Yesterday, Danny Boyle

L'intermédiaire

par ,
le 14 juillet 2019

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Après Bohemian Rhapsody et Rocketman, Yesterday poursuit l’entreprise de célébration nostalgique du capital pop britannique : comme ses deux prédécesseurs, le film est écrit selon une logique de medley et vise un public très large auquel on sert les reprises attendues – en l’occurrence et entre autres, Help, Back in the USRR et Hey Jude. Une nuance fait cependant l’intérêt de ce projet qui ne cherche pas, comme Bohemian Rhapsody, à reconstituer le passé sous une forme hagiographique, mais doit plutôt être décrit comme une sorte de biopic alternatif. Yesterday est une histoire des Beatles qui se passe de la présence physique des Beatles, s’affranchissant ainsi des contraintes d’un casting qui vise la ressemblance avec l’original et d’un genre qui refaçonne les figures pop à coup de métonymies : la moustache de Freddie Mercury dans Bohemian Rhapsody, les lunettes et vestes pailletées d’Elton John dans Rocket man.

Nul besoin d’un tel mimétisme en effet, puisque le scénario opère par un coup de baguette magique un quatre en un plutôt séduisant sur le papier : suite à un accident, Jack Malik (Himesh Patel), un musicien de seconde zone, se réveille dans un monde où les Beatles n’ont jamais existé. Il décide en conséquence d’être à lui seul John, Paul, Ringo & George. Reprenant un à un les tubes du groupe, il connaît rapidement un succès mondial, mais explore aussi une dimension plus souterraine de la musique, jamais saisie à ce jour dans le biopic mainstream : la contingence des chansons – et plus généralement de la musique pop. Ce que découvre en effet Jack Malik, dès ses premières reprises, c’est l’existence d’un monde où la musique n’a qu’une importance relative, un monde qui serait exactement le même sans Sgt. Pepper’s et Abbey Road. Si Yesterday est une uchronie, le jeu spéculatif propre au genre s’avère sans effet et sans surprise : ironiquement, seul le groupe Oasis – héritier direct des Beatles – a lui aussi disparu de Google. A l’échelle de l’histoire de la musique, et plus globalement de l’Angleterre, c’est l’équivalent d’une goutte d’eau.

Pourtant, tout le projet du film en apparence, et la mission que croit devoir accomplir son héros, consistent précisément à remettre les Beatles dans l’Histoire, à les re-chanter pour leur redonner la dimension d’un mythe national – entreprise en cela proche d’un biopic tel que Bohemian Rhapsody, mais qui suit des chemins moins balisés, ne vise jamais le drame, mais assume au contraire la frivolité du présent – car c’est bien ici et maintenant qu’il faut faire revivre les Beatles. D’un point de vue théorique, l’idée est assez passionnante et aurait nécessité à elle seule toute l’attention de Danny Boyle et de son scénariste, Richard Curtis. Il aurait été particulièrement intéressant de montrer comment la musique de Beatles doit rivaliser avec les sons actuels, ou encore comment Jack Malik tente d’intégrer ses propres compositions dans les tracklists des albums fameux qu’il reprend. Ce choc musical n’est pas au programme de Yesterday, qui part du postulat que la musique des Beatles est géniale et indépassable. En témoigne la scène où Jack Malik et Ed Sheeran, chanteur de pop folk fadasse qui joue dans le film son propre rôle, se livrent à une battle : Sheeran joue à la guitare un de ses tubes, puis Malik reprend au piano The Long and Windind Road. La battle tourne évidemment à l’avantage de Malik et Sheeran de s’incliner en disant : « Tu es Mozart, je suis Salieri ».

De ce Salieri, le film ne fait aucun cas, il ne développe pas le thème de la rivalité artistique (Ed Sheeran est inlassablement sympa), pas plus qu’il n’aborde celui de l’imposture, sans cesse recouvert par une intrigue de romcom qui met Malik devant un choix assez classique : la gloire ou l’amour. Dans le domaine de la comédie romantique, on a connu Richard Curtis plus inspiré, notamment quand il écrivait le scénario de Coup de foudre à Notting Hill (1999). L’histoire qui se noue entre Malik et son amie d’enfance, qui est aussi sa première fan, n’est jamais qu’une convention de feel good movie, les véritables héros du film étant les Beatles. Quand Malik rencontre John Lennon (qui a soixante-dix huit ans et mène une paisible vie au bord de la mer), le film semble atteindre le cœur de sa mythologie pop, mais Boyle et Curtis n’ont, étonnamment, pas grand chose à raconter, comme si la simple présence physique de l’idole ressuscitée (incarnée par un sosie de Lennon) se suffisait à elle-même. Dans cette scène assez plate, l’uchronie que propose Yesterday dévoile l’étroitesse de son ambition : faire l’éloge de la vie moyenne. Ainsi, ce qui émeut beaucoup Malik dans le fait de rencontrer Lennon, c’est que celui-ci n’ait pas été assassiné, puisqu’il n’a jamais fait partie des Beatles, n’a jamais rencontré Yoko Ono, n’a jamais vécu aux Etats-Unis, n’a eu, en somme, aucun destin. L’épilogue du film est dès lors cousu de fil blanc : renonçant à la gloire, Malik décide de se retirer du monde musical après avoir révélé publiquement son imposture. La musique des Beatles est donc laissée à son éternité, Malik n’a été que son serviteur : on comprend que le film ait reçu la bénédiction des ayant-droit des Beatles (1) car on peut difficilement imaginer de serviteur plus loyal que ce brave Malik.

Moins concernés dans le fond par la musique des Beatles que par son actualisation, Boyle et Curtis avaient de l’or entre les mains : cette histoire de faux génie leur ouvrait la possibilité d’une réécriture du mythe des Beatles, mais cette réécriture ne tient finalement qu’à une lettre (Hey Jude devient Hey Dude) et à quelques pochettes d’albums relookées. Impossible de refaire l’histoire. Il faut voir avec quel incroyable respect Malik réécrit, couplet après couplet, les paroles d’Eleanor Rigby, c’est un peu comme s’il retrouvait peu à peu les vers d’un texte sacré et fondateur : jamais il n’a la velléité de changer une virgule, un syllabe, un mot. Devant tant de bonne volonté, on comprend pourquoi ses deux opposants potentiels, les seuls Anglais à se souvenir de l’existence des Beatles, le félicitent d’avoir servi d’intermédiaire entre le public des années 1960 et celui d’aujourd’hui. Ces deux personnages indiquent on ne peut plus clairement les positions de Boyle et Curtis : ce qu’ils veulent, c’est les Beatles comme avant, les mêmes qu’à l’époque de Please Please Me. A ce titre, la version un peu musclée de Help donnée par Malik dans son grand moment de gloire fonctionne comme le pendant du finale à Wembley de Bohemian Rhapsody : même sacralisation posthume de la musique pop, même fantasme d’un grand show galvanisant et fédérateur qui serait re-vécu dans la salle de cinéma, même portrait de foules hystériques servant de miroir au spectateur pour lequel on a réorchestré les tubes des années 1960 ou 1980.

En somme, si les Beatles sont bien les personnages majeurs de Yesterday, ils le sont dans une version momifiée de la musique, qui ne dit presque rien de la façon dont un public contemporain pourrait recevoir leurs chansons aujourd’hui. Presque soixante ans après l’éclosion des « Fab Four », leur histoire ne fait que se répéter, figée sous la forme du mythe, intouchable. Sauf que – dernier coup de baguette du scénario – l’intermédiaire, lui, ne croit plus à cette histoire, plus assez en tout cas pour penser que son avenir se trouve dans la musique. Renvoyé à sa modeste existence de musicien du dimanche, il a finalement moins chanté les Beatles aujourd’hui que vendu l’illusion d’une performance-Beatles reproduite dans un monde où la musique n’a plus beaucoup d’importance. Il faut voir l’indifférence avec laquelle ses parents accueillent sa version piano de Let it be. Pas idiot, Malik a finalement d’autres priorités que les Beatles : mener une vie normale suffit à son bonheur. Et tant pis pour Let it be.

Yesterday, un film de Danny Boyle, avec Himesh Patel (Jack Malik), Lily James (Ellie Appleton), Kate McKinnon (Debra Hammer), Ed Sheeran (lui-même), Lamorne Morris (le chef du marketing), Sophia Di Martino (Carol), Joel Fry (Rocky).

Scénario : Richard Curtis, d'après une histoire de Jack Barth et Richard Curtis / Direction artistique : James Wakefield / Décors : Patrick Rolfe / Costumes : Liza Bracey / Photographie : Christopher Ross / Montage : Jon Harris / Musique : Daniel Pemberton

Durée : 116 mn

Sortie le 3 juillet 2019