Deux ingrédients avaient jusque-là constitué la recette des scénarios Pixar : un regard en biais sur l’humain, porté par des animaux (Nemo) ou des objets (Wall-E, les trois Toy Story) ; un monde dans lequel le machinisme serait devenu comme le liquide amniotique de l’homme, l’environnant au risque de finir par l’effacer[11] [11] C’est une des idées directrices du livre d’Hervé Aubron, Génie de Pixar, auquel ce texte doit beaucoup. . L’homme passait pour lointain dehors, menace (Ratatouille) ou objet d’affection (Toy Story), et les machines toujours plus anthropomorphisées tentaient de se mirer en lui pour à terme prendre sa place. Vice versa inverse cette équation. La machine n’est plus dehors, mais dedans, aux manettes, téléguidant un homme enfin transformé en l’animal-machine rêvé par Descartes. Mais le monde dans lequel celui-ci habite s’est vu technologiquement appauvri, vidé de ses gadgets et écrans (même l’ordinateur de Riley appartient à la classe du lourd, de l’ancien), et terni, grisaillé, délavé – les couleurs ont elles aussi déménagé à l’intérieur, afin d’ambiancer la psyché. Et pour finir, les robots cérébraux cornaquant ainsi les individus, ces émotions individuées que sont Joie, Tristesse et leurs trois co-pilotes, ont revêtu des attributs humains.
Vice versa entérine à la fois le retour de l’homme et l’assomption de la machine ; il n’y a plus aucune machine à proprement parler, mais les hommes sont des machines dont les rouages apparaissent eux-mêmes conçus selon le canon humain. Aubron voyait prédite dans Pixar la prochaine extinction figurative d’un homme dissous dans un décor entièrement humanisé, terme naturel de la double histoire du cinéma dessiné et de la technologie informatique, tous deux employés à animer l’inhumain et à numériser l’humanité. Prophétie accomplie et renversée : l’homme revient en force comme référence et comme norme (Bing Bong, l’ami imaginaire, est conjuré parce qu’il n’a pas figure humaine), mais il n’est plus que décor, environnement des machines devenues véritables centre et âme. Le scénario n’est pas tant celui, familier à Matrix ou Terminator, d’une prise de pouvoir par les machines que celui d’une inversion des rapports d’outillage et d’une possible crise de la figuration humaine mise en compétition avec le visage des machines. Le problème, pour l’homme, est moins de voir ses traits disparaître que de se les faire voler – lui en contester la propriété revient à lui dénier sa spécificité.
C’est avant tout de ce rapport de l’homme à l’image que parle le film – son rapport aux images qu’il produit, le rapport des images à sa semblance. Aubron voyait dans chaque film de Pixar l’allégorie d’un numérique en constant développement. Chose très nette dans Vice versa, avec cette table de commande servant à gérer les flux d’images et le stockage de la mémoire. Mais au-delà de cette éloquente mise en abyme du dispositif de création, le film ne cesse de peindre l’homme comme imageant et imagé, comme être marchant dans les images et en produisant en quantité. L’intériorité, longtemps, fut avant tout pensée comme texte. Avec Pixar – mais le tournant est plus large – le soi se fait usine à images et toile tendue pour une projection permanente. Les souvenirs encapsulés dans les billes sont essentiellement visuels, à peine sonores, pas du tout gustatifs ou tactiles, et l’activité mentale de Riley n’est discernable qu’à travers l’écran de contrôle privilégiant la vue. La psyché comme spectacle, telle est la morale de Vice versa, qu’achèvera d’asséner la séquence sur la fabrication onirique qui, prenant au pied de la lettre la formule d’Erhenbourg faisant d’Hollywood une « usine à rêves », identifie la mécanique des songes et l’économie des studios. Le cinéma d’animation s’en trouve justifié. Car lui aurait cela de plus qu’il ne repose pas sur l’enregistrement ; le cinéma d’ascendance pelliculaire ne sera jamais qu’une copie du monde, et non de l’âme – prérogative du dessin, numérisé qui plus est, dont les courbes épousent les contours du cœur et les crépitements du cortex. S’il y a un discours du film, c’est celui-là : l’animation, et non l’enregistrement, est le terme de l’humaine aspiration à figurer.
Mais alors commence le drame de la semblance. Décalquant l’âme, le dessin manque le visage et brise l’antique lien de la production visuelle et de la silhouette humaine. C’est dans ce va-et-vient entre ressemblance et dissemblance que se tient l’animation. Elle hérite en cela d’une plus vieille interrogation ayant travaillé la peinture, questionné son supposé mimétisme et sa vocation à représenter. Pixar semble le savoir, pour avoir inventé une séquence d’ores et déjà anthologique : celle durant laquelle Bing Bong, Joie et Tristesse tentent un raccourci dans la chambre des pensées abstraites afin de prendre plus rapidement le train de la pensée. Les héros apprennent vite à leurs dépens qu’il s’agit là d’une forme alternative de compression d’ordures pensée comme abstraction des formes, et voient leurs corps subir différentes altérations retraçant à grands pas l’histoire de la peinture moderne, du cubisme à l’expressionnisme abstrait. Le sens va au-delà du clin d’œil référentiel. Cette histoire se raconte comme progressif abandon du figuratif au profit de formes de plus en plus abstraites et pures (la fin de la perspective, la dé-dimensionnalisation, les motifs géométriques puis le simple aplat de couleur) ; linéaire, elle postule que le destin de la peinture fut un lent processus d’émancipation par rapport au diktat de la semblance – libération arquée vers une supposée autonomie de l’art tourné vers lui-même et lui seul. C’est là la vulgate des thèses de Clement Greenberg sur le modernisme, Bible de bien des universités américaines, voulant que l’histoire récente de la peinture conjugue recherche de la spécificité picturale et adieu à la mimèsis.
Pixar, en incluant dans Vice versa ce bréviaire moderniste, se positionne nettement comme suite de cette histoire tourmentée. Seulement, cette suite se présente moins comme filiation que comme sortie ou dépassement de ces séculaires antinomies. D’un côté, cette séquence déclare haut et fort que même les formes les plus pures peuvent être dramatisées et constituer l’objet d’une fable, puisque le devenir-abstrait est ici enjeu narratif. Bref, on n’échappe pas au figuratif comme cela. De l’autre, elle indique toutes les virtualités abstraites inscrites dans les tracés les plus mimétiques, pose qu’un film supposément pour enfants vaut bien, en termes de lignes et de couleurs, un Mondrian ou un Braque. L’entrepôt des souvenirs, avec ses rayonnages de billes coloriées, pourrait passer pour une œuvre pointilliste concentrée sur le seul équilibre des pigments chromatiques, et nombreuses sont les actions ne consistant qu’à tracer une ligne abstraite. Pas besoin en somme de congédier le modèle pour trouver la forme déliée des contingences de la représentation. C’est assez pour liquider tous les dilemmes modernistes et faire de la déconstruction picturale le récit d’un égarement, ou tout du moins d’une impasse. La généalogie convoquée est en même temps congédiée, neutralisée. Et Pixar s’arroge le titre de happy end de l’histoire de l’art – à l’animation de réconcilier ce dernier avec un public que les incartades des avant-gardes avaient perdu : tangente baptisée du nom de « postmodernisme », soit la concorde retrouvée entre les exigences de l’art et celles du commerce.
Le plus intéressant toutefois dans cette séquence est que le lieu en question sert au recyclage des rebuts psychiques (même si le signe « danger » à l’entrée s’entend doublement – risque d’être broyé, mais aussi péril propre à la tentation de l’abstraction). Le déchet s’est toujours vu réserver une place de choix chez Pixar, où la hantise fondamentale est celle du dépotoir. Les jouets de Toy Story déjà craignaient d’être placardisés du fait de leur ringardise. Les Incredibles se voyaient eux-mêmes rangés à l’étalage des survivances archaïques dans un monde machinisé. Wall-E était en proie à tout le tragique de l’obsolescence face aux robots de pointe. Et la révolte de Ratatouille se résumait en un refus de consommer les rejets de l’homme pour à la place produire, cuisiner. Le drame se retrouve dans Vice versa avec les nettoyeurs de l’esprit chargés de vidanger tous les souvenirs périmés, expédiés dans la grande décharge où leurs couleurs s’affadissent. Manière, notait Aubron, de raconter en creux la désuétude programmée de tout appareillage informatique, voué à être trop vite dépassé. Et en même temps la morale des films aura toujours consisté à affirmer la valeur du révolu, à montrer que l’on peut récupérer au lieu de recycler ; les objets les plus vétustes triomphent toujours, de même que Joie apprendra que les émotions les plus apathiques ont leur utilité propre (les souvenirs sont sauvés parce qu’entachés de Tristesse). Parabole mettant le holà aux lois de l’économie politique : les aventures de la valeur ne suivent pas les chemins de l’innovation, le vieux peut toujours être redigéré. Dans un but, justement, de bénéfice. Ainsi de l’histoire de l’art, littéralement chiée par le film (broyée, évacuée dans les limbes des détritus) mais non sans avoir d’abord fortifié les fibres de la nouvelle texture de l’animation.
La suite devrait présenter l’homme comme déchet de la machine. Ainsi sera résolu le drame de la ressemblance. C’est cette boucle que profile déjà Vice versa, en faisant du premier l’organe et l’analogue de la seconde.
Post-scriptum : On pourrait beaucoup épiloguer sur l’image de la personnalité véhiculée par le film, et on ne s’en privera pas (ceci étant dit que la chose, toute analyse mise à part, est réjouissante). Vice versa témoigne de la mort définitive de la psychanalyse dans l’image que l’on se fait de l’individu. Ce qui manque à cette géographie psychique modelée d’après les plans d’un parc d’attraction, c’est l’inconscient. Il y a bien un subconscient, territoire des vieilles frayeurs, et une déchetterie où s’oblitèrent les souvenirs. Mais rien qui ressemble à ce volcan secret où s’écrit réellement la vie psychique du sujet, pas de zone d’ombre propice au refoulé. Ce nouvel individu acté par Pixar est dépourvu de tout double-fond, de toute cave où se tiendrait cachée une vérité ne trouvant sa valeur que d’être soustraite à la conscience. À la place, il y a un paisible étagement de l’importance des possessions mémorielles et une compartimentation des aires de la psyché (famille, amis, hockey, etc.) répondant à la segmentation des activités quotidienne et donc à la séparation des sphères du vécu en laquelle se résume la production libérale de la subjectivité. Aucun souvenir qui puisse se dérober et en même temps maintenir l’effet de sa présence. Tous sont réifiés sous la forme de ces billes manipulables à l’envi, réduits à l’état d’objet auquel s’attribue une valeur définie. On reconnaît l’emphase mise par le sujet contemporain sur la possession d’expériences (après l’ère moderne promouvant la propriété de choses que réfutaient justement les avant-gardes en dissolvant la figure), définissant tout Moi comme capital (une des premières séquences montre Joie s’enorgueillissant de son amas de souvenirs dorés, trésor idiosyncratique).
L’inconscient liquidé, restent les émotions. La caractérisation de celles-ci est toute moderne. On est bien loin des classiques humeurs hippocratiennes ou des affects sublimes poursuivis par les modernes. Les premières renvoyaient à des flux, les secondes à des troubles, quand ces émotions représentent des catégories bien plus étanches, appropriées à un découpage du soi en termes de capacités. Elles ressemblent, à peu de choses près, à la typologie mise en vogue par les cognitivistes américains qui, reprenant l’héritage de Pavlov pour mieux enterrer les enfants de Freud, ont théorisé une nouvelle image de la psyché en termes de réactions basiques (ou complexes au sens de composées, comme les souvenirs, une fois Riley devenue adolescente, mêlent différentes couleurs qui ne sont pas pour autant mélangés) à des stimuli et signaux. Le sujet réduit à un système de clics, en quelque sorte. Ces sciences cognitives ont d’ailleurs donné quelques éminents professeurs de cinéma comme Noël Carroll, dont certains livres servent d’usuels dans les universités – pas étonnant alors de les retrouver dans les films sortant de cet humus. L’individu émergeant de ce nouveau discours a peu à voir avec l’être scindé et dépossédé de lui-même dans lequel les modernes voulaient se reconnaître ; il arbore une mine plus pacifiée, puisque son intérieur ne consiste qu’en un circuit d’émotions prenant leur tour de garde en fonction des excitations du monde, circuit toutefois aiguillé au possible vers une Joie garantissant une existence en mode autopilote. Tel est l’esprit entreprenant, libéré des tréfonds, livré à l’heureuse régulation de stocks émotionnels qui, loi native du capitalisme, accroît la joie de ceux qui la possèdent ou ne fait qu’augmenter cette dette de la vie qui a nom tristesse. Le théâtre psychique de Riley a tout d’une réunion de bureau. Et ce que Joie (qui dans une précédente du scénario s’appelait Optimisme) apprend au terme de ses aventures, c’est le b.a.ba du management contemporain : que le dirigisme monopoliste, la prétention à piloter seul l’entreprise la voue à l’échec, et que la vraie productivité, le dynanisme inventif ne naissent que de la saine collaboration quasi-démocratique des employés appelés à participer au développement de la cause commune. Joie, à ce titre, est moins une figure de l’enfance que de l’entrepreneur adulte ayant ingéré tous les commandements de la croissance du soi.
Peut-être la vraie machine est-elle là. Pas dans l’ordinateur, encore bambin quoiqu’on en dise, mais un automatisme psychique qui le dépasse largement.