Vers Madrid #5

Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi

par ,
le 24 novembre 2014

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A la sortie du film de Sylvain George et plus tard, la mémoire qu’on en garde s’étage, se ramifie. S’agissant d’un film de témoignage et d’intervention – même si les conditions de diffusion d’un cinéma de mobilisation, de militance n’existent plus ou pas encore –, il paraît plus juste de faire travailler cette mémoire que de soumettre le film à l’analyse textuelle, quitte à déplacer certains de ses accents en fonction de l’impact qu’ils ont laissé.

Une première mémoire est celle du mouvement principal du film, empathique avec les occupants de la Puerta del Sol, caméra parmi eux, avec eux, qui immerge à son tour le spectateur dans cette foule généreuse, inventive, « belle » il faut bien le dire – non seulement les orateurs et oratrices, jeunes femmes, anciens militants, dont le film accueille le discours et la gestuelle de la langue et du corps si propres à ce que mobilisent la prise de parole, l’être-ensemble de la passion militante, jusqu’à des moments parodiques (Dracula) ou paroxystiques (se dénuder devant les policiers caparaçonnés et les apostropher sur ce qu’ils font, leurs conditions de vie). Une séquence condense bien cela, quand un homme d’une soixantaine d’années chante a capella, reprenant tous les acquis du mouvement et les mettant en musique. La caméra le filme en rythme, le rythme de cette parole que l’homme projette devant lui, pour les autres comme un défi, y compris en figeant l’image dans le flou et les zébrures du mouvement arrêté.

Mémoire de cette chronologie qui va de l’occupation de la place, l’installation et les activités qui s’y déploient, les échanges, les rencontres, les temps morts (sommeil, nuit) ou les incidents atmosphériques (pluie) jusqu’aux affrontements avec la police, en plusieurs temps – escarmouches, poursuites, face-à-face, quelques arrestations puis une série d’assauts et la dispersion – reprises aux images « publiques » de la télévision. Mémoire émotive d’avoir partagé ce mouvement dans tous ses aspects fussent-ils contradictoires, excessifs, utopiques, culminant dans ce slogan : « Nous sommes nés dans un monde dont nous ne voulons pas… Nous sommes ici pour le changer », qui fait écho, jusque dans leurs différences, à celui que Brecht avait mis en sous-titre au film (le seul) qu’il réalisa avec Dudow, Eisler et Ottwalt : « A qui appartient le monde ? » faisant répondre un militant dans le film : « à ceux à qui il ne convient pas » (Kuhle Wampe oder : Whem gehört die Welt ?).

Une deuxième strate se constitue ensuite, moins immédiate, qui ravive des questions ou des réflexions qu’on s’est faites en cours de film : sur l’étonnante rencontre entre la revendication des jeunes « indignés » et la compréhension qu’en ont des anciens, des « grands-pères » : « ici, l’histoire est en marche » dit le premier d’entre eux qui remercie la jeunesse de la « leçon ». Cela conduit à ramener à la mémoire une série d’éléments que le film dispose sans l’expliciter : tout ce qui appartient à un ensemble monumental, un mausolée, un mémorial, dont on parcourt l’architecture rectiligne, massive, néo-classique. Dans le montage, cette série vient interrompre la vie de la place, l’agitation qui y règne, la vivacité qui anime tous ses participants. C’est un espace vide, pesant, froid et saturé de symboles (notamment religieux). Dans le montage il fait violence aux plans de la plaza comme dans Octobre les statues, les symboles tsaristes, les effigies et les palais s’opposent à la foule, aux individus, à la vie ; comme le statisme au dynamisme. Trois plans de statues de lions devenant un, reconduit d’ailleurs ici l’ambiguïté de son modèle eisensteinien : colère du peuple, effroi ou détermination brute du pouvoir ?

Au fil du film cette altérité menaçante qu’on a identifiée ou cru identifier comme étant le mémorial de Franco à la victoire contre la République – et dont le roi a fait le mausolée du dictateur –, on lui donne une place dans le récit, on comprend que l’évacuation des occupants ne peut qu’appartenir à cet espace-là, les phalanges cuirassées, lourdes, mécaniques de ces policiers casqués, noirs, sans visages dont Lorca a évoqué les « âmes de cuir verni ».

À côté de cette série il en est une autre, qui a aussi une fonction d’interruption du bouillonnement de la plaza. Non pas menaçante cette fois, plutôt indifférente, distante, étrangère. Il faut, à vrai dire, distinguer en elle plusieurs facettes : il y a des plans fixes nocturnes, après les discours et les chants, sur des gens couchés le long de murs, de façades, de magasins. Ils rappellent la photographie qu’on appelle aujourd’hui « humaniste » : Germaine Krull aux Halles, Elie Lotar, Brassaï… Contraste entre le corps endormi sans domicile et l’enseigne lumineuse d’une banque, le panneau d’un local à louer. Il y a en outre des plans d’autoroutes, de collines de pneumatiques usagés, vues fragmentaires des désastres de la société industrielle, urbaine, ses déchets mais aussi ses espaces sans nom. Et puis il y a le plus mystérieux, des éléments de la nature, indifférents aux agitations humaines – des alignements de tournesols, un scarabée, une araignée, un canard, des feuilles, des arbres, de l’eau jaillissante…Ces plans sont soit surexposés, soit en négatif et colorés, une musique discordante, les accompagne, ils dérangent.

Quelles relations peut-on établir entre ces trois ou quatre séries – dont le pré-générique donne déjà quelques éléments, en particulier avec des plans d’eau nocturnes, de reflets sur des vagues qui deviennent des taches lumineuses ? Le film ne fait pas une démonstration. Son parti-pris éclate durant le filmage et l’enregistrement (d’ailleurs « acrobatiques » car le découpage, les divers angles de vue qui nécessitent de se déplacer, cohabite avec une continuité apparente du son, des paroles) : noirs et blancs saturés faisant songer au cinéma des années 1960, contre-plongées exaltant les oratrices, caméra « participante ». Mais l’articulation des différentes « séries » est laissée à l’interprétation du spectateur. En se remémorant ce qu’on a vu et entendu, dès lors, surgissent progressivement des interrogations, des contradictions, celles sans doute moins du film que du mouvement des « indignés » de la Puerta del Sol.

Ainsi faut-il revenir aux discours. A ceux, plus nombreux au début, qui sont des déclarations d’amour et d’humanité, exprimant un sentiment de libération par rapport à la société et à la domination de « l’argent-roi », discours offrant plus d’un point commun avec ceux de 1968, s’ajoutent progressivement des propos plus politiques qui manifestent une certaine continuité entre ces jeunes qui ne veulent pas du monde où ils sont nés et les discours anarchistes ou communistes venus des luttes antifascistes des années 1930-1940, du combat contre le franquisme des années 1950-1970. Les instruments d’analyse semblent n’avoir pas changé et cette rencontre, peut-être construite par le film, entre ces deux générations fait s’interroger sur ce qui s’est passé entre les deux temps, entre la guerre civile, les combats antifascistes et le combat d’aujourd’hui. Y a-t-il une ou deux générations anesthésiées politiquement, sans ressort, sans discours ? « Grand-père ! grand-père ! » est-il scandé quand le vieil homme dit combien il porte la jeunesse dans son cœur… Faute de « père » ? Et corrélativement peut-on reconduire le discours politique (anarchiste ou communiste) de la période antifasciste (guerre civile et lutte contre Franco) aujourd’hui ? Voire même le discours politique des colonisés – car l’un des propos les plus articulés vient d’une exilée d’Amérique latine ? Ou encore celui de mai 68 ? Est-ce une des « thèses » du film que les outils pour penser la situation actuelle sont ceux-ci, qu’il faut se les réapproprier après qu’ils eurent été discrédités et jetés aux oubliettes avec la régression politique des années 1980-1990 ? Ou bien que ces outils ajustés à la situation présente – forcément différente, particulière – manquent ?

On voit bien ce qui meut et traverse cette communauté qui se forme, qui se structure au gré du temps qui passe, sa dynamique intégratrice : « Nous sommes des milliers, nous serons des millions ». La place est occupée, organisée, on édifie des abris, distribue à manger et à boire, des circulations s’instaurent, des relations se tissent : entre l’orateur et la foule – au début les orateurs sont isolés, en gros-plans, on ne sait pas vraiment à qui ils s’adressent –, entre des participants, des couples se forment, des baisers s’échangent, il y a l’humour, la farce. Il y a là un tout. Il y a le sentiment d’être dans une histoire ou d’être partie prenante de l’histoire.

Or les séries « indifférentes » menacent ce tout. Non seulement le mémorial de Franco, sa basilique, son ordre géométrique, ses croix, mais ces rues vides, la nuit, ces sans-abris dispersés sous les portes cochères, ces terrains vagues, ces autoroutes. On doit revenir aux discours, aux slogans : sont-ils en prise sur le réel que nous vivons ? « Le peuple uni ne sera jamais vaincu », chanson chilienne des années 1970 devenue slogan, amène à se demander ce qu’est ici le peuple, entité plus malaisée que jamais à cerner. Au gré du film on relève que la foule est essentiellement constitué de jeunes gens et des quelques anciens venus les soutenir, mais que des parents et leurs enfants n’apparaissent qu’à la faveur d’une manifestation d’enseignants qui n’appartient pas au mouvement, lui reste extérieur alors qu’il devrait y trouver sa place. Plus intrigant encore, l’épisode du réfugié clandestin venu du Maroc. Son isolement et, plus tard, la distance qu’il garde par rapport à un mouvement où, lui aussi, devrait trouver sa place (« la révolution sera métisse ou ne sera pas »). Quel peuple, quelle révolution peut-on imaginer sur la base de la communauté qu’inventent les « indignés », quelle suite lui donner, sera-t-elle un prolongement de sa dynamique propre ou devra-t-elle muter ?

L’un des vieux « sages » (il y en a trois) intervient pour dire qu’il faut à tout prix éviter de parler le « langage du pouvoir », qu’il ne faut pas s’adresser au pouvoir. Aujourd’hui (après le film) le prolongement du mouvement des « indignés » se pose plus crûment encore puisqu’il est question de le faire devenir parti politique et les sondages y encouragent. Tous les participants sont-ils derrière le professeur de sciences politiques qui engage cette institutionnalisation ? Et ne le seraient-ils pas tous – c’est plus que probable – quel langage utiliser, quelle pratique politique se donner ? On hésite à chausser des lunettes hegeliennes qui verraient dans les « indignés » un « moment » dans un processus dialectique, celui de la négativité (le « non », le refus), car si les modèles révolutionnaires « classiques » (créer un parti) ne sont pas reconductibles tels quels, les rêveries rhizomatiques, les hétérotopies, les libérations sectorielles n’offrent pas, sinon dans les spéculations théoriques, d’alternatives.

On sent que le film de Sylvain Georges sans se confronter explicitement à ces questions dispose des éléments qui permettent de se les poser.

À cet égard si les plans de nature, de paysages, d’animaux sont les plus mystérieux qui sont non situés, sans lien avec le mouvement principal du film sinon pour en inscrire l’absence dans ces lieux et pour opposer leur monde face à celui de la ville et ses dépotoirs, ses crucifix géants, c’est qu’ils offrent peut-être la plus forte objection à ce raisonnement dialectique. Vers la fin du film – après, déjà, la séquence de la pluie (rare séquence de jour) qui met en relation la série « nature » et la série « plaza » mais sur un mode immédiat – ce sont les images de la foule agitant les mains au-dessus des têtes, ce sont ces mains de la foule feuillolant elles aussi (Apollinaire) qui dessinent une nouvelle unité à constituer, une unité de différences, c’est elle qui parcourt tout le film, motif d’abord ténu et qui gagne toute la foule, une foule-arbres.

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