Wahou !, Bruno Podalydès

L'immobilier et l'habitat

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le 14 juin 2023

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Ces derniers temps, et pour différentes raisons (Festival de Cannes, crainte des échecs commerciaux à répétition dans le cinéma d’auteur…), les dates de sortie de films, et en particulier des films français, sont particulièrement flexibles. C’est donc probablement par hasard que le nouveau film de Bruno Podalydès, qui raconte quelques visites organisées par Catherine et Oracio, « conseillers » pour l’agence immobilière Wahou !, sort au moment où se clôture le si bizarrement nommé Conseil National de la Refondation (CNR) sur ce sujet. Un conseil qui a réuni différents acteurs du secteur et qui, maintes fois reporté, a finalement abouti à un « plan » gouvernemental jugé inique par les participants, et qui n’aboutira vraisemblablement à aucune solution à la hauteur du sujet. Quel sujet, au juste ? Car, comme avec n’importe quel sujet d’ailleurs, c’est en nommant bien les choses que l’on s’approche un peu mieux de leur ambiguïté politique et conflictuelle. Ce CNR est peut-être consacré au logement, mais le plan qui en résulte semble faire fi de son contrechamp, que l’on pourrait nommer l’immobilier. Le passage de l’un à l’autre, on pourrait dire entre le logement et la propriété, entre celles et ceux qui achètent et celles et ceux qui vendent, qui passe par cet étrange intermédiaire assez difficile à situer socialement qu’est l’agent immobilier, est le centre du film de Podalydès, qui, à défaut de politiser de manière très efficiente ces questions, les poétise avec une grande acuité.

Si Les Deux Alfred, le précédent film de Podalydès, pouvait faire penser à Jacques Tati, Wahou ! s’approcherait et imiterait sans les égaler les comédies immobilières d’Alain Resnais, On connaît la chanson et Cœurs – la présence d’Agnès Jaoui et Sabine Azéma venant appuyer la citation. Cependant les films de Resnais étaient, au fond, sentimentaux, et la roublardise de l’agent immobilier que Lambert Wilson jouait dans On connaît la chanson était l’occasion de coups de théâtre, de retournements de situation ; les agents immobiliers de Podalydès sont, fait remarquer Oracio, moins des agents que des « conseillers » qui doivent faire le lien entre les propriétaires et les acheteurs et acheteuses. Ils sont donc des intermédiaires, des nœuds qui permettent de relier différents mondes sociaux, d’une infirmière précaire qui cherche à loger sa mère à un couple bourgeois traditionnel (où le mari porte ce vêtement caractéristique qu’est la doudoune sans manches) en passant par un jeune couple aux casques de vélos assortis. Le film fait donc un tableau assez exact de ce milieu, à la fois des agents immobiliers, qui sont en effet des figures très singulières dans nos sociétés (un des rares métiers qui peut aussi bien mener à d’importantes rémunérations qu’à une grande précarité – un ouvrage de référence à leur sujet s’intitule d’ailleurs La précarité en col blanc), mais aussi sur du marché du logement, qui, puisqu’il concerne tout le monde, est aussi le lieu où les inégalités sociales se rassemblent et se creusent. C’est d’ailleurs ce que les participants au CNR Logement ont tenté de faire voir pendant des semaines : que le logement est par excellence le domaine où la dérégulation et le laisser-faire créent le plus de dégâts, de précarité et de spéculation absurde.

Podalydès, cependant, n’est pas un cinéaste de l’analyse sociale précise et méthodique, mais plutôt de la fantaisie mélancolique, militant moins pour l’expropriation que pour la mise en lumière une absurdité – Les Deux Alfred, malgré les faiblesses de son écriture, n’était pas tout à fait dans la trop simple critique boomerisante d’une supposée modernité (drones, uberisation, appareils connectés), et se dirigeait plutôt vers le constat léger et sans gravité de l’inutilité de la plupart de ses apparats. C’est toujours le cas de ce dernier film, où les dialogues et les situations finalement assez convenues n’atteignent plus le charme de ses premiers films (moins « sociaux »), mais où une certaine netteté dans la mise en scène demeure : celle de la scénographie qui autorise le cinéaste à remplir une maison, certes immense, d’une quinzaine de personnages dont on comprend vite les relations qui les (dés)unissent ; qui fait rire, quand un couple habillé en vert et en bleu pénètre dans un appartement dont on repeint le mur en jaune ; qui ouvre la perception, avec ces beaux plans de coupe qui n’en sont pas, sur des chaises au cuir gercé, ces petits minous de poussière, toutes ces preuves irréfutables qu’un lieu est habité (ce qui, justement, nuit à sa valeur immobilière). Podalydès, auteur de films distanciés, oserait-on dire philosophiques, se fait plutôt critique par une implacable et douce évidence. En l’occurrence, il montre bien, scène après scène et visite après visite, que le logement n’est pas un acte de consommation « comme les autres » (si une telle chose existe, ce dont on peut raisonnablement douter), mais conditionne entièrement notre manière d’habiter le monde – au sens le plus prosaïque, d’y trouver un chez-soi. « Habitat », ce pourrait d’ailleurs être un terme encore plus approprié que « logement » ; mais l’immobilier se place devant nous, et nous empêche d’accéder à cette possibilité d’habiter librement. C’est peut-être ce qui a ému l’auteur de ces lignes, qui sort d’une recherche d’appartement (heureusement fructueuse et assez peu semée d’embuches), et a pu récemment constater comment les réalités économiques, triviales et glauques du marché se placent sur le chemin de la joie de « trouver librement » un meilleur lieu où l’on passe, tout de même, une bonne part de sa vie (celle qu’on ne passe pas au travail). Et comme les personnages de Wahou !, j’ai pu faire l’expérience de ces sourires gênés face à des défauts qui seront écrits noir sur blanc lors de l’état des lieux, du fait de cacher par omission que l’on possède un animal de compagnie, de dire « oui oui » quand on nous demande si la couleur de la peinture nous plaît…

D’où la crise existentielle qui hante les personnages principaux du film : Catherine, qui a perdu son compagnon, ne sait plus comment vivre elle-même, et les visites qu’elle organise sont donc le plus souvent catastrophiques ; Oracio trouve ce travail, et en particulier dans les refus qu’il entraîne, trop dur à encaisser, comme si, aidant les acheteurs et acheteuses à avoir ce « coup de cœur » qui donne, assez ironiquement, son nom à l’agence et son titre au film, il s’investissait sentimentalement dans ces lieux dont il n’est pourtant même pas le vendeur (comme il l’explique à son stagiaire, c’est le propriétaire qui vend). En voyant la subtilité mélancolique du portrait de ces personnages qui réalisent qu’ils ne sont pas là « que pour faire du fric », et la dureté sociale de certaines scènes (toutes celles qui concernent l’infirmière, sans parler de la triste conclusion donnée à son récit lors du diaporama qui conclut le film), on peut être étonné de voir avec quelle tendresse trop simpliste sont représentés les propriétaires de la grande maison bourgeoise et son terrain « piscinable » : au mieux, c’est un nouveau geste poétique qui cherche à souligner la singularité de leur situation (ils sont manifestement anachroniques, et leur grand manoir est décrit comme « off-market »), au pire le sursaut bourgeois d’un film qui chercherait à éviter de se confronter frontalement au mythe de la propriété. Mais peut-être ces personnages, qui insistent sur leur âge et semblent finalement peu attachés aux biens matériels (le mari offre sans réfléchir un œuf d’autruche à un quasi-inconnu), sont là pour représenter une certaine expérience de l’habitat, qui s’apprendrait avec le temps ; la propriétaire le prouve quand elle dit que c’est dans l’entrée que les choses les plus importantes sont dites, affirmation presque immédiatement confirmée. Nous apprenons à la fin du film qu’ils vendront leur « bien » (sic) « en dessous du prix du marché ». Est-ce la sagesse de vieux artistes situés au-dessus des réalités matérielles… ou la conséquence exacte de celles-ci, et d’un marché délirant qui dévalue pour mieux réévaluer – un bon sujet de comédie, en somme.

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Wahou !, un film de Bruno Podalydès, avec Karin Viard, Bruno Podalydès, Sabine Azéma, Eddy Mitchell...

Scénario : Bruno Podalydès / Image : Patrick Blossier / Montage : Christel Dewynter

Durée : 1h30.

Sortie française le 7 juin 2023.