en tant que certains personnages cherchent à les dissimuler à d’autres. Et, en situant la plupart de son action dans le cadre de l’appartement familial, le réalisateur place sa caméra en un lieu caché, ordinairement dérobé aux regards. Le film tient sur cette idée : cadrer ce qui se cache. Or au cinéma, on le sait, le cadre se définit autant par ce qu’il inclut que par ce qu’il exclut (Bazin : le cadre est cache). C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le cinéma peut permettre une forme de compréhension des sociétés : parce qu’à son propre niveau, de par ce fonctionnement au cadre-cache, il en est solidaire. Le cinéma a le pouvoir de rajouter ou déplacer du cadre, jouer de l’espace et de la durée, afin de contrarier les cadres institués, mais il ne saurait prétendre à une entière dimension critique sans investir sa propre condition d’expression. À ce niveau, Une seconde femme est plutôt décevant : le travail du cadre qui unit ou isole ne s’affranchit jamais véritablement du narratif, alors qu’il y aurait eu possibilité de créer de la tension formelle entre les différents espaces du film, par exemple à travers une utilisation plus signifiante des entrées et des sorties de champ. [11] [11] Il y aurait un troisième point à ajouter : toutes ces “déviances” n’en sont pas au regard du même ou d’un seul référent : l’homosexualité l’est certainement du point de vue religieux, mais la violence conjugale doit aussi être cachée (et en ce sens est une déviance), car sa divulgation menacerait l’image de la famille et éventuellement son économie (en se séparant de son mari, la fille redeviendrait-elle à charge des parents ?).
Une seconde femme ne montre pas d’ « affrontement » entre personnages et tradition, mais les endroits où les personnages se trouvent, où ils se rendent en fonction de ce qu’ils disent ou font, et il permet de ce fait la mise à jour d’une dialectique de l’ouvert et du fermé. Le modèle culturel pose des normes, des lois : il est fermé. Toute sortie de la norme, toute ouverture, ne peut paradoxalement se faire qu’en entrant dans un espace clos. L’aveu d’homosexualité est, on le sait, généralement désigné par le terme de « coming out ». Or, dans le film, le « coming out » est formellement contredit, l’aveu ne se fait qu’au prix d’un repli vers l’intérieur, dans l’isolement, hors des regards. Hasan invite Ayse à rentrer dans la salle de bain avec lui, il s’assure que la porte est close et lui scelle les lèvres en lui faisant promettre de ne rien répéter. Toute l’anxiété est là : non pas dans le fait d’être homosexuel, mais dans celui d’être littéralement vu comme homosexuel, dans le rapport d’un élément privé avec les regards du public.
Une blessure corporelle (la marque des coups reçus par la fille aînée) est certainement dans ces conditions ce qui se rapproche le plus du péril social. Mais les mots sauvent la trahison des apparences : « je suis tombée », dit-elle. Et cette explication est acceptée. Ce qui ne peut être caché peut encore, lorsque voir ou savoir signifie punir, être simplement ignoré. Celui qui sort de sa cachette s’expose à être puni, mais, si l’on peut reprocher à la société cette condition faite en son sein à l’être humain, elle pourrait de son côté lui reprocher de ne pas s’être assez bien caché, de n’avoir pas su dissimuler. Manquer d’éducation, c’est forcer quelqu’un à commettre en public un acte de violence qui n’aurait dû avoir lieu qu’en privé : c’est la fille aînée qui agace sa mère et, par là, la pousse à la gifler sous le regard d’une autre femme turque. La faute est-elle à la mère qui gifle ou à la fille qui dit ce qui ne doit pas être dit ?
Fatma est certainement à part. Pour être clair, il pourrait s’agir du personnage le plus négatif. Il n’est pas anodin qu’elle apparaisse, dans le premier plan, en train de regarder son reflet dans un miroir : le miroir n’est pas pour elle un objet superficiel utile au maquillage, c’est l’endroit où l’on peut se confronter à son apparence. [22] [22] Il faut bien distinguer le souci cosmétique, disons le souci de sa peau, du souci de l’image. Rappelons, dans le souci de contrarier l’opposition superficiel-profondeur, que Fatma est atteinte d’un cancer : comme si le souci de l’image était relié à un mal intérieur, organique. Ainsi Fatma a en charge la gestion des apparences de la famille aussi bien que sa subsistance matérielle : c’est elle qui a dit à son fils de se marier, elle qui pousse son mari à consommer sa nuit de noces avec Ayse. Elle également qui, après avoir appliqué ce précepte sur elle-même, a appris à ses enfants qu’il fallait garder ses soucis pour soi. Autrement dit : alors même qu’elle se souciait de l’unité de sa famille, elle obtenait l’isolement de chacun de ses membres. La fin du film a une portée morale et un soupçon d’optimisme : alors que les jeunes sont réunis, malgré le fait que certains ont transgressé la règle de la dissimulation (en fait peut-être grâce à cela), Fatma est seule dans sa chambre. Elle est rattrapée par l’isolement auquel elle vouait les autres. Mais, à travers la porte vitrée de cette chambre, nous voyons son ombre se lever. Sa main appuie sur la poignée. D’un point de vue plus éloigné, à partir du couloir, nous voyons alors cette porte s’entrouvrir – ce qui serait peu de choses (un lourd symbole) si elle n’était pas perçue comme la dernière d’une longue série de portes. [33] [33] L’on avait déjà affaire à la problématique du montrer/cacher dans Barbara, de Christian Petzold : toute la stratégie de Barbara face au régime de la RDA est une stratégie de dissimulation, à commencer par dissimuler ses émotions. Voir la critique du dernier film de Christian Petzold.
Il est regrettable que le film présente peu de richesse formelle : les nombreux plans serrés sur les acteurs, peu avares en émotions, tendent indubitablement à diriger l’attention sur la psychologie. Par ailleurs, le recours à des effets scénaristiques un peu trop voyants jure avec les situations dans lesquelles sont prises les personnages (la tentation est celle de la “saga familiale”). En concentrant son récit, Umut Dag aurait pu rendre plus prégnants, et fouiller davantage, les motifs qui donnent un peu de force au film. Dans un entretien inclus dans le dossier de presse, le réalisateur déclare : « nous voulions que le public évolue avec l’histoire, mais en tirant trop sur la corde on risquait de le perdre. Si vous ne donnez pas assez d’espace aux spectateurs pour qu’ils s’identifient, ils peuvent vous tourner le dos ». Mettre son manque d’audace ou d’ambition formelle sur le compte de supposées limites du spectateur relève de l’inélégance. Cela dit, l’importance de l’ouverture d’une porte ne fera jamais l’objet d’un rapport d’Amnesty International, et le cinéma reste le plus à même de faire sortir les cultures de leurs accoutrements transcendants, de les montrer dans leur plus simples appareils : un jeu d’apparence.