Virgil Vernier a toujours été un cinéaste capable de capter les états d’âme fugaces et complexes qui caractérisent les individus vivant dans l’ombre du capitalisme tardif – aussi bien ceux qui y trouvent refuge et prospérité que ceux, moins fortunés, qui besognent sans relâche dans ses recoins les plus souterrains, cherchant simplement à survivre. Aliénation, errance, mélancolie, mais très peu de nostalgie – nostalgie de quoi, justement, dans un présent où le passé n’a plus de sens ? Jusqu’à présent, son cinéma se situait dans une exploration atmosphérique des lieux de transition et de l’anonymat. Avec Cent mille milliards, son nouveau long métrage sélectionné en compétition internationale au Festival de Locarno [11] [11] Le film est mentionné dans notre compte-rendu du festival. , Vernier dépasse cette exploration et imprègne ses images empreintes de sentiments aux couleurs douces, pastels.
Débordements : Dans votre parcours, il me semble qu’il y a deux manières de faire du cinéma. D’un côté, une veine politiquement plus engagée et ancrée dans les réalités sociales et de l’autre, des films où il y a plus de place pour la fabulation et l’imagination. Dans quelle mesure ces deux veines dialoguent-elles ?
Virgil Vernier : Ce sont vraiment les mêmes choses. Pendant les années 2000 et 2010, j’ai beaucoup travaillé sur des gens en bas de l’échelle, qui me touchent profondément. À un moment, j’avais aussi envie d’explorer – d’ailleurs, je pense que maintenant c’est fini, car je suis allé au bout de ces explorations – ce qu’il y a face à eux : ces « 1 % » qui, à contrario, possèdent le pouvoir et tout l’argent. Je pense que c’était aussi intéressant de les filmer. Mais maintenant, ils sont moins émouvants…
D. : Vous explorez différentes longueurs pour vos récits filmiques. Quand vous écrivez, comment déterminez-vous si l’histoire que vous souhaitez raconter sera conçue pour un long ou un court métrage ?
V. V. : Ce film, en particulier, s’inspire beaucoup des récits initiatiques, notamment des fameux romans français du XIXème siècle siècle où un garçon de province arrive à Paris, plein d’illusions, essaye de se faire une place, se prend la réalité dans la gueule, et finit par retourner dans sa province, souvent parce qu’il n’a pas réussi. Je sentais vraiment que c’était une histoire qui devait passer par plusieurs étapes psychologiques et morales, et qu’elle ne pouvait pas être juste un fragment. Il fallait accompagner Afine à travers les différentes étapes de sa désillusion.
D. : La figure de l’Étranger au sein d’une communauté revient souvent dans vos films, y compris dans Cent mille milliards, avec la thérapeute serbe Vesna, et de manière indirecte avec Julia, qui a du mal à s’adapter au milieu social dans lequel elle a grandi. Je me projette souvent dans ces personnages, et je voulais savoir s’ils s’inspirent, ou du moins portent des réminiscences de vos propres expériences sociales ?
V. V. : Je suis sensible aux gens qui ne connaissent pas les codes des milieux dans lesquels ils se retrouvent. J’ai été beaucoup déraciné. J’ai eu une histoire familiale difficile, j’ai perdu mes parents très tôt. Je me suis retrouvé à aller de famille en famille, à vivre chez des gens que je ne connaissais pas. Quand je repense à moi, quand j’étais petit, ça me touche beaucoup de voir que j’étais un petit garçon qui essayait de s’adapter aux choses extérieures. Du coup, les personnages qui me parlent dans le film sont des gens qui essaient de s’accrocher aux autres, qui tentent de s’adapter au monde.
D. : Dans ce cas particulier, c’est peut-être le personnage de l’enfant, Julia, mais de manière générale dans tes films, on le retrouve souvent chez les jeunes, les adolescents qui ont une certaine naïveté envers le monde…
V. V. : Totalement. Ces personnages ne se sont pas encore pris le mur de la réalité des adultes, ses codes, ils croient encore à des rêves, avec une naïveté terrible. Parce que le spectateur sait qu’il se trompent, il sait qu’ils rêvent.
D. : Par contre, en tant que cinéaste et scénariste, vous savez que cette naïveté finira par être perdue. Ne pensez-vous pas que vous délimitez vous-même leur vie fictive, comme une sorte de prédestination ? Quoi qu’il en soit, Cent mille milliards m’a paru adopter un regard plus optimiste et porteur d’espoir que vos films précédents, notamment à travers cette image de l’île, qui existe peut-être ou qui n’existe pas, ou bien qui va exister dans l’avenir.
V. V. : Mais pourtant, cette île est terrifiante – elle est le symbole de ce qu’il y a de pire, du repli sur soi et des privilèges.
D. : J’y ai trouvé plus d’ambiguïté, telle une île à la fois paradisiaque et infernale. Peut-être qu’elle annonce un monde où il n’y aura plus de place pour les contes de fées, mais où il y a encore des gens comme Afine et Julia, qui continuent malgré tout à s’inventer des histoires qu’ils se racontent l’un l’autre.
V. V. : Vous avez tout à fait raison. Ce que je cherche dans mes films, c’est les choses qui troublent, qui donnent du désir et qui en même temps sont terrifiantes – des choses qui, parce qu’elles sont bien, sont aussi problématiques. Les deux sont vraies donc.
D. : Bien qu’ils mettent souvent en scène des « non-lieux », presque tous vos films se passent en Europe. Est-ce que c’est davantage pour des raisons pratiques et financières, ou bien est-elle en quelque sorte une zone de confort pour vous ?
V. V. : Je n’y pense pas en tant qu’habitant, mais en tant que cinéaste pour l’instant. J’ai grandi à Paris et en banlieue, et je sais que je suis attaché à ces lieux, parce que c’est mon enfance. Mais je sais aussi que ce sont des endroits où, aujourd’hui, je n’arrive pas à me projeter dans le futur. J’ai envie de me tourner davantage vers le sud, dont certains endroits me plaisent beaucoup. Mais en même temps, j’ai déjà fait deux films là-dessus, Sofia Antipolis et Cent mille milliards – et même, je ne sais pas si vous l’avez vu, Imperial Princess.
D. : Je sais que le film est passé au Cinéma du Réel cette année, mais je n’ai pas réussi à le voir. Je me souviens cependant que le personnage principal s’appelait Iulia, et je me demandais s’il y avait un lien entre elle et la Julia de Cent mille milliards.
V. V. : Imperial Princess raconte l’histoire d’une fille d’un oligarque, mais il est plus centré sur la communauté russe. C’est un film qui a la forme d’un journal intime, presque tout est en voix-off.
D. : À ce propos, comment travaillez-vous avec les voix-off ? Dans Sofia Antipolis et Mercuriales, la voix-off appartenait aux personnages féminins, alors que dans Cent mille milliards, c’est une voix-off masculine. Avez-vous eu une approche différente ?
V. V. : Bien sûr, il fallait que ce ne soit pas moi qui l’écrive, mais lui. J’ai donc exploré beaucoup de choses avec Zakaria Bouti, et c’est lui qui faisait les choix. La question, c’est vraiment de savoir comment l’acteur se projette dans son personnage. Pour Afine, c’étaient des textes très courts et lacunaires, pas des pavés de textes comme pour certains autres personnages. Juste des petites sensations, des chiffres. Une phrase comme : « Je n’ai pas envie de rentrer chez moi ce soir » ou « Julia, depuis que tu es partie, je me rends compte que je n’arrive plus à vivre comme avant. » Afine est tellement timide. Il lui arrive des choses, mais il est tellement triste qu’il n’arrive pas à bien les exprimer. Bien sûr, il y a une différence entre l’acteur et ce qu’il joue, mais je ne peux pas demander à quelqu’un de jouer quelque chose de trop éloigné de lui, car je sens que ce serait un trop grand écart et cela sonnerait bizarre. Avant tout, je l’ai choisi parce qu’il ressemblait à ce que j’avais imaginé, mais j’ai enlevé plein de choses parce qu’il est ce qu’il est. Donc, c’est un va-et-vient entre ce qu’il est et ce qu’il est capable d’incarner avec sincérité.
D. : Quand vous filmez des milieux liés au luxe et au glamour, vous engagez-vous aussi dans un jeu de rôle, ou les regardez-vous en assumant pleinement votre propre identité ?
V. V. : En tout cas, j’essaie d’avoir à la fois un regard très critique sur le fait que c’est problématique qu’il y ait autant d’argent mis dans une vitrine, par exemple, et en même temps, je me demande comment des gens peuvent être fascinés par tout ça. Il s’agit de comprendre et de faire ressentir, à travers les images, que c’est très beau. C’est vrai, c’est comme quand on regarde la caverne d’Ali Baba : on a envie de voir et de toucher le trésor.
D. : Un autre motif qui ressort dans vos films est l’idée de la famille retrouvée…
V. V. : C’est peut-être la seule chose que j’ai à raconter aujourd’hui et que j’ai envie de continuer à raconter : comment des gens, lorsqu’ils sont isolés, se raccrochent les uns aux autres, même s’ils ont peu de points communs.
D. : La maison de Julia illustre beaucoup cette position d’isolement. Alors même que c’est un lieu censé être chargé de souvenirs, il est tellement stérile qu’il ressemble davantage à un Airbnb de courte durée qu’une maison familiale.
V. V. : Je voulais montrer que cela ressemble aux parents de Julia. C’est-à-dire qu’ils font des investissements immobiliers, mais ils n’y vivent jamais, ils ne laissent rien, il n’y a que des housses de vêtements. Il n’y a aucun avenir. Il n’y a que du flux. Les gens prennent l’avion, circulent, mais ne s’installent nulle part.
D. : Le fait que l’histoire se déroule pendant Noël était-il destiné à souligner l’isolement des personnages, l’absence des attachements que l’on associe habituellement à cette période ?
V. V. : Le moment de Noël, c’est vraiment celui où tout le monde est censé faire famille et être heureux. Moi, j’étais souvent seul à Noël, et je voyais des gens qui, eux aussi, ne fêtaient pas Noël ou étaient déracinés – c’était cette expérience que je voulais raconter. Par ailleurs, je n’avais jamais vu Monaco à Noël dans un film. Je trouvais intéressant de montrer ces immenses sapins à l’américaine, cet imaginaire de frivolité, de loisirs, et de richesse un peu arrogante. Toutes ces choses qui brillent et qui appellent à la fête, alors qu’on a un garçon sans famille. C’est un peu comme le conte d’Andersen, que vous connaissez sûrement, La Petite Fille aux Allumettes, que j’aime beaucoup.
D. : Malgré la solitude qui pèse autour des personnages, vous les filmez avec une sincérité et une gentillesse qui n’étaient pas aussi présentes dans vos films précédents. Vous semblez être plus proche d’eux, avoir plus de compassion…
V. V. : En fait, j’ai toujours ressenti une proximité dans mon cœur, mais à travers le cinéma, j’avais besoin de mettre une certaine distance, de décourager le spectateur de croire que c’était simplement du cinéma ou de l’illusion. Je voulais montrer que c’était une captation de quelque chose de réel, et pour cela, j’avais besoin de placer ma caméra loin. Cela m’a trop éloigné de mes personnages, j’en suis conscient. Maintenant, je veux que ma caméra soit plus participative, plus proche, presque amie.
D. : Cette idée de proximité a-t-elle influencé vos choix de mise en scène, notamment en ce qui concerne les valeurs des plans ?
V. V. : Comme je savais qu’il y avait très peu d’argent pour ce film, j’ai été obligé de tourner sur pied pour créer des tableaux très précis, car je ne pouvais pas faire comme pour Mercuriales, où j’avais beaucoup d’argent et où je pouvais tourner pendant des heures. Je pouvais faire plein de versions différentes de la même scène et avoir des décors immenses. Là, j’avais très peu de décors et je ne pouvais filmer que des détails pour que ce soit beau.
D. : Je voulais aussi poser une question sur un sujet qui m’a personnellement intrigué. Mon travail quotidien consiste à traduire des textes sur l’astrologie et la spiritualité, et en regardant votre film, la présence des heures miroirs a immédiatement capté mon attention. Ce ne sont pas seulement les heures qui se répètent, mais aussi d’autres chiffres, comme celui du titre, qui semblent occuper une place importante dans l’univers filmique. Quelles significations voyez-vous dans ces chiffres ?
V. V. : J’aimerais plus qu’une critique propose une interprétation, parce que, pour moi, le choix était très intuitif. Je savais que c’était un film dans lequel je voulais parler de l’abstraction du temps, de l’arbitraire des heures, de la magie du temps suspendu, de l’absurdité des chiffres qui ne veulent plus rien dire – le fait que, lorsqu’on est heureux, on ne voit plus le temps passer, et que, quand on s’ennuie, le temps semble interminable. Les heures miroirs, c’était un peu le point de départ du film : quand on voit 23h23, est-ce parce qu’on s’ennuie et qu’on n’arrête pas de regarder notre téléphone qu’on tombe dessus, ou est-ce que c’est vraiment parce qu’il y a un ange qui est là pour nous dire : « Vous allez rencontrer quelqu’un qui va changer votre vie » ? Je ne sais pas…
D. : Je trouve que les idées que l’on se fait d’un film dépendent beaucoup du contexte dans lequel il est projeté. Après sa première à Locarno – un festival qui se déroule dans un pays souvent associé au luxe et à la richesse – quelles sont vos attentes concernant la réception du film ?
V. V. : Il n’y a pas encore assez de gens qui ont vu le film pour que je puisse vous répondre. Je ne sais pas comment il va être reçu en Bolivie, au Japon, ou en Thaïlande. J’aimerais bien savoir mais je ne le sais pas. J’ai essayé de faire le film le plus ouvert possible. Peut-être que les gens le trouveront trop obscur, pas assez divertissant. On m’a toujours reproché de faire des films trop lents, trop abstraits, mais je ne sais pas faire autrement.