It is the observer (so ingenuous even when he is a scientist) who by self-identification imagines he is the man inside the mirror and, looking at himself, realizes he is wearing his watch on his right wrist. But it would be so only if he, the observer I mean, were the one who is inside the mirror (Je est un autre !). On the contrary, those who avoid behaving as Alice, and getting into the mirror, do not so deceive themselves …. It is only when we anthropomorphize the virtual image that we are puzzled by right and left-that is, only at this point do we start wondering what right and left would be if the virtual image were the real object.
C’est l’observateur (ingénu même lorsqu’il s’agit d’un scientifique) qui par auto-identification imagine qu’il est l’homme dans le miroir et, se regardant, se rend compte qu’il porte sa montre à son poignet droit. Mais ce ne serait le cas que s’il, j’entends l’observateur, était bien celui du miroir (Je est un autre !). Ceux qui évitent de se comporter comme Alice et de pénétrer dans le miroir ne se font pas d’illusions… Ce n’est que lorsque nous anthropomorphisons l’image virtuelle que notre perception de la droite et de la gauche sont brouillées, c’est-à-dire que l’on commence à se demander ce que seraient la droite et la gauche si l’image virtuelle était l’objet réel.
Umberto Eco, « Mirrors », in Semiotics and the Philosophy of Language, Bloomington, Ind., 1984. (Cité dans Michael Fried, “Between Realisms: From Derrida to Manet”, Critical Inquiry, Vol 21 N°1, Automne 1994.)
« Le peintre occupe donc —et le spectateur est donc invité après lui— à occuper successivement ou plutôt simultanément deux places incompatibles : une ici et l’autre là. »
Michel Foucault, La Peinture de Manet, suivi de Michel Foucault, un regard, dir. Maryvonne Saison, Le Seuil, 1971
À une heure du début du visionnage de la nouvelle série de David Simon & George Pelecanos, The Deuce, portant sur « la légalisation et le développement de l’industrie pornographique à New York, au début des années 1970 », alors que nous sommes en présence des jumeaux Martino – tous deux interprétés par James Franco – dans le bar tenu par Vincent, le « Hit Hat », un curieux « effet de miroir » nous renvoie picturalement au « Bar aux Folies-Bergère », en 1881-1882, aux côtés de Manet. La double figure (personnage-reflet) de la barmaid de Manet est remplacée par une figure gémellaire chez Simon, l’un vêtu de blanc, l’autre de noir ; l’un occupant un travail honnête, l’autre pas.
Une image arrêtée, ou plutôt la capture d’écran proposée ici présente un grand nombre de similitudes avec la peinture mentionnée (dédoublement des figures, miroir occupant la majeure partie du cadre, plan américain attrapant les barman.e.s à mi-cuisse, dichotomie brouillée entre travail « honorable » et travail du sexe…). L’œuvre de 1881-1882 s’est superposée très brutalement et en pleine évidence à l’image perçue sur l’écran ce 13 septembre 2017. Soit une image qui s’est insérée dans l’espace temps dit réel avec une image mémorielle. Toutes deux relevant d’une construction, d’une mise en scène dite « réaliste » :
« La scène, contrairement aux apparences, n’a pas été peinte au bar des Folies Bergère mais entièrement créée en atelier, probablement sous la même lumière électrique (une nouveauté pour l’époque). L’atmosphère enfumée est rendue par des couleurs atténuées, selon la technique impressionniste. La jeune femme qui sert de modèle, Suzon, est une véritable employée du célèbre cabaret. Les objets présents sur le marbre du bar ne sont pas des objets anciens, pâtinés, comme on les représentait à l’époque, mais des objets de consommation courante, bouteilles de champagne, de vin rosé, de menthe Pippermint et de bière anglaise Pale Ale, verre d’eau dans lequel trempent deux fleurs, mandarines brillantes. »
Michael Fried, Le Réalisme de Manet, Esthétiques et origines de la peinture moderne, III, Gallimard, 2000.
Le réalisme dramatique revendiqué par David Simon a quelque chose à voir avec celui de Manet. Les personnages sont inspirés de faits réels (les jumeaux, Candy…). « Some of it happened, some of it didn’t happen. Some of it might have happened. But all of it could have happened. That’s the only rule. All of it could have happened. » « Certaines choses se sont réellement passées, d’autres non. Certaines auraient pu se passer. Mais tout cela aurait pu se produire. C’est l’unique règle. Tout aurait très bien pu se passer. » (Simon dans le New York Times, 27 août 2017). Evidemment, ici, les bouteilles sont de vraies bouteilles en vente dans les années 70, aucune mandarine. On retrouve la crème de menthe, celle dont Vincent cherche à arrêter la commande dans un échange précédent avec le livreur de spiritueux : « Annule la crème de menthe, personne ne boit cette merde ! ». Une bouteille pratiquement vide trône d’ailleurs en évidence sur le bar.
La crème de menthe n’est que le MacGuffin de ce texte, néanmoins, le jeu de miroir(s) ici proposé repose également largement sur la thématique des deux œuvres que l’on examine sur le mode de la correspondance horizontale. Les Folies Bergère sont « le seul endroit de Paris qui pue aussi délicieusement le maquillage des tendresses payées et les abois des corruptions qui se lassent » ainsi que le décrit Huysmans, en 1886, dans ses Croquis parisiens. On pourrait en dire autant du Times Square des années 70 dépeint dans The Deuce, bien que la tendresse soit exempte du tableau de Manet, remplacée plutôt par une absence, une absence à soi de Suzie, ou comme l’exprime Michel Foucault, d’un dehors. D’une invitation-éjection de la peinture qui replace l’objet-peinture dans une évidence matérielle.
Est-on rejeté hors de la série de Simon ? Certes pas directement, mais le cadre de l’écran d’ordinateur, ou de télévision, a quelque chose de celui du tableau, dans sa capacité à ressortir sur le fond du mur de l’appartement dans lequel il s’insère, dans le choix d’en sortir légèrement lorsqu’une scène nous dérange ou lorsqu’on s’y ennuie, d’un canapé à l’autre (The Wire). Or on reproche – les addicts aux séries enlevées et riches en rebondissements – à Simon de trainer en longueur et de nous ennuyer parfois, de nous faire sortir du cadre, quitter des yeux l’écran qui ne nous retiendrait pas suffisamment captifs. Il me semble au contraire possible dans ce paysage sériel de s’abandonner soudain à l’observation d’un détail, de suivre d’autres fils narratifs, de se tracer son propre chemin dans l’enchevêtrement des « narrats », dans l’agencement des objets proposé par Simon. Dans La Peinture de Manet, Michel Foucault nous livre un indice qui pourrait valoir pour la peinture sociale de Simon : « Manet n’a certainement pas inventé la peinture non représentative, puisque tout chez Manet est représentatif, mais il a fait jouer dans la représentation les éléments matériels fondamentaux de la toile. Il était donc en train d’inventer si vous voulez le tableau-objet, la peinture-objet, et c’était là sans doute la condition fondamentale pour que finalement, un jour, on se débarrasse de la représentation elle-même et on laisse jouer l’espace avec ses propriétés pures et simples, ses propriétés matérielles elles-mêmes. » De la même manière, Simon réussit à faire de ses séries des séries-objets en ce sens que la représentation frôle souvent l’abstraction. Abstraction générée entre autres par cette « perte de vitesse » volontaire par rapport au médium. Manet s’attaquait à la peinture réaliste, Simon au mélodrame réaliste.
La théoricienne Linda Williams précise que les nouvelles formes de contenu réaliste ne constituent pas une annulation mais plutôt une innovation au sein du mélodrame (« new kinds of realistic contents do not nullify melodrama but innovate it »[11] [11] - Linda Williams, Playing the Race Card: Melodramas of Black and White from Uncle Tom to O.J. Simpson, Princeton University Press, 2001. ). L’innovation chez Manet consistait selon Foucault dans la position assignée au spectateur. La peinture est devenue avec lui un espace face auquel, par rapport auquel, on se déplace (sensation créée par l’usage de couleurs pures, par la démultiplication des sources lumineuses, et celle des points de vue). Ce sont ces apports réalistes qui ont projeté Manet dans un au-delà de la peinture. Le turning point pictural initié par Manet selon Foucault rejoint celui opéré par Simon dans la fiction mélodramatique telle que l’entend Williams. Cette démultiplication des points de vue et des narrations ouvre de nouveaux espaces qui débordent clairement le cadre télévisuel et font de cette série une série-objet ou un objet-série.
Afin de redonner de l’impulsion au bar dont on lui a confié la gestion, Vincent Martino demande à ses serveuses d’enfiler des tenues moulantes, plus attractives et génératrices de pourboires plus élevés. Une jeune femme, Abby (Margarita Levieta) – qui quelques scènes avant couche avec son professeur afin d’obtenir une bonne note à son exam en lui faisant du chantage – lui demande si ça ne le gêne pas d’ « objectifier » les filles, de les traiter comme des objets, précise-t-elle devant son incompréhension. Or c’est exactement ce que fait Simon à la série, il l’ « objectifie ».
La discordance entre Suzie et sa réflexion dans le miroir peint par Manet a déjà été longuement analysée. Il n’y a pas de relation de perspective formelle entre la jeune femme saisie de face et son image dans le miroir, en négociation avec un client pour un tout autre business que celui qui consiste à servir des verres. La Suzie du miroir nous semble plus présente que celle qui nous regarde sans nous regarder, comme endormie, rendue absente à sa tâche par celle qui se joue dans l’ombre. Plutôt que le miroir pourtant clairement présent et délimité dans le cadre de la peinture, opérant tel un second cadre, l’image procure un « effet de carrousel » dans lequel les serveuses se ressembleraient mais performeraient différentes étapes d’un même office. Cette dichotomie ou plutôt le fait qu’elle soit rassemblée en une seule et même personne relie de manière intelligible la proximité entre travail salarié classique et travail du sexe. Le travail du sexe est un vrai travail. C’est ce que semble vouloir nous dire Suzie.
On retrouve cet « effet de carrousel » dans la bouche de Maggie Gyllenhaal qui interprète la prostituée indépendante, « Candy » —inspirée par Candida Royalle, directrice féministe de Femme Productions, spécialisée dans les films pornographiques pour femmes—, avec sa réplique : « One ticket one ride ». Dans cette scène, Candy accepte pour client un jeune homme vierge, celui-ci éjacule alors qu’elle lui met un préservatif, il lui demande de recommencer puisque cela est allé trop vite et qu’il n’a eu le temps de rien. Elle refuse, il proteste. Elle lui demande alors quel est le travail de son père, il lui répond qu’il est concessionnaire automobile, ce à quoi elle ajoute : « Quelqu’un entre, sait exactement la voiture qu’il lui faut, ne fait pas le tour, ne teste pas longuement la voiture, ne discute pas la couleur, on lui fait une ristourne ? Paie t’il moins cher que le type qui arrive, met trois plombes, essaie 5 ou 6 modèles, discute de la radio, des pneus, avant d’acheter ? Non. Le client facile ne repart pas avec deux voitures pour le prix d’une. C’est mon travail, Stuart. »
Pour la théoricienne féministe américaine, Linda Williams, la pornographe Candida Royalle, en s’intéressant différemment au hardcore hétérosexuel a brisé la pornographie phallique telle qu’elle était à l’œuvre. Faisant même vaciller l’hégémonique présence à l’écran du cum shot ou money shot, soit la représentation graphique de l’éjaculation externe, qui avait pour résultat de nier totalement la jouissance féminine. (Linda Williams, Hard Core, Power, Pleasure, and the « frenzy of the visible », University of California Press, 1989.) S’il y a cum shot ici, chez Simon, c’est bien loin de toute exaltation, mais plutôt comme un échec à ne serait-ce qu’engager le rapport sexuel, la jouissance étant de toute manière relative puisqu’il s’agit bien d’un TRAVAIL.
Il est intéressant de relever que c’est cette même Linda Williams qui, pionnière dans les Porn Studies, s’est également engagée dans l’étude universitaire de la série The Wire créée par Simon et diffusée entre 2002 et 2008 (Linda Williams, On The Wire, Duke University Press, 2008). Williams s’est intéressée de nouveau à la dichotomie entre hard et soft pour son étude sur The Wire, au « hard eye » et au « soft eye », soit le regard de la surveillance et celui de l’attention réceptive.
The Deuce (qui signifie égalité et qui était aussi le surnom donné à l’époque à la 42ème rue) pourrait bien combiner les deux manières de voir précédemment développées par la théoricienne. Reste à poursuivre la lecture au-delà du premier épisode.
To be conti-nude…
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Lecteurs et lectrices fidèles ou infidèles,
Débordements a le grand plaisir de vous annoncer la parution de son premier numéro papier. Celui-ci est en grande partie consacré au travail de David Simon. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à notre page de commande.