Etats Généraux du Film Documentaire de Lussas, 2018

La jeunesse du monde

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le 20 septembre 2018


Pour leur trentième édition, les états généraux du film documentaire offraient une programmation très riche, articulant panoramas de la production contemporaine, retour sur le passé, réflexions sur les formes et rétrospectives d’œuvres singulières. Le festivalier consciencieux se retrouvait ainsi face à un défi de taille : ne pas laisser l’agréable ambiance de vacances qui se dégage du petit village de Lussas et des vignes environnantes le détourner de sa moisson documentaire. Mais même un certain sens de l’ascèse n’évite pas d’avoir à choisir : l’auteur de ces lignes aura donc rapidement fait le deuil des programmes alléchants proposant des raretés issues de l’ex-RDA ou de la Yougoslavie pour aller à la découverte des productions récentes mais aussi pour suivre durant deux journées un séminaire consacré au cinéma direct. D’où ce compte-rendu en deux parties.

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La jeunesse du monde

De tous les films vus, l’on en aura retenu plusieurs, venus de différentes sélections (le programme « Expériences du regard », les séances de plein air ou la « Journée Scam »). Des films qui témoignent de différentes formes d’oppressions actuelles (économiques, biopolitiques, militaires…), tout en mettant en avant la possibilité d’une protection ou l’existence d’une jeunesse qui, en dépit d’interminables cycles de répression et de violence, n’abandonne pas l’espoir de jours meilleurs.

La révélation d’une oppression aussi insidieuse que profonde est le projet même de Sophie Bruneau dans Rêver sous le capitalisme. Reprenant à son compte la démarche de Charlotte Beradt qui, avec Rêver sous le IIIème Reich, abordait le rêve comme un matériau anthropologique et social, la réalisatrice a recueilli plusieurs récits de songes témoignant de l’impact des logiques managériales sur les individus. Un plan où le mouvement de la rue se réfléchit à même la surface miroitante d’un immeuble de bureaux exprime parfaitement le principe d’extimité sociale qui informe sa démarche : le dehors n’est que le reflet du dedans, chacun emportant dans sa sphère intime ce qu’il a vécu à l’intérieur de la sphère professionnelle, le stress constant produit par les obligations de rendement, la désaffection des rapports humains, etc. Mais en dehors d’un intérêt certain lié à son matériau même, le film trouve une certaine limite. La plupart des rêveurs ayant refusé d’être filmés, Sophie Bruneau a en effet été amenée à faire entendre les récits de rêves en off, sur des images représentant en règle générale des espaces appartenant à panoplie de « non-lieux » des villes contemporaines et où n’apparaissent que rarement des silhouettes humaines (gares, façades de bureaux, chantiers, parking…). Si ce dispositif permet aux voix de faire sourdre le cauchemar qui se joue derrière des surfaces urbaines lisses et aseptisées, il s’avère néanmoins un peu trop univoque, toutes les images semblant regroupées sous le giron d’une même idée. La présence occasionnelle de quelques plans plus flottants ou le rire suscité par le grotesque des rêves fait ainsi regretter l’absence d’un troisième terme qui, sans renoncer à la nécessaire mise en avant d’une violence à l’œuvre dans le monde du travail, aurait pu creuser une voie de traverse.

En filmant le van d’un chauffeur qui conduit à travers Paris des personnes « en situation de handicaps et à mobilité réduite », Matthieu Dibelius s’attache pour sa part avec D’ici là à dévoiler un espace de protection. Il adopte pour ce faire un parti pris assez radical : sans intervention ou interview, il investit simplement les quelques mètres carrés du véhicule. Ce choix laisse une grande part au hors-champ, et implique aussi une façon minimaliste de construire un personnage. De la vie de Kofi, le chauffeur, l’on ne saura pas grand-chose, mais il suffit d’un sourire esquissé à l’écoute des vocalises de la reine de la nuit dans La Flûte enchantée de Mozart pour créer avec le spectateur un lien d’empathie. Alors que les passagers se succèdent, Dibelius fait le pari d’un rapport entre l’intérieur du véhicule et le monde extérieur qui défile à travers les vitres (un rassemblement en hommage aux morts du Bataclan, une manifestation contre la loi travail, Nuit Debout) ou qui pénètre par l’intermédiaire de la radio (un éditorialiste évoque la « violence » des participants à Nuit Debout, un Macron en campagne s’excuse auprès de ceux qu’il a pu offenser en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité », etc.). Se laissant ainsi deviner par touches, l’agitation extérieure est néanmoins à deux reprises comme condensée sur un mode hystérique et grand-guignol à l’intérieur, à travers les cris d’un passager qui répète une première fois « Liberté ! » avant de se livrer à de désopilantes réorientations verbales reflétant un certain déboussolement électoral, à l’alternance des « à gauche ! » et « à droite! » succédant un « tout droit ! »

Kofi ne nous livre pas ses pensées et ne réagit jamais directement aux événements extérieurs. Il éteint cependant plusieurs fois la radio, ou change de fréquence, préférant visiblement la musique classique à la rhétorique politicienne. Toute la charge critique reposant sur ces gestes, le film figure surtout, à partir de la mise à distance du tumulte du monde, la possibilité d’un partage : Kofi se livre à un jeu mimétique avec un enfant, se fait peindre par une femme malvoyante ou chante en duo avec un autre passager. Les hommes politiques se retrouvant relégués dans le hors-champ visuel et sonore, le chauffeur apparaît alors comme leur envers. Loin de la lumière et du bruit, celui-ci effectue une action qui, sous son aspect anodin, revêt une véritable importance. Peut-être est-ce la limite du film, qui risque d’inviter à une opposition entre la macro et la micro-politique ou à un discours du lien social, mais on saura gré à Matthieu Dibelius d’avoir choisi la sobriété et évité toute personnalisation excessive de son personnage, son film se donnant moins comme le portrait d’un chauffeur que comme celui de son véhicule et d’une fonction sociale intermédiaire.

Le même motif se retrouve à la fin de D’ici là et de La Ronde, de Blaise Perrin : un personnage qui, à la fin de la journée, quitte le champ de la caméra. Mais le film de Blaise Perrin, consacré à un policier japonais à la retraite et effectuant quotidiennement des rondes sur les falaises de Tojinbo dans le but de dissuader des candidats au suicide, n’échappe pas tout à fait à l’écueil de la personnalisation d’un « héros ordinaire ». Alors que l’on emboîte le pas de l’ex-policier dans sa dernière ronde de la journée, sa propre voix off nous raconte son histoire. Si la question des motivations du suicide pointe bien vers l’oppression subie par les individus, l’accusation contre la société japonaise est seulement frôlée dans les propos du personnage. Ce dernier ayant fondé une association offrant un accueil temporaire à ceux qui ne trouvent plus de place ailleurs, palliant ainsi à la déficience des instances publiques, l’on regrette que le cinéaste n’ait pas aussi investi ce lieu en choisissant de faire éclater son dispositif au contact de son sujet, plutôt que de borner ce dernier à un dispositif qui souligne le motif spatial de la ronde et la « mission » qu’un homme s’est fixée. L’apport des longs travellings léchés qui ouvrent et ferment le film, s’ils reprennent le trajet du personnage, semble ainsi discutable : leur cachet esthétique contraste en effet avec la délicatesse du sujet – la participation du chef opérateur confirmé Matias Mesa, entre autres le steadicamer de Gus Van Sant sur Elephant, n’a peut-être ici pas été tout à fait bénéfique.

Avec Samouni road, Stefano Savona s’est quant à lui rendu à la périphérie de Gaza, à la rencontre de la famille Samouni, décimée lors des attaques destructrices de l’opération « Plomb durci » menée par l’armée israélienne en 2009. Débutant dans l’après-coup de l’événement, le film décrit une existence prise en étau entre une affliction profonde et une nécessité de reconstruction qui, ne laissant plus de temps de repos, menacent la constitution des souvenirs. Les premières séquences montrent les membres de la famille livrés à des activités quotidiennes mais faisant aussi l’inventaire des vestiges du passé (quelques arbres, un champ de salades) ou évoquant les êtres et les choses disparues. Des petites filles dessinent le terrain de la famille tel qu’il était avant la catastrophe, travail que le cinéaste a choisi de relayer en intercalant dans son film des séquences en animation venant figurer des moments de vie précédant les attaques. Samouni road entreprend ainsi de faire rentrer son spectateur dans la mémoire de ses personnages, mélangeant des aspects objectifs et réalistes et des aspects subjectifs, la mémoire se teintant parfois d’imaginaire. Mais il s’agit tout autant ici de suppléer au risque d’un oubli individuel que de témoigner d’un événement tragique et de son contexte humain et militaire, dans une démarche résolument documentaire.

De longues séquences restituent en effet le déroulement de l’attaque qui a coûté la vie à de nombreux membres de la famille – séquences particulièrement glaçantes et en même temps parmi les plus puissantes vues lors du festival. L’alternance entre les prises de vue réelles et l’animation du début cède à ce moment la place à un montage entre l’animation, permettant d’adopter le point de vue de la famille réfugiée dans une maison, et des images de synthèse reconstituant le point de vue d’un drone sur la maison, images sur lesquelles se font entendre les échanges de son pilote et de la base de commandement (ces échanges étant strictement repris du dossier d’une commission d’enquête). L’intervention de ces images de type « opératoire » (selon le mot d’Harun Farocki) change radicalement le positionnement du spectateur qui, pris entre la confiance exprimée par les Samouni au sol et la froideur surplombante du drone qui transforme chaque silhouette en cible, ne peut qu’éprouver un terrible sentiment de fatalité, tandis que les personnages passent eux-mêmes de la conviction qu’ils vont s’en tirer à l’étonnement, pour certains, d’avoir survécu.

L’ombre de la fatalité porte sur l’ensemble du film, mais Savona s’attache autant à capter les marques d’un désastre qui semble irréparable que les signes de reprise à travers des actions ou relations (une mère qui prépare le pain, une famille qui regarde la télé, des enfants qui se chamaillent). Cette attention au quotidien témoigne d’une volonté de se déprendre des discours idéologiques qui ont entouré le drame, le cinéaste étant en cela fidèle au désir de la famille Samouni de préserver une distance vis-à-vis de partis politiques en quête de « martyrs combattants ». Cela passe aussi par la place importante donnée aux enfants qui, tout en étant pris dans un drame qui les dépasse et pèse sur eux, manifestent toujours un profond attachement, concret et immédiat, à leur lieu de vie. Si un jeune garçon endeuillé se déclare prêt à lutter pour aller retrouver son père et ses oncles au paradis, sa cousine, pansement à l’œil, se demande pour sa part comment ils vont s’en sortir avec les Israéliens, ajoutant qu’elle ne les voit pas comme des ennemis fatals, qu’il faudrait aller leur parler. À partir du souvenir des disparus, l’avenir se dessine dans cette indétermination.

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Amal, de Mohamed Siam, est le portrait d’une jeune femme dont la trajectoire personnelle, suivie de 2011 à 2016, semble épouser l’évolution de son pays, l’Égypte. De manifestations de rue à une virée avec son petit ami, le film nous montre ainsi Amal dans son quotidien, tout en nous donnant un accès à ses pensées par une voix off où elle se livre avec un calme contrastant avec l’agitation des séquences « directes ». L’insertion de scènes de familles filmées par le père d’Amal alors qu’elle était encore enfant ajoute encore de la tendresse, ces scènes valant aussi comme des fragments d’une innocence qui perdure dans le souvenir du personnage et continue à motiver ses engagements présents : l’amour de son père disparu constitue une réserve de force. Mais l’intervention subite dans le film d’images montrant la jeune femme tirée par les cheveux par un policier lors d’une manifestation sur la place Tahrir en 2011 semble signer la fin de non recevoir que le pouvoir, par la violence, oppose à la vivacité, à l’impertinence et à la tendresse.

Amal est un personnage attachant et atypique, dont l’un des intérêts est de soulever la question de la place des femmes en Égypte et dans le combat politique. Le montage met de ce point de vue en évidence un processus de normalisation du personnage, Amal passant d’un sweat-shirt à capuche, qu’elle évoque comme une partie d’elle-même et qui lui confère au départ une identité sexuelle ambiguë, à des cheveux longs et lissés, avant de porter un foulard. Finalement engagée dans une relation de couple et préparant un concours pour rejoindre la police, Amal entend mener sa lutte de l’intérieur : cédant la place à une forme d’adaptation et de compromis avec la réalité, les attentes de la révolution semblent bien être retombées. Si ce parcours ne fait que refléter l’évolution de la situation politique en Égypte, le film, sans perdre de son intérêt, y perd néanmoins un peu de sa force.

Avec Kinshasa Makambo, Dieudo Hamadi montre lui aussi, dans un Congo condamné à l’immobilisme par la mainmise de son président Joseph Kabila, une jeunesse en attente d’un grand soir. Le réalisateur a filmé pendant plus d’un an, de fin 2015 à début 2017, trois jeunes activistes participant à cette attente pleinement active en luttant pour la tenue d’élections démocratiques. Alors que l’on entend dès le départ des parents résignés et surtout soucieux de protéger les leurs, la grande beauté du film est de montrer la jeunesse comme une communauté politique dont l’existence est totalement imprégnée par le désir de changement. La présence récurrente de textes sur des t-shirts de couleurs variées – « join the global movement », « UDPS », « Prison de Makala » – signifie cette imprégnation. Et Hamadi, tout en conservant une forme brute et nerveuse qui témoigne d’un engagement aux côtés de ceux qu’il filme, parvient à un récit à la respiration intelligente, soucieux de représenter les différents temps de l’action politique, de la préparation solitaire aux actions proprement dites, ainsi que les liens d’affection et d’opposition qui s’y nouent. Ce qui frappe lorsqu’il filme des réunions, loin de toute hystérisation de la lutte ou de l’image d’une jeunesse insouciante et indisciplinée, sont les visages attentifs et les silences graves qui renvoient à la conscience profonde d’avoir un rôle à jouer.

Lors d’une de ces réunions, l’un des trois personnages principaux, Jean-Marie, explique ainsi aux autres comment résister aux effets des gaz lacrymogènes en transformant des bouteilles d’eau en masques et en s’enduisant le visage de beurre. Le groupe, dans la séquence suivante, avance en rang serré jusqu’à une grange où il attend on ne sait quoi, immobile et tendu, aux côtés de cochons. En conclusion, un gros plan sur un visage déterminé où le beurre fait office de peinture de guerre indique que tout est prêt pour l’insurrection. Or, la tension du film réside dans le fait que le grand soir attendu est sans cesse repoussé : celui qui incarne l’opposition politique, Etienne Tchisikedi, n’a pas appelé au soulèvement alors même que son ultimatum au gouvernement avait pris fin. Mais les élans brisés des personnages et de leurs camarades trouvent toujours à se relancer dans des déplacement stratégiques face aux impasses apparentes ou dans la révision des positions à tenir par rapport aux partis institués.

Hamadi fait ici le choix de filmer des petits groupes évoluant en marge des grands partis – des groupes dont les limites mêmes peuvent constituer une force. Car au-delà des échecs immédiats, c’est à travers ce choix que Kinshasa Makambo, finalement, faisant partager à son spectateur la croyance et l’investissement de ses personnages, porte en lui l’image virtuelle d’un paysage démocratique reformé en dehors des appareils sclérosés. Le film lui-même ne s’épuise jamais et les images tremblantes et saccadées de sa deuxième séquence, en nous plongeant dans un affrontement de rue entre les jeunes manifestants et la police, donnaient la furieuse impression de surpasser tous les plans savamment composés vus aux hasards de la programmation, derrière lesquels un projet d’écriture ou le souci de créer un dispositif documentaire était un peu trop sensible.[11] [11] À noter : Kinshasa Makambo sera diffusé, dans une version courte, sur Arte.

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En cette année de commémoration tous azimuts, on pouvait légitimement redouter un effet de redite ou de saturation au moment de voir Les Fantômes de Mai 68. Or, le film de Jean-Louis Comolli et Ginette Lavigne surprend d’emblée son spectateur en déclarant que ses images n’ont jamais été vues, et ce alors même qu’elles sont tirées d’un film pré-existant, Le Droit à la parole de Jacques Kébadian et Michel Andrieu. Ce caractère inédit, les images le doivent en réalité ici à leur traitement, puisqu’elles sont extraites du défilement cinématographique pour être considérées comme des photogrammes fixes : c’est l’arrêt sur image, conjugué à l’usure du support argentique, qui permet la révélation de gestes et de formes autrement inaperçus. Si l’on discerne bien ici et là des barricades, des affrontements entre étudiants et CRS et autres rassemblements dans le quartier latin, le film se tourne vers une autre dimension, la voix off (ou plutôt les voix off, puisque la bande-son est partagée entre une voix d’homme et une voix de femme), souligne en effet ce qui tend à s’échapper du réalisme et à contrarier l’identification pour détacher les images de la référence au moment historique de mai 68 et leur donner une dimension spectrale et flottante.

Le film trouve là sa spécificité : non pas utiliser les images comme des illustrations d’un discours historique ou anecdotique à tendance nostalgique (voir la série 1968 en super 8 diffusée récemment sur Arte), ni même les interroger dans une triple perspective historique, pragmatique et esthétique (comme dans le documentaire 1968, Actes photographiques), mais interroger directement les images elles-mêmes et ce qu’elles continuent de porter en elles de l’événement. D’où, de la part de Comolli et Lavigne, cette attention particulière portée aux « défauts » de conservation, mais aussi le recours à certaines « manipulations » ou jeux de montage. Car si l’arrêt et la perte d’identité des images leur confère une dimension spectrale, il s’agit surtout de suggérer la possibilité d’une migration temporelle des gestes révolutionnaires.

À partir de l’arrêt des images, le montage s’emploie par instant à les « ranimer » en recréant du mouvement, montrant par là qu’un mouvement virtuel et qu’une énergie latente se cachent derrière chaque pause, susceptibles de faire retour au présent à travers d’autres corps anonymes ou un autre « nous » impersonnel comme le fut la foule d’alors. Si, alors qu’il s’agit d’images, l’on peut questionner l’importance prise par les voix off[22] [22] Il faut préciser que le film constitue en quelque sorte la version cinématographique d’un livre, lui aussi intitulé Les Fantômes de Mai 68, sorti aux éditions Yellow now au mois de mai. , celles-ci sont aussi partie prenante de la beauté un peu hypnotique du film, contribuant à lui donner un statut singulier d’incantation ou d’« appel » aux fantômes. Les fantômes de mai, nous disent les auteurs, ne meurent pas, mais ils sont « la jeunesse du monde ». Alors, puisque l’actualisation toujours possible d’une énergie latente s’oppose ici à l’actualité passagère des commémorations, et puisque la contestation d’hier ne s’est pas arrêtée aux frontières hexagonales, le spectateur de Lussas pouvait songer au lien unissant la jeunesse de mai 68 avec les jeunesses palestiniennes, égyptiennes et congolaises qui, faisant face aux oppressions et demandant davantage que de la protection, sont toujours en attente.

Du monde, il est aussi question dans le très beau film d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, Le monde indivisible. Avec pour point de départ la rencontre des réalisatrices avec un jeune réfugié iranien, il s’oriente vers une problématique plus large : l’expérience du réfugié s’y trouve en effet rattachée à une expérience plus généralement partagée d’un monde contemporain multipliant les cloisonnements et piégeant les individus sur place alors qu’il semble plus que jamais fait pour la circulation. Ce rapport du particulier et du général s’obtient au travers du rapport entre le son et l’image, le film associant des textes et des voix renvoyant au vécu de son personnage avec des images de live webcams glanées sur Internet (à l’exception de deux plans). Ce parti pris pourrait à première vue placer Le Monde indivisible sur une pente abstraite, mais, grâce à un travail de construction sensible et à une structure qui ne laisse jamais le spectateur à la dérive, le film allie l’intelligence à l’émotion.

Tandis que l’on découvre la situation du personnage, le récit fait d’abord se succéder des images de lieux de transit, de routes diverses et variées. Plus tard, lorsque le jeune homme gagne un petit logement en Angleterre, l’apparition d’une sorte de baraquement aux allures de camp permet d’opérer un raccrochage et de considérer ce lieu comme une équivalent possible de celui où il se trouve. À partir d’un écart, jamais résorbé, entre ce que nous apprenons du personnage et ce que l’on voit à l’écran, le film avance ainsi sur la sollicitation active du spectateur. Plus tard encore, lorsque, trop fauché pour sortir, le personnage n’a plus pour seule occupation que la navigation sur Internet, l’apparition de présences humaines au sein des images rend possible un rapport de projection entre lui et ces corps filmés. Le choix des images, présentant d’étranges scènes d’individus désœuvrés, d’employés assoupis sur leur lieu de travail, etc., creuse ce rapport, donnant l’impression, à travers l’enfermement du cadre des caméras de surveillance qui redouble la situation du personnage, qu’une étrange dévitalisation est à l’œuvre aux quatre coins du monde.

Mais le film ne se borne pas à cet aspect négatif et, relayant un échange Facebook, un texte qui s’inscrit sur l’image exprime chez le réfugié le désir maintenu d’observer le monde, tout ce qu’il ne connaît pas. Cette confidence, en plus d’être travaillée de façon à ce que l’écran momentanément noir se remplisse d’affects, finit de rapprocher cette fois les expériences du personnage et du spectateur qui, étant chacun à leur façon isolés, voient tous les deux le monde par l’intermédiaire d’écrans dans un désir partagé. Pour être coupé du monde, le personnage n’en est pas moins connecté et il conserve les moyens de faire, dit-il, une expérience de perception en devenant capable d’identifier d’une image à l’autre les différences qui la rattachent à un emplacement géographique plutôt qu’à un autre – expérience qui aiguille là aussi les regards du spectateur.

Ce n’est pas l’un des moindres mérites des réalisatrices d’avoir su s’emparer d’images de vidéosurveillance, souvent considérées comme esthétiquement ingrates et vilipendées en raison de leur impersonnalité ou leur froideur, pour leur redonner de la valeur au sein d’un récit – leur offrir une rédemption, pourrait-on même dire. Le Monde indivisible procède d’une certaine manière à rebours de Rêver sous le capitalisme : alors que les images esthétiquement travaillées de Sophie Bruneau servent de support à une réalité oppressante et récupèrent une fonction de désaffection, le matériau a priori indigne de la vidéosurveillance contribue chez Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter à une expérience partagée du monde en quittant sa fonction initiale. Mais l’expérience ne consiste pas à renverser le négatif en positif, elle met en œuvre une dialectique complexe dont témoigne une fin aussi belle qu’ambivalente quant aux perspectives d’avenir. Le « monde indivisible » demeure un paradoxe, qui émerge de ce qui semble a priori s’y opposer (l’omniprésence des frontières et de la surveillance qui découpent les espaces). À la fois l’affirmation d’un désir qui contredit un état présent de la réalité et une réalité supérieure que le film « performe » à travers son récit et les regards de ses spectateurs. Ne pas ignorer la réalité sans pour autant la reproduire ou s’en contenter, après tout, qu’attendre de mieux du cinéma ?

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Différé, diffracté : le direct

Sous la houlette de Frédéric Sabouraud, Caroline Zéau et Benoît Turquety, le séminaire « Sauve qui peut le cinéma direct » se proposait une rude tâche, à savoir revenir sur un cinéma dont le caractère protéiforme transparaît à travers la pléthore d’expressions qui a accompagné son déploiement : « cinéma direct », mais aussi « cinéma-vérité », « candid eye », « living camera », « free cinema »… Plutôt que de vouloir fixer le terme « direct » d’une manière abusive, il s’est agi d’articuler des approches historiques et techniques avec un questionnement autour des formes esthétiques et des discours des cinéastes, techniciens ou institutions.

Il fallait néanmoins commencer par poser un cadre de références et dégager quelques traits distinctifs de ce cinéma, à commencer par l’importance du travail collectif et l’ambition de saisir un présent immédiat ou d’inscrire les films dans une actualité (traits réunis dans Chronique d’un été ou Le joli mai, films aux signatures partagées). Mais, dans un souci de couper court au malentendu qui associe encore trop souvent le « direct » à une pure et simple captation du présent, Caroline Zéau s’est employée à souligner l’existence d’un « différé du direct » se manifestant à travers des jeux de l’image et de la parole venant opérer un décollage du réel immédiat ou, plus thématiquement, dans un attachement des cinéastes à enregistrer non pas un événement lui-même mais l’attente ou l’après-coup de cet événement, comme on le voit dans les films de Pierre Perrault.

Un autre aspect primordial de ce « différé du direct » réside dans l’importance prise par des stratégies de feed-back dans les productions des années 60, les cinéastes proposant aux filmés de commenter les images tournées avec eux ou les regardant eux-mêmes pour les monter au fur et à mesure du tournage, dans une forme de work in progress en liaison dynamique constante avec la réalité extérieure. La plupart des tenants du direct, conscients que la voie vers la vérité ne pouvait se trouver dans l’effacement du dispositif, reliaient la valeur de leurs images à des procédés d’exposition susceptibles de donner prise à une critique ou à une autocritique. Dans la lignée de l’ethnologie ou de l’anthropologie visuelle, le cinéma direct s’est ainsi construit comme un espace de questionnement sur la relation à l’autre mais aussi sur le potentiel épistémique de l’image. C’est ainsi l’ambivalence majeure du « direct » qui apparaissait, soit le fait de viser une abolition de la médiation avec le réel tout en mettant en même temps en évidence la nécessaire médiation opérée par le film – ambivalence qui pouvait avoir pour corollaire une ambiguïté des discours.

L’on retrouvait cette ambivalence au moment de rechercher des filiations possibles du cinéma direct avec des projets ou pratiques l’ayant précédé. Si des pionniers du direct comme Mario Ruspoli ou Jean Rouch ont pu se réclamer des vues Lumière et d’un certain idéal de transparence qui leur est associé, Benoît Turquety a rapproché les expériences du direct avec des vues obéissant à une autre logique, c’est-à-dire mettant en jeu un autre mode de présence et d’action de la caméra : les vues de la firme britannique Mitchell and Kenyon. Comme partie d’un dispositif de cinéma itinérant, ces vues proposaient en effet aux badauds de se faire filmer dans la journée pour venir se mirer sur l’écran le soir-même (dispositif de « feed-back » avant l’heure, donc), la présence de la caméra étant alors soulignée et les regards-caméras non seulement nombreux, mais encore encouragés, comme dans le petit film de 1901 Miners leaving Pendlebury Colliery.

D’autres échos au « direct » ont été puisés dans l’histoire du cinéma : le rêve du ciné-œil ou du « kino pravda » de Vertov, le tournage de L’Homme d’Aran par Flaherty, avec les habitants mêmes de l’île, mais aussi l’idée de participation développée par John Grierson ou encore le recours à une caméra cachée pour saisir des bribes de quotidien lors du tournage d’In the street par Helen Levitt, James Agee et Janice Loeb en 1948. Mais il est resté clair que le cinéma direct entretenait toujours avec ces différentes propositions un double rapport de continuité et de rupture.

Le parcours dans l’histoire de la technique proposé par Benoît Turquety tendait également à relier la pratique du direct au passé tout en mettant en évidence sa spécificité : c’est en raison de l’émergence d’inventions techniques au cours des années 1950 et 1960 que le moment du cinéma direct n’est assimilable à rien d’antérieur. Mais ces inventions procèdent elles-mêmes d’une genèse ou d’une histoire plus large. Si les débuts du direct coïncident avec la mise au point par André Coutant de la caméra prototype KMT suivie de l’Eclair 16, certains de ses traits étaient déjà présents auparavant à travers des caméras légères ou des dispositifs d’enregistrement synchrone. Cependant ces dispositifs imposaient encore trop de contraintes, tels les caméras Auricon Super 1200 et Auricon Ciné-Voice (utilisée par la télévision dans les années 50) qui, si elles permettaient un enregistrement du son à même la pellicule, demeuraient trop lourdes et étaient conçues pour être fixées à un pied.

Le désir des cinéastes du direct, comme l’a souligné Turquety, n’était pas seulement orienté vers la quête d’un son synchrone, mais aussi vers la mobilité spatiale, d’où, à l’époque, le choix de systèmes de couplage entre la caméra et un enregistreur sonore magnétique plutôt que de systèmes « réellement synchrones », choix qui recouvrait du point de vue technique un double défi : mettre au point une communication entre l’opérateur et le preneur de son au moment du tournage, et parvenir à opérer une re-synchronisation dans l’après-coup. Les réponses à ces défis ont été variées : adjonction d’un casque offrant au preneur d’image un retour-son, câble ou« fil de synchronisme » reliant la caméra et l’enregistreur sonore, ou système sans fil à « accutron » ou à quartz faisant fonctionner la caméra et l’enregistreur sonore à la même vitesse[33] [33] Pour plus de précisions sur ces techniques, voir notamment le rapport rédigé par Mario Ruspoli pour l’Unesco en 1963, Pour un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement : le groupe synchrone cinématographique léger, en particulier page 19. .

Ces considérations techniques ont mis en lumière le fait que choisir une configuration technique n’a rien d’anodin puisqu’elle implique au tournage différents types de constructions de l’espace ou d’implications de l’équipe. Chaque choix relève ainsi en dernier lieu de conceptions singulières : choisir un système de synchronisme par câble était pour Mario Ruspoli une façon de privilégier une pratique collective du cinéma, alors que choisir un système « sans fil » témoignait chez les américains, Drew et Leacock ou les frères Maysles, d’une volonté plus poussée d’indépendance au sein d’un duo opérateur/ingénieur du son. Mais ces réflexions ont également servi à pointer l’existence d’un jeu d’échanges entre la technique et la volonté des cinéastes, jeu dont l’élément déterminant ou le moteur est la part d’imaginaire ou le désir des cinéastes. Si elle est inévitable, la part de déterminisme technique reste en effet limitée en ce sens que les cinéastes du direct n’ont pas restreint leurs projets selon un état donné de la technique : le privilège donné à la dissociation son-image alors qu’existaient des systèmes « vraiment synchrones » peut être vu comme une stratégie de contournement d’une technique jugée insatisfaisante par l’utilisation d’autres techniques disponibles permettant d’atteindre, serait-ce au prix de bricolages et d’efforts, un résultat plus proche de leur idéal[44] [44] Ces réflexions de Benoît Turquety ont aussi mené à relativiser l’idée a priori évidente que l’héritage du cinéma direct se trouverait dans le numérique. La technologie numérique permet une démocratisation sans précédent des dispositifs de prise de vue et rend possible de réaliser des images à moindre frais, avec une légèreté et une discrétion sans pareil. Elle semble ainsi venir réaliser l’utopie qui avait accompagné le développement du cinéma direct. Cependant les dispositifs les plus accessibles, notamment ceux des téléphones portables, présentent quelques lacunes en termes de qualité d’image ou de son, celui-ci tendant à être associé à l’image. C’est paradoxalement peut-être en cela même que ces dispositifs semblent correspondre à l’idée que l’on se fait spontanément d’un « direct » qu’ils s’éloignent des techniques mises au point par le « cinéma direct » du début des années 60. Sur le jeu entre technique et imaginaire des cinéastes, voir également l’article de Vincent Sorrel, « L’invention de la caméra Eclair 16 : du direct au synchrone », 1895 n° 82, été 2017. .

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Une fois effectué ce retour sur le passé, le séminaire s’est consacré à explorer et questionner l’héritage ou le devenir du cinéma direct, alors même que certains de ses traits, repris par la fiction cinématographique ou phagocytés par la télévision, ont perdu leur fraîcheur ou leur efficacité. La pratique du cinéma direct à la manière des années 60, selon Frédéric Sabouraud, serait ainsi devenue impossible, sentiment soutenu par la thèse d’un rapport historique entre une évolution d’un inconscient collectif d’une part et une évolution des formes filmiques d’autre part, la crise du cinéma direct coïncidant avec un changement dans le rapport des individus à l’image. Le cinéma direct se serait avec le temps confronté à une forme de point limite ou de surenchère, penchant vers des situations délicates voire cruelles ou impliquant des jeux de séductions malsains entre filmeurs et filmés, tendance observable dès les années 70 à travers des films comme Grey Gardens des frères Maysles ou La Bête lumineuse de Pierre Perrault. Mais surtout, les cinéastes auraient eu à affronter une conscience accrue des individus qui se seraient mis à jouer davantage de la présence de la caméra ou à désirer le contrôle de leur image. L’émission « Strip-tease » ou le procès intenté à Nicolas Philibert par l’instituteur du film Être et avoir pourraient être interprétés comme les symptômes définitifs d’une évolution vers le voyeurisme moqueur et la judiciarisation du rapport filmeur/filmé.

Cette hypothèse du déclin a toutefois été fortement discutée et nuancée. Pour une raison générale et profonde d’abord : le scénario du passage de l’ingénuité du cinéma direct au contrôle contemporain face à une caméra reste très difficile à cerner ou définir. L’innocence ressentie face aux films des années 60 tient peut-être en partie à un effet de contraste ou à la distance qui sépare le spectateur de l’époque que ces films lui donnent à voir. Mais, à partir du moment où l’on a conscience qu’il a existé de tout temps des façons de se présenter inhérentes aux relations sociales elles-mêmes, il est également possible de considérer que ces films nous présentent une modalité historique parmi d’autres de ces manières d’être, passée par le truchement d’un tournage et comportant elle aussi une part de « jeu », plutôt que de penser qu’il s’agit d’un moment à part caractérisé par une forme de pureté. Entre hier et aujourd’hui, il s’agirait davantage d’une question de modalités que d’une déperdition. L’on peut de plus se demander si le désir de contrôle est partagé par tous et s’il ne concerne pas avant tout des personnalités « publiques » gérant leurs images suivant les dogmes de la « communication », tandis qu’il serait toujours possible, en dépit d’une défiance accrue envers le monde médiatique et moyennant un travail d’approche qui a en fait toujours été nécessaire, de rencontrer des interlocuteurs plus accueillants.

Les prises de parole des deux cinéastes présents sont également allées dans le sens de la nuance, Dominique Marchais évoquant surtout une impossibilité de filmer les lieux et les réunions où se prennent des décisions (c’est-à-dire là où est l’argent), et Nicolas Philibert avançant qu’il est toujours possible, par-delà de mauvaises expériences, de produire des rencontres. Ni l’un ni l’autre, toutefois, ne se revendiquaient du terme de « direct », les deux battant plutôt en brèche l’usage de ce terme rapporté à leur travail. Nicolas Philibert a ainsi expliqué que le désir de devenir à un moment donné son propre chef opérateur répondait chez lui moins à une quête d’immersion ou de contact direct avec le réel qu’à une volonté d’avoir la main sur le cadre et de procéder ainsi à un partage du champ et du hors-champ afin d’aller contre l’idée d’un « tout-visible ». Dominique Marchais a quant à lui souligné le fait qu’il s’accommodait parfaitement d’une caméra sur pied et recherchait moins la mobilité ou la parole spontanée qu’une composition pouvant, à partir des lieux filmés, faire émerger une idée en jouant des rapports de l’image et de la parole.

À partir de la question du devenir du direct, les comparaisons entre les pratiques des années 60 et des démarches laissaient voir un écart, également sensible dans le travail de Sylvain L’Espérance, que Caroline Zéau a présenté comme un potentiel « héritier » tout en remarquant là encore d’emblée la position distante du cinéaste vis-à-vis du terme « direct ». L’intérêt de Sylvain L’Espérance pour les marges de la mondialisation capitaliste, la saisie d’un événement dans son après-coup, une manière de filmer basée sur la durée du plan et dirigée vers le partage d’une expérience plus que vers un souci esthétique nourrissaient un rapprochement, mais les extraits de son film Combat au bout de la nuit manifestaient une hétérogénéité formelle (usages d’archives, immersion dans une manifestation de rue, montage entre l’image et la parole) difficilement réductible à une étiquette .

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Cette difficulté a néanmoins permis à Caroline Zéau de formuler l’idée qu’il était sans doute plus pertinent de considérer le direct comme une matrice produisant elle-même de l’hétérogénéité plutôt que comme un territoire aux frontières rigides. Loin d’être fortuite, l’indétermination qui résulte de la difficulté à cerner de film en film des traits définitoires du direct peut nous indiquer que le direct renvoie finalement peut-être moins à un style particulier qu’à un type de rapport au monde. L’on pouvait d’ailleurs avoir au cours du séminaire la sensation que l’effet de flou ou de dissémination qui s’opérait dès que l’on s’essayait à relier le « cinéma direct » à un dispositif technique ou formel donné se dissipait lorsque ce cinéma était abordé sous l’angle de la fonction qu’il se propose de remplir dans la société.

Au-delà des discours et des prétentions liées au contexte particulier des années 60, c’est bien un lien privilégié du cinéma avec le réel qui a informé les conceptions et les pratiques du « direct », si l’on pose du moins que ce lien est moins relatif à une soi-disant objectivité de l’image qu’au rapport entretenu entre les images et le monde. Car le cinéma direct a d’abord signifié un décalage vis-à-vis de la vocation artistique du cinéma, tout un pan des films produits relevant d’une valeur d’usage.

Le rappel de la controverse qui avait eu cours dans les années 60 entre Roberto Rossellini et Jean Rouch ou Edgar Morin était de ce point de vue éclairant. Aux critiques de Rossellini selon lequel le cinéma-vérité manquait d’un auteur, Morin répondait en concédant qu’il y avait en effet trois cinéma distincts : un cinéma de producteur, un cinéma d’art et un cinéma de la réalité vécue. Et il affectait volontiers le cinéma-vérité à cette dernière catégorie, tout en avançant qu’elle n’était pas dénué de qualités esthétiques car « le spectateur peut aimer un cinéma où l’auteur est devenu mineur, à condition que ce spectateur soit devenu majeur. »[55] [55] La phrase est tirée de cette vidéo sur le site de l’INA, où Morin répond «directement» à Rossellini. Un projet comme celui d’Edgar Morin, faire que les individus deviennent face à la caméra les auteurs de leur propre existence, n’est pas énoncé dans des termes tout à fait équivalents à celui d’un Mario Ruspoli qui affirme que l’on peut, à travers le cinéma direct, nouer un lien subjectif à la réalité dans l’optique de travailler au bien commun, mais l’on voit que les deux tendent à articuler fortement la démarche cinématographique avec une action sur le monde.

Benoît Turquety a d’ailleurs opportunément rappelé que le moment de développement du cinéma direct s’est aussi mélangé à l’utopie, particulièrement portée par l’Unesco, de la création d’un nouveau cinéma dans les pays en voie de développement et plus largement d’une décentralisation des moyens de produire des images. Si bien que l’on peut se demander si la question du devenir du direct ne pourrait pas être posée suivant une voie pragmatique davantage attentive aux façons de travailler ou aux modes de production des films qu’au style. Ce devenir serait ainsi passé dans les années 70 par le projet « Challenge for a change/Société nouvelle » au Canada ou par la création de l’Institut National du Cinéma au Mozambique qui, avec l’émergence du format 8mm, ont relayé le projet de l’Unesco en réalisant des films avec le concours de populations locales et en les diffusant en dehors des circuits commerciaux. Et il se poursuivrait aujourd’hui à travers une institution comme la Wapikoni mobile qui, au Québec, gère plusieurs studios numériques ambulants mis à disposition des communautés autochtones.

À partir du moment historique de la fin des années 50 et du début des années 60, le direct aura ainsi au cours du séminaire non seulement été « différé » mais également diffracté vers son passé et son futur. Si cette diffraction a pu faire éprouver une légère déception aux amateurs de définition, elle aura eu le mérite de faire avancer les échanges en dehors d’un comparatisme étroit tourné vers une pureté ou une innocence originelle aussi bien que des sentiers battus de la cinéphilie, ainsi que de reconfigurer les questions. Plus que sur ce qu’il est, sa vie ou sa mort, elle a rendu possible de s’interroger sur ce que le direct a permis et son souci de produire un lien entre les individus ou d’apporter un sens au monde filmé.

Les derniers films de Nicolas Philibert et Dominique Marchais, De chaque instant et Nul homme n’est une île, sans avoir besoin de reprendre un dispositif ou un style estampillé « direct », peuvent ainsi finalement être rattachés à une démarche plus large dans l’attention de l’un à montrer l’idéal de soin que recouvre l’apprentissage des élèves infirmièr.e.s ou dans la façon dont l’autre sonde les paysages pour y trouver l’émergence de nouvelles formes d’organisations politiques faisant appel à la participation responsable des individus. Alors que le cinéma direct intervenait aussi dans l’après-guerre afin d’opposer ses expériences à des discours idéologiques ou à des dispositifs médiatiques cherchant à soumettre la réalité, ces deux films, selon Caroline Zéau, témoignent pour leur part d’un renouveau du souci de la transmission ou de la pédagogie observable dans un pan du cinéma documentaire actuel et qui peut être vu comme une manière de redonner de la valeur aux images et une confiance au spectateur.

Une évolution notable, cependant, serait que les cinéastes n’imaginent plus en 2018 que le rétablissement de la confiance puisse passer par un simple retour à la case « réel » (qui n’a jamais été si simple) et ne songent ainsi plus à se revendiquer du « direct » ou de la « vérité ». La solution se conçoit davantage peut-être dans la nécessité d’une attention à ce qui émerge du quotidien, la revendication d’une regard trouvant à se confondre avec le projet de redonner une valeur à la réalité. L’idée de direct a pris du plomb dans l’aile, mais cela signifie aussi la fin de l’ambivalence ou de l’ambiguïté liées à l’idée d’une abolition de la médiation. Si l’on peut douter du scénario d’une « fin de l’innocence » généralisée qui rendrait impossible les rapports de confiance entre filmeurs et filmés, gageons qu’il y a bien eu une perte de naïveté partielle autour des images. Ce qui n’entame en rien leur importance ou leur attrait, et ne préjuge pas de leurs usages.

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Images : Rêver sous le capitalisme, Sophie Bruneau ; Amal, Mohamed Siam / Kinshasa Makambo, Dieudo Amadi ; Les Fantômes de mai 68, Jean-Louis Comolli et Ginette Lavigne ; Le monde indivisible, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter ; Méthode 1, Mario Ruspoli (1962) ; Combat au bout de la nuit, Sylvain L'Espérance (2016) ; Regards sur la folie, Mario Ruspoli (1962)