« Moustaches » : donnent l’air martial »
Flaubert, Dictionnaire des idées reçues
Linklater présente Everybody Wants Some !! comme un « party film ». Formulation un peu déceptive si on entend par là une suite ininterrompue de séquences clip stylisées, comme Harmony Korine en a donné un exemple flamboyant il y a quelques années. En dépit de la trépidation qui envahit le spectateur contemplant une voiture pastel glissant au son de l’hymne national des eighties, « My Sharona », le « party film » rétro de Linklater est un peu lisse, surtout si on le compare à la transe hallucinée de Spring Breakers, sautant de scènes extatiques en fragments oniriques enrobés de Britney Spears. Pourtant, Everybody Wants Some !! a des arguments. Les moustaches et le short masculin en sont deux, et non des moindres.
Le film accompagne donc, discret mais attentif au moindre détail, l’entrée à l’université, plus précisément dans une frat’ réservée à des joueurs de baseball de haut niveau, de Jake, jeune homme tout juste passé de l’autre côté de l’adolescence. Comme l’indique son titre hautement exclamatif et volitif évoquant les grandes heures de la sex quest eighties, Everybody Wants Some !! poursuit l’exploration du territoire de prédilection des films nord-américains, la camaraderie masculine, et observe l’intrigante chimie qui nait de la juxtaposition, en un espace clos, de plusieurs jeunes virilités athlétiques. Et c’est en cela que le Linklater s’avère délicatement subversif, et qu’interviennent short et moustache.
Bien avant que Judith Butler ne vienne faire trembler le genre, c’était un secret de polichinelle. La virilité est un objet comique, fondamentalement, essentiellement, dès lors qu’elle s’objective, cherche à s’atteindre elle-même et s’observe. Et surtout, les attributs de virilité – hors fétichisation érotisante du type Leathermen – vieillissent plus mal que leurs équivalents féminins. Linklater documente tendrement une époque bon enfant où le T-shirt se portait près du corps et rentré dans le jean, immortalisant, à coup de contre-plongées discrètement ironiques, les pectoraux moulés, les muscles saillants hors des Marcel, et la contenance satisfaite d’un moustachu en short synthétique campé sur des mollets revêtus de viriles chaussettes montantes. Et surtout, surtout le short, sous toutes ses espèces, de la nonchalance tragiquement passée de mode du jean coupé aux franges stalactites à la tonicité conquérante du nylon luisant. La caméra, placée, très majoritairement, à une hauteur telle que le bas du cadre coïncide peu ou prou avec les parties intimes des athlètes, vient délicatement souligner l’innocente obscénité des accoutrements et appuyer l’omniprésence des dites parties intimes dans les dialogues (« Joue comme si t’avais du jus dans les boules »). Il aurait été facile d’érotiser ces jambes écartées mais Linklater n’est pas Larry Clark, et une sympathique innocence de vestiaires émane de ces cadrages pubiens.
Il aurait été facile, aussi, de forcer le trait pour basculer dans la parodie. Pourtant Linklater reste en suspension entre grotesque et convocation nostalgique, entrouvrant avec subtilité les portes que Sacha Baron Cohen, empilant, dans le regrettable Grimsby : Agent trop spécial, les scènes homo-incestueuses ou zoophiles[11] [11] Il n’est pas absolument sûr que le supposément subversif Baron Cohen établisse une distinction nette entre ces catégories de perversions, qu’il juxtapose avec un puritanisme qui n’est pas très éloigné des apophtegmes moralisateurs des fondamentalistes religieux. , fracasse avec une obstination suspecte. La comparaison de ces deux films, qui examinent avec circonspection la franche camaraderie virile, est éclairante. Baron Cohen enferme ses personnages dans un vagin d’éléphant, balayé par l’inquiétant surgissement d’un gigantesque organe qui finira, inexorablement, par éclabousser les deux frères de semence, suggérant ainsi la présence d’insidieux courants homo-érotiques tapis sous l’amitié. Linklater parvient au même résultat en enregistrant discrètement les inconfortables contorsions auxquelles Jake, bizut conciliant, doit se livrer, collant son postérieur aux angles du mobilier de la cuisine équipée, pour éviter que son entrejambe saillant d’un 501 ne vienne frôler celui de son nouveau colocataire, aussi en 501, qui lui bloque la sortie.
Cette subtilité de ton permet au film d’inverser en douceur un certain nombre de stéréotypes. Everybody… interroge, justement, les supposés « désirs » masculins juvéniles, et rappelle quelques vérités simples : les garçons passent beaucoup de temps à se préparer, sont infiniment bavards, et éminemment susceptibles. Il n’est, en outre, pas impossible que malgré leur attirance pour les jeux consistant à envoyer des projectiles ergonomiques dans des cibles variées, ils préfèrent fondamentalement les discussions et les préliminaires à la conquête effective du sexe opposé. L’histoire d’amour entre les deux jeunes premiers, Jake et Beverley, sera d’ailleurs logiquement décentrée, puisqu’avec elle le film s’éloigne de son objet fondamental : le monde des garçons, vu de l’intérieur, modeste terrain vierge défriché avec détermination.
Le film se déroule très majoritairement en intérieurs, et même parfois en chambre, rompant avec toute une répartition nord-américaine situant le territoire des hommes dehors et celui des femmes dedans. Les garçons, modulation sportive des langoureuses oisives du Bain Turcd’Ingres, passent une grande partie de leurs journées à tromper leur ennui dans un harem dont ils sortent peu ou au bon vouloir du maitre – l’entraîneur autoritaire – dans l’attente d’une hypothétique sélection. Et comme au harem, ils sont à la fois typés, et comiquement interchangeables – (que le spectateur qui n’a pas mis 45 minutes à distinguer les deux moustachus entre eux me jette la première balle).
Conformément à un parti-pris narratif assumé presque d’un bout à l’autre, le sexe faible est donc maintenu dans une extériorité inquiétante. Les personnages féminins sont des figurantes, reléguées, jusqu’à la toute fin – la vraie rencontre avec Beverley – dans une indépassable altérité qui évoque les comédies gross out du type Porky’s (Bob Clark, 1982) ou Animal House (John Landis, 1978), miraculeusement débarrassées de leur misogynie. Point de vue maintenu avec une telle constance, en fait, qu’on s’avise extraordinairement tard – à l’instar des joyeux gaillards occupés à jouer au pingpong – que les filles, plus dégourdies, ont déjà gagné une guerre des sexes remportée par contumace. Mais à vrai dire, on chercherait en vain dans ce film placide les marques d’un conflit conséquent.
Le pingpong, pas la guerre
Comme le montrait déjà le merveilleux Slacker (Linklater, 1991) reliant en une chaine capricieuse et hétérogène des personnages unis par l’unité de lieu et le bon vouloir du filmeur, Linklater est un cinéaste de la fluidité et du temps mort. Le film déroule, sympathique pied de nez aux scénarios nerveux à la 24 heures, un inutile compte à rebours vers le néant, affichant périodiquement l’heure qui sépare les personnages du début des cours, qui, au lieu de la catastrophe ou du climax attendus, débouchera sur un piteux non-événement, l’assoupissement du héros lors de son premier cours magistral. Ses personnages, malgré leur agitation permanente, connaissent la vraie oisiveté des grandes vacances, la glande, pas la contemplation lyrique propice à l’abandon métaphysique où les jeunes gens de Gus Van Sant noient leur teen angst.
Le plus surprenant dans ce récit, c’est ce qui n’arrive pas. Si la bande-annonce fait miroiter au spectateur un enchaînement de scènes de fêtes, et annonce des conflits, le cœur du film est en réalité constitué de conversations interminables, filmées en plans fixes. Linklater prend à rebours le principe de Tchekhov – ne jamais montrer un fusil si personne n’a l’intention de s’en servir. On attend en vain les ficelles scénaristiques habituelles qui font progresser la machine à histoires. Rivalités, compétitions, bizutage, grossesse de la petite amie du Texan, autant d’événements qui se dégonflent comme des baudruches, reportant indéfiniment la catastrophe attendue. Jake se laisse dérober ses disques avec philosophie et renonce, placide, à réduire en miettes le chapeau du Texan qui s’interpose entre lui et la satisfaction sexuelle. L’énorme, aberrante, imposture de Willoughby, qui se fait, à trente ans passés, passer pour un undergraduate de 19 ans, se dissout magiquement, entièrement hors-champ, tandis que l’étrange gourou se vaporise avec l’efficacité d’un génie des Mille et une Nuits.
La légèreté tient à la facilité utopique avec laquelle les groupes et les milieux, les « cultures », se mêlent harmonieusement là où on attendrait des clashes. Plus précisément, elle est due à l’incroyable assurance avec laquelle le petit groupe intègre des milieux hétérogènes. En atteste l’aisance avec laquelle les personnages maitrisent la danse, toutes les danses, du disco au pogo. Le réalisme emprunté, le rythme empesé des conversations et des scènes d’intérieur disparaissent pour laisser place à une coordination utopique dès qu’ils arrivent sur une piste. Et la réconciliation raciale prévaut aussi, les personnages évoluant dans ce miracle utopique d’une Amérique qui traite non plus les Noirs mais les rednecks comme des boucs émissaires. Cette apesanteur, propre au film de campus, est renforcée par la situation singulière des personnages : des Parques académiques invisibles ont sélectionné les meilleurs, convertissant la rivalité en émulation, le conflit en divertissement. En situant tout son récit avant le début des cours, Linklater installe ses personnages dans une position floue, où rôles et identités sont mouvants.
La narration s’organise autour de la notion centrale de « jeu », dont elle déploie les ambiguïtés. L’absence d’utilitarisme, d’abord. Le film s’arrête avant que les vrais matchs et les cours ne commencent, laissant ses personnages en suspens, béatement improductifs dans un univers dépourvu de finalité immédiate. La dimension conjuratoire, ensuite, les incessantes compétitions venant sublimer les tensions émergeant à l’intérieur du groupe. Le processus de socialisation, enfin, puisque les jeux préférés de la bande sont éminemment cadrés, réglés, vectorisés, occupant chaque instant de quotidien des musculeux Sisyphe. Le basculement du film – provoqué, conformément aux principes des bromances, par l’irruption dans la communauté masculine d’un attachement hétérosexuel – se produit quand les garçons sortent de leur zone de confort pour se prêter à un nouveau type de jeu. A la soirée « artiste » de Beverley, l’agon, jeu compétitif et réglé, est détrôné par le mimicry, jeu de simulacres et de faux semblants – et le groupe intègre un univers plus glissant et tortueux.
Il leur reste à s’échapper quelque part, à rêver une réalité parallèle, à s’inventer télépathes au cours d’une scène mémorable. On aurait tort de réduire la portée de ce passage en l’assimilant aux gags enfumés des films de stoners (littéralement : « films de fumette ») dans la lignée de l’inoubliable Mec, elle est où ma caisse (Danny Leiner, 2000), consacré aux girations hasardeuses de deux échalas souriants et largués, trimballant leurs apathies goguenardes au gré des péripéties absconses. Si elle est diffuse, et exprimée avec un demi-sourire, la spiritualité doucement perchée de Linklater traverse son œuvre par petites touches pudiques et modestes, de la longue digression de Slacker sur les réalités parallèles aux échanges philosophiques de Waking Life (2001), en passant par l’éternel retour de l’étudiant choisissant de recommencer encore et encore son cycle académique. L’éternel retour c’est ici, pour ces étudiants, la possibilité de profiter à jamais de l’open bar généreux des bourses académiques pour financer leur quête existentielle.