” [Glauber] Rocha[11] [11] Deux versions du livre, téléchargeables et intégrales (avec une introduction de Nicole Brenez), sont disponibles. L’une en “haute définition“, et l’autre dans un format plus léger. a pris connaissance du cinéma des Straub en 1967, l’année où il a vu Non réconciliés en Europe. Il a été impressionné par le film, jusqu’au point de donner à Straub, à Berlin, l’argent d’un des prix obtenus par Terre en Transe aux Festivals de Cannes et Locarno, pour aider ses collègues à produire Chronique d’Anna Magdalena Bach, tourné entre août et octobre 1967 en Allemagne. Sans jamais mentionner ce don qui aura peut-être inauguré leur amitié, Rocha évoque dans plusieurs textes et entretiens de 1968 à 1976 leurs rencontres et leurs conversations sur le cinéma et le monde, devenues plus constantes à Rome, où les Straub s’installèrent en 1969, et où Rocha a habité ou séjourné à plusieurs reprises entre 1969 et 1975. Parmi les sujets de leurs conversations au fil des rencontres, Rocha évoque leurs propres films, mais aussi Buñuel, Brecht, Lubitsch, Pasolini, Minnelli, Gianni Amico, Bach, le Cinema Novo brésilien, l’industrie cinématographique, le plan séquence, Henri Langlois et l’histoire du cinéma… La transcription d’une de ces conversations, qui a eu lieu à Rome au début de 1970, chez le producteur Gianni Barcelloni (où logeait Rocha), en présence aussi de Miklos Jancsó, Bernardo Bertolucci, Pierre Clementi et Simon Hartog, a été publiée en portugais par Rocha dans un article d’avril 1970 – et dans d’autres langues (dont le français) par d’autres plus tard.”[22] [22] Les circonstances – variables selon la source – de cette conversation sont données par Mateus Araujo Silva dans son article “Glauber Rocha et les Straub : dialogues de Rome“, paru dans le premier numéro de la revue Leucothéa (avril 2009). Pour les références précises de cette version, voir en bas du document. Une version anglaise de ce texte est disponible sur la revue en ligne Rouge (NDLR).
Simon Hartog : Pour commencer, Rossellini a dit un jour que le cinéma était mort. Que pensez-vous de cela, Glauber Rocha ?
(rires)
Glauber Rocha : Personnellement, je ne suis pas d’accord. Je me demande ce qu’en pense Straub.
(rires)
Miklós Jancsó : Vous avez raison, c’est une question de point de vue. Le cinéma est peut-être mort pour Rossellini… malheureusement. Parce que, lui, il a fait des choses magnifiques.
Glauber Rocha : Il y a effectivement beaucoup de débats à ce sujet. À propos du cinéma, mais également du théâtre. Pierre Clémenti me disait la semaine dernière son souhait d’abandonner le cinéma pour d’autres activités… mais c’est un problème.
Simon Hartog : Selon vous, quelle est la fonction du cinéma ?
Jean-Marie Straub : Je pense que le cinéma commencera quand l’industrie disparaîtra. J’attends, mais il faut patienter encore une vingtaine d’années. Et en ce sens, je suis d’accord avec Rossellini, mais seulement en ce sens.
Simon Hartog : Que faut-il entendre par « industrie » ? Doit-on comprendre cela en termes d’économie ou de structure ?
Miklós Jancsó : Dans le sens hollywoodien…
Jean-Marie Straub : Pas seulement dans le sens hollywoodien…
Miklós Jancsó : Non, pas seulement… Hollywood a déjà occupé…
Jean-Marie Straub : … parce que l’Europe est désormais à l’image de Hollywood. Hollywood est mort. De la même façon que le cinéma américain est mort. Le cinéma qui mordait à pleines dents dans la société américaine, le cinéma typiquement américain est mort. Tout ce que Hollywood fait à présent, c’est coloniser l’Europe et pas seulement l’Europe… L’industrie des cinémas italien et allemand aurait disparu depuis longtemps si l’on n’avait pas massivement injecté des capitaux américains. Ces gentlemen entretiennent l’illusion qu’ils font des films internationaux. Ce que nous tentons de faire, ce n’est certainement pas de réaliser des films internationaux.
Simon Hartog : Qu’essayons-nous de faire exactement ? En relation avec l’industrie…
Jean-Marie Straub : Nous essayons de réaliser des films qui à tous égards seraient le contraire d’un produit international. Du moins, c’est ce que je fais, je ne sais pas si les autres sont d’accord.
Simon Hartog : Il me semble que le « Nouveau Cinéma » s’engage désormais dans deux directions : l’une plus ou moins expérimentale, et l’autre politique. Qu’en pensez-vous ?
Jean-Marie Straub : Comment pourrais-je savoir ? Ces classifications arbitraires…
Glauber Rocha : Pour moi, c’est une question d’expérience personnelle. Je n’aime pas les généralisations. Prenons Miklós : il est cinéaste dans un pays socialiste, soit une structure politique et économique particulière. Jean-Marie et Pierre Clémenti sont Européens et travaillent dans un autre type de structure. Je suis Brésilien et, même si j’ai fait un film en Europe, je travaille dans une structure encore différente. Ce que je veux dire par là, c’est que les questions sur la mort du cinéma ou sur la problématique industrielle diffèrent pour chacun de nous.
Jean-Marie Straub : S’il n’y a pas de cinéma en Amérique latine, c’est évident qu’il doit commencer.
Glauber Rocha : Selon Jancsó, là où règne un cinéma d’État, le problème s’avère d’un autre ordre. Je suis foncièrement d’accord avec Jean-Marie, pour qui l’industrie constitue toujours une dictature puissante. En Amérique du Sud, où il n’existe pas de cinématographie nationale, la dictature de l’industrie américaine est très forte. Les Américains, mais aussi les Russes. Parce qu’on assiste à de nombreuses co-productions italiennes…
Jean-Marie Straub : Et les Américains sont ceux qui auront lancé le cinéma brésilien. C’est évident.
Glauber Rocha : Dans toute l’Amérique latine… En Afrique, le cinéma reste sous-développé car le continent se trouve sous l’emprise de l’industrie française et de son réseau de distribution. Dans le reste de l’Afrique, les cinémas anglais et américain dominent. C’est, je pense, le principe même d’industrie qui est dangereux. Le cinéma est la seule activité artistique qui dépende d’un système de production et de consommation. Parce qu’il coûte de l’argent – vous n’avez pas besoin d’un producteur pour écrire un poème ou un roman, même si on a besoin d’un éditeur pour l’imprimer, alors qu’un scénario, puisque impubliable, n’a aucune valeur marchande s’il n’est pas tourné. La difficulté aujourd’hui pour un cinéaste consiste à surmonter cette contradiction. Je ne pense pas que ce problème appartienne au seul monde capitaliste, car c’est la même chose dans le monde socialiste.
Miklós Jancsó : C’est le même problème… [à Glauber Rocha] Parce que pour nous deux, le cinéma est un moyen d’expression. Mais c’est différent pour un producteur – dans nos pays, l’État est le seul producteur. Et donc, mes amis, nous devons réfléchir sérieusement à ce que nous proposons aux masses. Glauber, pour faire des films comme les vôtres en Hongrie, vous auriez les mêmes problèmes.
Jean-Marie Straub : En somme, c’est la même mentalité que celle des bureaucrates de la télévision italienne qui justifient la médiocrité de leur programmation en jacassant à propos du « contadino…[33] [33] « Paysan ». »
Miklós Jancsó : Oui, exactement, on a toujours peur, toujours peur. Voilà ce que produit l’industrie, la peur… Mais c’est la même chose pour nous. En Hongrie, nous participons au pouvoir de l’État. On lutte ensemble, ce n’est pas pareil qu’ici mais certains modes de fonctionnement rappellent celui des producteurs ; nous procédons un peu à la manière des producteurs…
Jean-Marie Straub : Dans le même temps, il ne faut pas ignorer certaines différences… Par exemple, je pense à un réalisateur yougoslave que j’aime beaucoup, Matjas Klopcic. Il réalise des films qui sont… je ne sais pas, quelque part entre Cocteau et Mallarmé. Il a réalisé un premier film qui s’appelait Une histoire qui n’existe pas puis un second, Sur des avions de papier. Le premier fut un échec commercial, mais il a quand même eu la possibilité de tout de suite en réaliser un autre, et je pense qu’il vient de terminer le tournage d’un troisième. Vous ne pouvez pas dire que ses films sont faciles ou qu’ils ont du succès. Malgré son premier film, il a quand même été en mesure d’en réaliser un autre sans avoir à faire la moindre concession au mythe du public de masse, ce public qui n’existe pas[44] [44] Outre Na papirnatih avionih (1967) Matjas Klopcic avait réalisé et réalisera en effet de nombreux autres films, mentionnons : Na soncni strani ceste (Sur le côté ensoleillé du trottoir, 1959), Zadnja solska naloga (la Dernière dissertation, 1961), Romanca o solzi (Romance d’une larme, 1961), Pruzam ti ruku (Serrons-nous les mains, 1963), Podobe neke mladosti (Images d’une jeunesse angoissée, 1966), Oxygen (1970), etc. . Ce genre de phénomène s’avère inimaginable en Europe de l’Ouest.
Simon Hartog : En un sens, le cinéma serait devenu aujourd’hui un mode d’expression artistique destiné aux minorités. Cela vous gêne-t-il ? Pensez-vous qu’il en soit ainsi ?
Jean-Marie Straub : Je ne sais pas ce qu’est une minorité. De toutes façons, Lénine a déjà répondu à cette question quand il a dit que les minorités d’aujourd’hui sont les majorités de demain. Cela n’a donc pas de sens. Mais il n’est pas possible de le savoir… Ce problème ne se poserait pas si les films dont on dit qu’ils sont faits pour des minorités bénéficiaient des mêmes facilités de distribution et de publicité que les films produits en vue d’une consommation de (supposée) masse. Or ce n’est pas le cas.
Glauber Rocha : À propos des minorités, je tiens à dire qu’il existe une attitude paternaliste à l’égard du public. Par exemple, les intellectuels de gauche, qui sont des écrivains et non des cinéastes, prétendent que nous faisons des films trop difficiles pour le public. C’est un point de vue très paternaliste. Parce qu’on ne peut pas affirmer cela sans avoir enquêté… Une telle affirmation entraîne à penser que seuls les bourgeois sont suffisamment sensibles ou intelligents pour comprendre les films. Les mécanismes de distribution, en imposant un certain type de produit cinématographique, corrompent complètement le public. Pire – je dois le dire à nouveau car les gens semblent aveugles –, le cinéma parle un langage très précis. Le public est colonisé par un langage imposé par Hollywood et qui, hélas, est identique à celui que dicte le régime soviétique. Le public n’a donc pas le moindre choix, car les structures de distribution actuelles imposent le même type de produits dans les pays capitalistes et dans les pays socialistes. Et les critiques corroborent un tel jugement quand ils disent que certains films sont incompréhensibles.
Jean-Marie Straub : Les critiques asservis à ce type de discours ne sont rien d’autre que des putains travaillant avec des proxénètes, c’est tout.
Glauber Rocha : Oui, car sur ce point, il existe une collusion entre les critiques et les intellectuels de gauche paternalistes qui clament haut et fort leur incompréhension : au nom du public, ils mettent des cinéastes « hors-la-loi ». Je pense au contraire que les réalisateurs qui travaillent hors de l’industrie défendent des valeurs plus démocratiques, plus révolutionnaires, car ils respectent plus le public. Moi, j’essaye de faire des films difficiles – mais je ne pense pas être paternaliste. Je pense que les paysans, les ouvriers, les étudiants et même les nobles – tous ceux que vous voudrez – comprennent les films. Entrer dans un film est un processus riche et complexe. Certains films, ceux qui se caractérisent par une dialectique ou une structure ouverte, ont créé un langage en conflit ouvert avec le langage de la colonisation. Donc, à un certain niveau, nous ne devons en aucun cas être paternalistes avec le public. L’autre jour, j’ai été attentif à un entretien où des intellectuels disaient à la télévision que Pasolini faisait des films très difficiles pour le public. Mais juste après eux, des ouvriers milanais ont pris la parole et formulé des critiques bien plus perspicaces que celles des intellectuels officiels, même quand ils disaient : « Je n’ai pas trop aimé le jeu de Chiron, ou la voix de Maria Callas… J’ai aimé le scénario… etc.[55] [55] Il s’agit de Médée, Pier Paolo Pasolini 1970, avec Maria Callas et Laurent Terzieff dans le rôle de Chiron. » Les gens savent s’exprimer. Prenez les films de Jean-Marie, la Chronique d’Anna Magdalena Bach par exemple. C’est un film qui devrait être montré partout, dans les écoles de musique, partout, dans tous les programmes à la télévision. Mais il a été immédiatement barré par le complexe paternaliste dès que les critiques l’ont vu : « C’est trop difficile ! ». Les distributeurs ne toucheront pas à ces films qui sont en fait les plus accessibles au public. On doit se battre contre cette dictature totalitaire des distributeurs.
Miklós Jancsó : C’est une dictature de « petits cons » [en français dans le texte], de petits-bourgeois, partout dans le monde. C’est une dictature bien organisée. Depuis cinquante ans maintenant, nous aurions dû la détruire, tout simplement la détruire. Nous n’avons jamais eu la possibilité d’apporter certaines choses au public. Parce que c’est une dictature à la fois individuelle et interne. Elle est mondialement uniforme.
Jean-Marie Straub : Il n’y a rien de plus international que ce groupe de proxénètes. Nous voulons juste que nos films bénéficient des mêmes facilités que les autres. Rien de plus. Si les gens avaient vraiment la possibilité de choisir entre les films de Glauber Rocha et les films d’un employé de l’industrie, les films de Glauber Rocha seraient en droit de bénéficier d’une publicité identique et d’être projetés dans des cinémas accessibles au plus grand nombre. Qui sait ce qui se passerait alors ? Comment le savoir ? Car l’expérience n’a jamais été tentée. Nous n’avons jamais essayé.
Glauber Rocha : Le principe du réseau « art et essai » est aujourd’hui réactionnaire, car il impose un certain type de films et tend à créer son propre marché en circuit fermé. Du scénario à la projection, un film est catalogué « art et essai ». C’est une attitude très bourgeoise, très réactionnaire, très élitiste. Le public vient voir ces films en adoptant des comportements très snobs.
Jean-Marie Straub : Mais on ne peut pas attendre du public de masse qu’il refuse d’aller voir ces films, qu’il refuse de pénétrer ces ghettos pour la simple raison que ces ghettos seraient impénétrables… Pire encore, les projections sont exécrables dans les salles d’art et essai. Parce que les distributeurs n’ont pas encore compris que le cinéma est un art très matériel et même un art matérialiste, et que cet art ne se suffit pas à lui-même. Plus un film est considéré d’art et essai, plus il est mal projeté. Il faut donc faire face à ce paradoxe. Les distributeurs disent : « Ce n’est qu’un film d’art et essai, cela ne vaut pas la peine de se fatiguer ». L’image est floue, on ne voit rien, personne ne respecte le format de projection, on n’entend pas le son… Une partie de l’image reste parfois hors de l’écran, sans parler du son si tant est qu’on l’entende… Je suis d’accord avec Glauber quand il dit que l’on ne peut pas prédire la réaction des paysans ou des ouvriers à nos films. Je maintiens, comme lui, que le cinéma précisément est fait pour eux, qu’il répond à leur nécessité vitale. Le cinéma tient sa force du vécu quotidien des paysans et des ouvriers, alors que les intellectuels n’ont aucune expérience, il faut savoir qu’ils ne vivent même pas. C’est pourquoi les films ne signifient rien pour eux, quand d’autres y trouvent ce qui les préoccupe et ce qu’ils doivent surmonter, au jour le jour.
Glauber Rocha : Je ne sais pas comment cela se passe en Europe, mais au Brésil les gens ont une extraordinaire faculté d’analyse de la réalité – la réalité politique, les événements sociaux, etc. Ils ont produit une fascinante culture musicale. En fait, la culture populaire au Brésil est vraiment une culture du peuple, une culture réellement magnifique. L’histoire du Brésil est critiquée de façon bien plus moderne par la culture populaire que par la culture bourgeoise. Pourquoi ces gens ne seraient-ils pas capables de comprendre une pièce de théâtre ou un film qui discute des phénomènes au plus haut niveau de radicalité polémique ?
Jean-Marie Straub : Qui a installé le nazisme en Allemagne ? Ce n’est pas le peuple. Le peuple a seulement suivi plus tard, quand la terreur s’est établie. Ce sont les intellectuels qui sont responsables. Les partis qui ont trahi le peuple, les églises, les intellectuels, les gens comme Heidegger ; ils ont transformé les Allemands en nazis. En 1942 à Cologne, le peuple jetait des pierres sur Hitler. Le peuple a davantage résisté que l’élite ou les intellectuels soumis, qui ont fourni du matériau au nazisme et ont été responsables de la terreur qui s’est abattue plus tard sur la population. C’est la même chose que pour les CRS en France.
Simon Hartog : Monsieur Jancsó, est-ce le même problème en Hongrie ? Vos films sont-ils montrés dans un ghetto ?
Miklós Jancsó : Oui, hélas. Mais pas tout à fait. J’ai besoin d’y réfléchir. L’industrialisation y est moins développée. Car la Hongrie est un très petit pays, vraiment démocratique. Ce qui veut dire, comme je l’ai précédemment expliqué, que tout le monde contribue au pouvoir de l’État. Donc, quand je me bats pour un film disons, difficile pour le public, je me bats aussi avec les bras des autres. C’est une structure différente… mais, fondamentalement, il y a toujours des problèmes identiques, similaires.
Pierre Clémenti : Quand les gens découvriront le cinéma, ils changeront en créant leur propre cinéma.
Jean-Marie Straub : Et c’est exactement pourquoi on ne leur permet pas de le découvrir. Car ces bâtards le savent, ils ont du flair. C’est pour cela qu’il est dangereux que les critiques intellectuels prétendent que ce que nous faisons est réservé à une minorité. Ils collaborent à la censure économique. Quand le peuple – je n’aime pas dire « la masse » – découvre le cinéma, alors il se passe quelque chose.
Miklós Jancsó : Lorsque les intellectuels ont été confrontés au nazisme, la logique était assez semblable. Car c’est clair, les critiques et les intellectuels sont du côté des…
Jean-Marie Straub : Inconsciemment, sans s’en rendre compte, ils soutiennent le système en maintenant les mêmes stupidités…
Pierre Clémenti : Quand les gens voient un film, ils s’identifient aux stars, et sortent des salles imprégnés de cette influence. Lorsqu’ils commenceront à tourner avec leur propre caméra, à filmer leur propre famille, leur maison, leur travail, quelque chose alors se passera ; ils découvriront que ce n’est pas ainsi au cinéma.
Jean-Marie Straub : Ces mêmes personnes comprendront que tout ce qui passe dans les films est dérisoire, une rhétorique vide de sens que je comparerais à de la pornographie. Les gens découvriront qu’on leur jette de la pornographie à la face comme s’il s’agissait d’art. Le cinéma commercial n’est rien d’autre que rhétorique, pornographie et illusion.
Glauber Rocha : Ce terrorisme infligé au cinéma est funeste. Il intoxique dès que l’on catalogue un film « art et essai ». Personne ne parle de peinture, de roman ou de poème « artistique », pourtant on parle de films « artistiques ». C’est déjà un jugement péjoratif qui, au moyen de quelques contradictions, va de pair avec le terrorisme imposé par les intérêts économiques. Plus grave encore, l’ignorance totale des producteurs. Ce sont des illettrés complets en cinéma – pas tous, mais 99% d’entre eux. Ils n’en connaissent même pas les mécanismes de base.
Miklós Jancsó : Non, la cause n’est pas… Pour ces gens, le cinéma représente quelque chose de complètement différent, c’est le pouvoir, c’est le…
Pierre Clémenti : Pour les gens, le cinéma, c’est ce qu’ils ne voient pas à la télévision. Si la télévision leur donnait ce que leur offrait jusqu’alors le cinéma, tôt ou tard, ils ne sortiraient plus de leurs maisons. Ils iraient directement à l’usine. La télévision serait le nouveau Dieu-Machine qui assouvit et réalise tous les désirs. Le cinéma disparaîtra. C’est une possibilité ; je suis sûr que si la télévision était dirigée par des gens très intelligents, elle pourrait devenir très puissante, colossale. Quand la télévision découvrira l’étendue de ses pouvoirs, elle enfermera tout le monde dans un ghetto – les travailleurs. Des nations entières seront aliénées ; les gens ne sortiront plus du tout, sauf pour se rendre à l’usine ; ils seront complètement aliénés par une machine qui se substituera à la religion, aux histoires, aux belles histoires… Le seul art capable de combattre ce processus aujourd’hui est le cinéma. Du moins, le cinéma en tant qu’extension logique de ce qu’il est aujourd’hui.
Simon Hartog : Beaucoup de jeunes gens aujourd’hui réalisent des films en dehors des structures de l’industrie, avec l’idée qu’un film de quatre-vingts dix minutes est un principe commercial. Alors ils tournent des films underground, des contre-actualités… Selon vous, est-ce une direction pertinente ?
Pierre Clémenti : Même dans le champ du cinéma positif, il y a des éléments négatifs. Quand des gens voient un film underground, ils comprennent qu’ils peuvent faire aussi bien, voire mieux, ce qui les incite à acheter une petite caméra. Les jeunes cinéastes mettent un ou deux ans avant de trouver l’argent nécessaire pour réaliser leur film. Je pense que les caméras Super 8 ou 16mm leur permettent de réaliser tous les films qu’ils désirent et, ne serait-ce que pour cette raison, le cinéma underground est révolutionnaire. Le cinéma underground est positif en ce sens qu’il libère, qu’il déclenche quelque chose dans la conscience humaine.
Glauber Rocha : Je suis à peu près d’accord avec Pierre, mais on peut considérer le cinéma selon deux angles. Tout d’abord, au titre d’un moyen d’expression, comme la littérature, auquel tout le monde a accès ; et ensuite, au titre d’une profession. Lorsqu’il sera aussi facile de posséder une caméra qu’une machine à écrire ou des stylos, les gens utiliseront le son et les images même pour écrire des lettres. Mais la littérature, c’est écrire des poèmes, des essais, des romans et des pièces de théâtre… Moi je suis un professionnel.
Jean-Marie Straub : C’est précisément pour cela que j’ai voulu tourner mon dernier film (Othon) en 16mm. Juste pour montrer qu’il ne s’agit pas d’assurer tel ou tel rôle dans tel ou tel film, mais que tout le monde peut le faire. Ce n’est pas difficile – n’importe qui peut faire un film comme celui-là.
Glauber Rocha : Vous devez voir ce film, il est très important, une évolution technologique…
Jean-Marie Straub : Il n’y avait pas de décors, nous avons tout tourné en extérieurs. Le seul danger avec le cinéma underground, c’est qu’il est underground. Il existe déjà des monopoles et des trusts qui se préparent à le récupérer, à le transformer.
Pierre Clémenti : Cela se produit déjà. Le livre est fini. Les livres vont disparaître pour faire place à des « cinémathèques Super 8 ». Aux États-Unis, il existe des pellicules Super 8 1000 ASA que l’on peut gonfler en 35mm. Je suis sûr que l’industrie du cinéma va complètement changer.
Jean-Marie Straub : En colonisant le cinéma underground…
Glauber Rocha : De la même manière qu’il est impossible de montrer un film underground sur Broadway, vous ne pouvez montrer un film hollywoodien sur un campus universitaire. C’est le marché underground.
Pierre Clémenti : Vous pouvez montrer des films underground sur tous les campus américains.
Glauber Rocha : Donc vous voyez, c’est déjà un système, une industrie…
Pierre Clémenti : C’est une société alternative qui se trouve encore dans sa phase de formation et qui attaque le système ; peu importe que cela soit positif ou négatif. Pour le moment, c’est positif.
Glauber Rocha : Pour le moment, j’ai l’impression que tout conteste Hollywood, c’est très positif…
Pierre Clémenti : Les géants comme la Paramount sont en train de vaciller. Grâce à quoi ? Aux films à petit budget qui rapportent des millions. Les grands Studios ne savent plus quoi faire. Ils sont finis.
Glauber Rocha : Mais je pense que cette crise aux États-Unis est une crise illusoire car au fond, ils se portent tous très bien…
Pierre Clémenti : Non, le cinéma américain est foutu… en attendant qu’il trouve, réinvente un nouveau langage cinématographique. Dans l’état actuel des choses, tous les grands studios sont voués à la disparition.
Jean-Marie Straub : Oui, mais ils sont déjà foutus depuis cinq ans et il leur en faudra encore dix pour lâcher prise.
Miklós Jancsó : C’est un problème important pour nous, nous avons toujours été bloqués par la distribution internationale. C’est vrai, c’est évident. Je ne sais pas ce que nous devrions faire mais il est temps d’agir. Nous devrions détruire…
Glauber Rocha : Donc, cela devient un problème politique.
Pierre Clémenti : Au moment où nous parlons, dix millions de copies d’un disque sont en train d’être fabriquées…
Glauber Rocha : L’année prochaine, avec l’arrivée des cassettes sur le marché, il y aura un système de distribution de films identique à celui du marché du livre.
Pierre Clémenti : Oui, un tel circuit va s’installer, mais seulement pour les films de grande consommation, c’est-à-dire les films qui contaminent tout le monde, qui contaminent la nature humaine dans sa globalité. De plus en plus, le cinéma devient une industrie de la crétinisation. À de rares exceptions, comme les ciné-clubs par exemple, mais où tout ce qui est projeté reste complètement négatif parce qu’on n’arrive pas à entendre le son, l’image est floue, les copies horribles. Pourquoi ? Parce que les jeunes distributeurs n’ont pas les moyens de faire de bonnes copies ou ne croient pas en ces films. Alors, on a des rayonnages entiers de films en Super 8, des films en 16mm qui durent trois heures, des millions de copies. Je crois que tous ces bouleversements révolutionnaires marquent la fin de l’industrie cinématographique. Le cinéma en France devient de plus en plus aliéné, de plus en plus de connivence avec les chaînes de télévision. Le cinéma qui essaye réellement d’avoir rapport aux gens, de modifier leur conscience, sera mis à l’écart. Le travailleur qui veut un livre achètera un film, mais ce sera un phénomène isolé car la société sait très bien que…
Glauber Rocha : Il y aura toujours un système dominant. Dans le domaine de la littérature c’est la même chose. Il y a Joyce et il y a la « malavita »[66] [66] « La mauvaise vie », la vie criminelle. …
Jean-Marie Straub : Mais la domination sera plus intensive.
Glauber Rocha : Le problème est le suivant : même au Brésil, peu importe l’éditeur qui va prendre un risque en publiant un jeune auteur capable d’écrire un roman meilleur et plus moderne qu’Ulysse. Même Joyce, dans cette société, est devenu un produit avec une valeur marchande. Le problème réside dans la structure de la société capitaliste et, à mon grand regret, dans la société socialiste aussi. C’est la politique générale de consommation. Il s’agit de crétiniser le consommateur à plusieurs niveaux. Quand le public a atteint le niveau où il se met à consommer des productions intellectuelles, à ce niveau-là, il a besoin de recevoir un stimulus critique, plus dialectique, plus révolutionnaire, pour ouvrir les portes à la connaissance de l’expérience humaine. Mais juste à ce point, le système se met à fonctionner à plein et s’impose toujours, parce que cela devient une question de structure.
Jean-Marie Straub : Le système possède son propre instinct de survie.
Pierre Clémenti : Je considère de plus en plus qu’il est indispensable d’aller au-devant du public et de ne pas attendre qu’il vienne à nous. Pourquoi ? Parce que l’ouvrier passe huit à neuf heures par jour dans une usine et n’a pas l’occasion de se dire « je dois voir tel ou tel film »… La totalité du système doit être reconstruit.
Jean-Marie Straub : Ces gens sont des horloges ambulantes…
Pierre Clémenti : Non, tes films s’adresseront toujours à une minorité d’intellectuels qui seront les seuls à les voir. Alors que les films sont destinés au plus grand nombre, à des millions de gens.
Jean-Marie Straub : Voilà pourquoi, quand j’ai tourné le Corneille (Othon) en 16mm, j’avais le rêve sauvage de le prendre sous le bras et de le montrer dans les usines. Mais cela reste une abstraction, car vous ne pouvez pas intéresser les gens avec des films quand ils ont travaillé neuf heures dans la journée.
Pierre Clémenti : Ces films devraient être pris en charge par des coopératives, qui commencent à éclore en Europe et existent déjà aux États-Unis.
Jean-Marie Straub : Oui, mais si nous souhaitons fonctionner en coopératives, nous devons les créer maintenant, parce que d’autres essayent déjà de dominer… Cassettes vidéos et tutti quanti…
Pierre Clémenti : Parce que le marché du cinéma d’art s’adressera toujours à une minorité…
Glauber Rocha : Mais la question n’est pas d’aller dans les usines, parce que si vous réalisez vos films pour ce public-là, vous devez comprendre qu’il s’agit des mêmes gens qui vont au cinéma. Des gens conditionnés. Une révolution culturelle de bien plus grande ampleur doit être provoquée par une révolution politique. Dans le cadre de la société technologique actuelle, le plus grand obstacle auquel nous devons faire face aujourd’hui est la société de consommation. Le même problème se pose en Russie et à New York. Cette discussion, par exemple, est parfaitement inutile car nous sommes tout au plus une poignée d’individus à l’attaque d’un système qui n’en a rien à foutre.
Pierre Clémenti : Les actions révolutionnaires d’une génération entière d’Américains, de la jeunesse américaine, a renversé un système qui était l’une des plus grandes forces de l’Amérique. Si les gens ont réussi à défaire ce système, cela veut dire qu’il y a quelque chose de positif. Tandis qu’en Europe, rien ne se passe.
Glauber Rocha : Je ne suis pas d’accord.
Pierre Clémenti : Je pense qu’une génération d’Américains activistes nous a légué un héritage, et qu’il serait dommage de ne pas l’exploiter.
Glauber Rocha : Attends un peu ! J’ai lu une interview de John Frankenheimer il y a quelques années – c’était sans doute dans les Cahiers ou Positif – où on lui demandait ce qu’il pensait de la Nouvelle Vague. Il a répondu comme n’importe quel employé de l’industrie du cinéma : « Dès que nous trouvons certaines expérimentations intéressantes, par exemple celles de Godard, nous faisons la même chose à Hollywood »[77] [77] Il s’agit peut-être du long entretien entre John Frankenheimer, Michel Ciment et Bertrand Tavernier publié par Positif (n° 122, décembre 1970, et 124, février 1971). Frankenheimer (auteur de films critiques et formellement radicaux, comme The Mandchurian Candidate) n’y déclare rien de tel. . Autant dire tout ce qui a été inventé dans le langage cinématographique au début de la Nouvelle Vague, comme au début du néo-réalisme italien, etc. Ensuite n’importe quel réalisateur aux Etats-Unis – Peter Yates, Mike Anderson[88] [88] Peter Yates, Michael Anderson : deux réalisateurs britanniques installés à Hollywood, où ils poursuivent avec succès la tradition du cinéma de genre. Peter Yates, à l’époque, avait réalisé Summer Holiday (1962), Robbery (1967), Bullitt (1968), John and Mary (1969), Murphy’s War (1971). Michael Anderson avait signé entre autres Around the World in 80 Days (1956), 1984 (1957), The Naked Edge (1961), The Shoes of the Fisherman (1968). – utilisent ces inventions en jouant avec les flash-backs, les techniques de montage… L’underground se fait absorber. Par exemple, le film de John Schlesinger, Midnight Cowboy, est un pur et simple inventaire commercial de la Nouvelle Vague et de son nouveau langage. Parce que les États-Unis sont en crise depuis que Easy Rider a rapporté une fortune. Ils industrialisent l’underground presque immédiatement, ils l’absorbent, vous voyez ? Ce que j’essaye de dire, c’est qu’il y a un système qui doit être détruit. Je disais que cette discussion est inutile, car nous avons tous le même but mais aucun moyen d’y parvenir. Les activistes qui travaillent dans le domaine de l’économie et de la politique ne se soucient pas de ce problème.
Jean-Marie Straub : Même si nous ne pouvons pas le renverser, nous pouvons, au minimum, l’emmerder de toutes nos forces – travailler contre les règles, c’est tout. Godard a raison en ce sens. Mais je voudrais revenir sur un point soulevé par Miklós Jancsó. Il disait alors : « Glauber précisait que ce qui ce passait ici en Europe de l’Ouest et en Europe de l’Est était monolithique ». Puis Miklós a judicieusement ajouté : « Nous combattons de la même façon que vous, mais avec les bras des autres ». Alors je voudrais savoir dans quelle mesure j’ai raison de considérer qu’en Hongrie il existe encore une ouverture pour la dialectique ? Je voudrais qu’il explique sa phrase.
Miklós Jancsó : Maintenant, nous faisons face au vrai problème du cinéma actuel. Aujourd’hui, je suis persuadé que nous aider nous-mêmes signifie aider les autres, et qu’il n’existe qu’une seule solution : la lutte. Donc, si nous décidons d’aller dans les usines, pour montrer nos films aux gens, ce n’est pas un problème à débattre mais une question d’organisation. Chez nous, la situation est différente. Dans notre pays, nous sommes libres, ou presque… dans l’industrie du cinéma. Mais nous avons aussi une petite bourgeoisie grandissante. Nous et le public faisons face à de gros problèmes, mais le cinéma existe encore. Et en cela nous dépendons de notre propre capacité d’organisation.
Jean-Marie Straub : Oui mais, par exemple, est-ce que vos films bénéficient d’une commercialisation normale ?
Miklós Jancsó : Bien sûr mais…
Jean-Marie Straub : D’accord, vos films en Hongrie ont-ils les mêmes droits que les films à vocation commerciale ?
Glauber Rocha : Dans une société socialiste, il existe une évolution par rapport aux structures capitalistes. À ce niveau, il n’y a pas matière à discussion.
Jean-Marie Straub : Oui, mais c’est utile de le dire, car les gens ont pris l’habitude de dire le contraire. Et c’est bien de le leur rappeler.
Glauber Rocha : Je trouve que Miklós est vraiment honnête quand il parle de ce problème. On trouve beaucoup de cinéastes socialistes qui ont adopté une attitude critique vis-à-vis d’eux-mêmes, une attitude de petits bourgeois, qui les ramène à une critique cosmétique. Dans ses films, Miklós essaye d’éviter de telles critiques superficielles et élève la discussion à un niveau plus polémique. C’est à mes yeux la caractéristique la plus importante de son cinéma, au niveau du langage tout aussi bien. Je trouve que le cinéma socialiste, le cinéma de l’Europe de l’Est, devient victime d’un criticisme petit-bourgeois, schématique, un criticisme bureaucratique – celui qui sévit dans beaucoup de films tchèques, russes et aussi hongrois. Les films polonais se proclament révolutionnaires précisément parce qu’ils penchent plutôt vers la droite…
Jean-Marie Straub : Ce sont des films sociaux-démocrates…
Glauber Rocha : Je trouve que parmi les films socialistes, les plus importants sont ceux qui conduisent à une discussion dialectique du socialisme. Si les Bureaucrates ne comprennent pas, c’est leur problème.
Jean-Marie Straub : Ou alors des films sauvagement montés, qui sont faits pour être censurés mais qui semblent seulement poétiques – c’est presque du blasphème. Comme les films de Klopcic – son premier film. S’il l’avait réalisé en Europe, dans le système de l’Europe capitaliste, il n’aurait jamais pu en faire un second. Ses films ne sont porteurs d’aucune critique du système, non…. Ce sont des films qui se situent entre Cocteau et Mallarmé.
Simon Hartog : Pensez-vous que le cinéma puisse jouer un rôle politique ?
Miklós Jancsó : Quelle question !
(rires)
Jean-Marie Straub : Bien sûr qu’il a un rôle politique. Tout est politique, tout ce que vous faites dans votre vie est politique. Donc, le cinéma, l’art qui entretient le rapport le plus étroit avec la vie, est l’art le plus politique. Cela ne veut pas dire que les films soi-disant « agit-prop » soient les plus politiques – c’est plus souvent l’inverse. Mais le cinéma est l’art politique par excellence.
Glauber Rocha : Le cinéma américain est férocement politique. Le cinéma américain porte une lourde responsabilité dans la colonisation du Tiers-Monde. Par là, il faut entendre que le cinéma américain a élaboré le cadre d’un complexe d’infériorité nationale chez les peuples du Tiers-Monde. À un niveau politique, aucun cinéma n’est plus efficace que le cinéma américain. Il est le reflet de l’idéologie de Wall Street, appliquée avec un fantastique savoir-faire.
Jean-Marie Straub : J’ai connu quelques intellectuels de gauche qui ont rêvé – ils étaient radicalement anti-communistes, bien sûr, comme on ne peut que l’être maintenant – d’utiliser les moyens de l’industrie cinématographique américaine contre le système capitaliste. Ils prétendaient utiliser le cinéma en s’inspirant de Machiavel. Et cela parce qu’ils avaient parfaitement compris que le cinéma américain était politiquement très efficace, puisqu’il permet d’introduire plus d’idées dans le système que les cinémas européens. Par exemple, un film comme les Nus et les Morts de Raoul Walsh, qui est violemment anti-militariste (je n’aime pas utiliser ce terme), n’aurait pas survécu à la censure européenne[99] [99] Les Nus et les Morts (The Naked and the Dead) : Raoul Walsh, É-U, 1958. D’après un roman de Norman Mailer, produit par la RKO. Avec Aldo Ray. .
Glauber Rocha : Le film de Kubrick, les Sentiers de la Gloire, est toujours interdit en France, simplement parce qu’il dénonce quelques honteux agissements à propos de l’armée française[1010] [1010] Les Sentiers de la Gloire (Paths of Glory) : Stanley Kubrick, É-U, 1958. D’après un roman d’Humphrey Cobb, produit par James B. Harris. Avec Kirk Douglas. Interdit sur le territoire français pendant dix-huit ans. . Il y a toujours de la politique, qu’elle soit de droite ou de gauche.
Jean-Marie Straub : Par exemple, les films de John Ford sont extraordinairement politiques.
Glauber Rocha : Le problème revient toujours à ceci : « Qu’est-ce que le cinéma politique ? » Cela semble être la préoccupation majeure de Godard aujourd’hui. Dans ses derniers films, il essaye de penser, de donner une définition du cinéma politique. Aujourd’hui, il tente de savoir si c’est Dziga Vertov ou si c’est Eisenstein[1111] [1111] Allusion à la période du Groupe Dziga Vertov, au cours de laquelle Godard a réalisé Vent d’Est (1969), film consacré notamment aux différentes formes du cinéma de contestation. Glauber Rocha y expose sa propre conception révolutionnaire. . C’est très important, mais il existe tellement de systèmes sociaux différents que l’on peut identifier beaucoup de formes de cinémas politiques ou différentes façons de faire des films politiques. Nul besoin d’insister sur ce point, car tous les modes de communication sont parties prenantes d’une guerre psychologique que nous vivons aujourd’hui, la guerre de l’information. Et pourquoi ne pas aller jusqu’au bout, et appeler cette guerre une guerre armée ? Parce que la logistique de propagande est la clé d’une lutte armée, d’une lutte révolutionnaire, voyez-vous ? Tout est toujours politique… le cinéma, la presse, la télévision, les pamphlets – toute action physique, quelle qu’elle soit… La façon dont les gens parlent du cinéma politique est une erreur critique, peut-être due aux cinéastes eux-mêmes, car ils se placent dans une position de légère supériorité lorsqu’ils disent : nous faisons des films donc nous disposons d’un instrument puissant.
Jean-Marie Straub : C’est exact. Strumentalizzare il cinema, « instrumentaliser le cinéma », comme disent certains Italiens, est tout aussi faux. Il arrive parfois qu’un film, disons poétique, produise un effet politique plus important qu’un film dont le sujet est explicitement politique. Ce qui ne veut pas dire qu’un film poétique puisse avoir l’impact politique de, disons, Das Kapital de Marx. Mais un tel film peut jouer, pour reprendre votre expression, un rôle politique plus important que quelques petits films gauchistes sociaux-démocrates.
Simon Hartog : Pensez-vous que le cinéma puisse changer quoi que ce soit ?
Jean-Marie Straub : Oui ! Le cinéma peut changer les choses comme toutes les choses le peuvent, comme un pamphlet politique le peut, mais plus encore. Il n’est pas question de faire du cinéma un mythe – c’est simplement que le cinéma épouse plus étroitement la réalité, et donc la politique, rien de plus. Mais cela ne sert à rien de rêver ou de s’illusionner… Glauber l’a très bien dit.
Pierre Clémenti : Mais le cinéma est capable de changer les gens, et si cela est vrai, il peut changer la vie, il peut être un…
Jean-Marie Straub : Renoir a dit, « j’ai fait la Grande Illusion, et cela n’a pas empêché la guerre d’éclater ». Et pourtant les gens qui ont vu la Grande Illusion…
Pierre Clémenti : Ce n’est pas un mythe de constater que toute une génération d’Américains a été élevée devant la télévision, donc devant de vieux films réalisés par la génération précédente – ce qui a totalement changé sa façon de vivre et de penser. En ce sens, je pense que le cinéma exerce une action réellement positive, par sa capacité d’altérer ou d’éveiller la conscience.
Glauber Rocha : Cette discussion est par instants dérisoire, car on pourrait avoir exactement le même débat lors de n’importe quelle phase historique et à propos du roman, de la poésie, de l’opéra, de la musique… Maintenant, c’est le cinéma, un fait technologique. Straub a cité Marx et Das Kapital. L’événement n’était pas une question de livre ni d’écriture, mais plutôt celui d’un homme appelé Marx qui a écrit un livre intitulé Das Kapital. Cela n’avait rien à voir avec le livre. Le cinéma est un outil technologique de communication. Quand il sert de mode d’expression, il devient un phénomène singulier entre les mains de personnes qui peuvent en faire quelque chose de poétique, de didactique ou de subversif. Je ne pense pas qu’il soit possible de définir le cinéma dans des termes généralistes sans le mystifier, car les cinéastes lisent des livres. Ceux qui, par exemple, aujourd’hui, se battent contre la culture, ceux qui disent : « ça va disparaître », apprennent cela dans les livres. Bien sûr, on doit continuer à s’informer, c’est très important.
Pierre Clémenti : Mais les gens vont lire de moins en moins et, si cela se vérifie, ils verront de plus en plus de films. Parce qu’un film a plus à donner qu’un livre… Nous sommes encore sous l’empire des livres, nous sommes une génération du livre. Nous avons Marx, nous avons Lénine, mais projetez-vous dans cinquante ans. C’est normal. C’est l’évolution, l’évolution naturelle : les cinéastes iront plus loin que Lénine ou que Karl Marx.
Jean-Marie Straub : Car leur seul moyen d’expression sera le cinéma.