Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow

La possibilité de l'échec

par ,
le 31 janvier 2013

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1. Quel est le point commun entre un hélicoptère qui se crashe lors d’une opération militaire et un soldat qui, au moment où il traque l’homme le plus recherché du monde, se met à l’appeler par son prénom ? Apparemment pas grand-chose, sinon que ces deux éléments se trouvent dans le même film, et permettent d’y inscrire une dialectique, peut-être à l’insu de son auteur.

2. Kathryn Bigelow met volontiers en avant, dans une délicate union de la prudence et de l’auto-promotion, son approche neutre de l’action qu’elle décide de filmer. Elle est d’ailleurs obligée de rappeler ici et là, lorsque l’on conteste la véracité de certaines scènes du film, que Zero Dark Thirty, s’il est basé sur des faits réels – l’enquête de la CIA ayant mené à l’assassinat de Ben Laden -, est une fiction. Mais difficile de s’y retrouver dans le discours de la réalisatrice oscarisée, qui change son fusil d’épaule (vérité / fiction) selon les circonstances. Restons-en donc là. Fiction ou pas fiction, le principal reproche que l’on fait à Bigelow est le suivant : on ne peut pas revendiquer une position neutre, de simple description, alors que l’on traite un sujet aussi problématique que la torture. Ne pas prendre position est encore une manière de prendre position. Avec ou contre [11] [11] Voir le texte de ZIZEK . Ces réserves, formulées de la sorte, me surprennent un peu, simplement parce que je ne parviens pas tout à fait à les relier à mon expérience du film. On le décrit comme enchaînant les faits et amenant le spectateur à adhérer à une chasse à l’homme, qui, de n’être à aucun moment discutée, apparaît automatiquement justifiée. Un film sans morale. Zero Dark Thirty m’a légèrement ému, peu choqué, sa forme ne m’a pas semblé très intéressante, l’approche généralement limitée (les vélléités réalistes à Hollywood ne sont jamais de bonne augure). Seulement, j’y ai trouvé, résultant de l’articulation de plusieurs éléments que j’essaierai de définir, une morale.

3. En affichant une prétention à la neutralité, Bigelow fait preuve d’inconséquence ou de naïveté ; toujours est-il que son choix d’une approche “factuelle” entraîne qu’elle ne peut pas ne pas reproduire une certaine trame des événements. Et la morale dès lors n’a pas besoin d’elle : elle peut émaner des faits eux-mêmes ou de celui qui les voit. Quel est donc le point commun entre un hélicoptère qui se crashe et un soldat appelant « Oussama » ? Ce sont deux éléments qui, dans une enquête et un cadre procédurier, introduisent des touches humaines. Les techniques de renseignements, la guerre moderne, qui tend à se dématérialiser de plus en plus (du moins pour ceux qui en ont les moyens), n’est pas ici séparée d’une dimension humaine, qui tout à la fois participe à la progression de l’enquête, et a la capacité de la perturber. Il ne s’agit pas d’une performance sans accroc et heureuse, où les indices tombent du ciel ou des ordinateurs ; le succès de l’enquête de la CIA, nous le voyons dépendre de discussions de couloirs, pâtir de quelques malheureuses infractions aux procédures, et se relancer lorsqu’un dossier égaré sans que personne n’ait d’explication refait surface. Les erreurs humaines sont souvent malheureuses (une infraction à la procédure entraîne la mort d’un groupe d’agents de la CIA), mais c’est leur possibilité maintenue, le rôle prépondérant qu’elles occupent dans l’enquête (dont on connait autrement d’avance l’issue, qui est programmée pour réussir) qui ressort. En un sens, deux scénarios se dessinent : celui tout tracé, qui mène à la mort de Ben Laden, et celui constitué de ces touches humaines, qui donne à cette fin assurée un caractère aléatoire. Il ne s’agit pas d’être avec Oussama Ben Laden contre la CIA, ou avec la CIA contre Ben Laden (ce sont des questions-pièges pour tout spectateur), mais de voir que le contrôle peut échapper. La salle où je me trouvais a ri quand le soldat a appelé « Oussama » : peut-être que le rire à ce moment est terrible, mais là réside aussi la liberté du public, celle de rire d’un instant sans que cet instant l’engage sur le tout. Cette légèreté du spectateur, comme celle du soldat, résistent à leur manière à un programme écrasant. Toute saillie de l’humain prend, confrontée à la froideur de l’opération, une dimension morale.

4. Il est étonnant que Bigelow ait à rappeler le statut fictionnel de son film, si l’on pense à l’importance qu’y occupe le personnage de Maya, qui le traverse (alors que les autres personnages s’effacent, mourant, perdant leur intérêt fonctionnel dans l’enquête). Cette présence affirmée d’un personnage principal, procédé destiné à faciliter l’adhésion du spectateur, apparente d’emblée le film à la fiction classique. Il y a ainsi dans Zero Dark Thirty toute une gestion de la manière dont les informations nous parviennent, du découpage, du point de vue. Maya, qui au début apparait comme une possible bonne conscience (elle supporte mal les séances de torture), va s’endurcir et c’est son travail qui va permettre de localiser Ben Laden. Bigelow, dans un entretien vidéo [22] [22] Visible ici : le passage en question se trouve à 4min24. , décrit Maya comme une femme qui se définit par ses actes. Mais Maya n’apparait pas vraiment ainsi. Si elle agit (et l’action est ici à prendre en un sens particulier : elle agit en traitant des informations), ses actions sont portées par une croyance, une conviction, qui la distingue de ses collègues. Le succès qui couronne le travail de Maya ne vient pas de son organisation, de ses capacités logiques, mais d’une conviction. Là où les autres voient un manque de preuve, des probabilités, Maya énonce sa certitude. Cette conviction, aucune règle ne la lui impose, elle n’est comprise dans aucune procédure. Elle maintient chez ce personnage une dimension humaine.

5. Cet élément de caractérisation est capital. Dans un film américain peut-être plus qu’ailleurs. Il permet de relier Maya à toute une veine du héros classique hollywoodien, héros qui généralement assure une triple adhésion du spectateur : évidemment au personnage, à des valeurs (explicitement ou implicitement, potentiellement en tout cas, celles d’un pays), et à la situation qui met ces valeurs en jeu. C’est un individu, identification oblige, mais qui est toujours d’une certaine manière dépassé, prêt à entrer dans le symbolique, qui engage avec lui une morale. Au travers de ses multiples occurrences, sa complexification, son assombrissement, sa marginalisation même, la figure du héros américain porte avec lui une proposition d’existence – au moins un précepte qui peut faire école. Pas besoin d’être une grande conscience et un grand discoureur pour cela : peut-être est-ce même plutôt le contraire. Que l’on pense aux personnages de Capra, jamais, au grand jamais, des intellectuels. L’attachement d’un M. Deeds à la figure du Général Grant serait le symbole indépassable du lien qui attache un personnage à des valeurs, et ces valeurs à une nation. Face à un système rongé par la corruption, ou, au mieux, par la procédure, la lettre de la loi sans son esprit (d’où d’immanquables ambiguïtés – le héros n’est pas forcément celui qui respectera et se pliera à la loi), le héros hollywoodien a su opposer la force de la conviction, de la croyance inébranlable en certaines valeurs. La logique hollywoodienne veut que celui qui croit a raison, et qu’il obtienne satisfaction. La logique est parfois poussée très loin, avec de multiples variations et le vraisemblable peinant parfois à l’accompagner.[33] [33] Dans un Allan Dwan revu récemment (Les rubis du prince Birman), une femme amoureuse (Stanwyck) qui croit à l’innocence de celui qu’elle aime, bien que des preuves semblent l’accabler, a toutes les chances de le voir innocenté à la fin : le scénario s’arrange pour lui donner raison, venant souvent par là à la rencontre de notre propre désir. Ajoutons que la conséquence négative, et démocratiquement fâcheuse, pour ne pas dire accablante, de ce système, est que face au héros le peuple apparait un peu amorphe, comme une masse d’agents (parfois sacrifiables) plutôt que comme un ensemble de personnages.

6. Si le film, en faisant de Maya un personnage porté par sa conviction (elle parle de sa « mission »), la relie à cette tradition, le contexte dans lequel s’inscrit le personnage ne permet pas d’aller beaucoup plus loin. Il y a un mélange assez problématique entre une forte conviction et l’objet de cette conviction (la présence de Ben Laden et sa capacité à mener sa mission à bien), le fait que celui-ci soit détaché d’une problématique morale. En effet, le film ne questionne pas et ne permet pas de questionner cette traque, de formuler une opposition de valeurs, des enjeux clairs face auxquels le spectateur pourrait se positionner. S’il y a une opposition, elle apparaît presque davantage entre Maya et ses collègues, qui eux ne « croient » pas, qu’entre Maya et ceux qu’elle recherche. Pas de discussions morales entre collègues ou avec des opposants, ce qui pouvait constituer une manière privilégiée de bâtir la perspective morale du film classique. L’opposant, le « méchant », peut suffire à lui seul à la bâtir : le héros n’a pas à avoir d’opinion, il suffit qu’il le combatte pour que nous lui en prêtions, que les valeurs se révèlent en creux. Quand l’opposant disparait, c’est cette dialectique qui souffre. Maintenir celle-ci au moment où la technologie tend à allonger les distances entre adversaires pourrait être un défi posé au cinéma. Le face-à-face final entre Maya et Ben Laden, celui-ci étant déjà mort, et celle-ci ne faisant que l’identifier, est à ce niveau assez amusant à comparer aux face-à-faces traditionnels.

7. La croyance de Maya la mène au « succès », mais ce succès-là ne donne accès à aucune dimension symbolique, ne permet de formuler aucune définition de ce qui ferait les États-Unis, de poser des bases. La CIA sauve des vies, mais sauver des vies est difficilement un projet fournissant des repères communs, sauf situations extrêmes et peu durables. Faillite de l’articulation classique entre personnage, action et morale, donc, que l’on peut relier au repli du personnage de Maya sur soi-même. Non sans ambiguïté. Certes la croyance de Maya la distingue des autres, de manière positive peut-on dire, puisqu’elle mène à la réussite de la mission (discours possible, fortement idéologique : il faut s’investir dans son travail pour être performant), mais cette croyance est aussi une obsession qui en la distinguant la coupe des autres (discours possible, idéologiquement opposé : l’investissement dans le travail nuit à l’épanouissement personnel). Pour avoir une unique obsession, Maya n’en est pas moins un personnage complexe. Ce n’est pas qu’elle n’éprouverait aucun sentiment et serait toute tournée vers l’efficacité de son travail, son objectif, mais que tous ses affects sont liés à son travail. Ceux qui s’opposent à la progression, qui lui refusent des moyens, l’énervent, et ceux qui lui donnent des moyens la rendent joyeuse. La mort de sa collègue et amie, dont on aperçoit la photo sur le fond d’écran de Maya, trace d’affect, est transformée en motivation supplémentaire pour la mission. Le souvenir personnel est un rappel de l’objectif professionnel, sans écart entre les deux registres.

8. Une possibilité d’écart survient à la fin. Pas d’écart, en fait, puisque l’objectif professionnel, rempli, s’efface. Les larmes de Maya au moment où un pilote d’avion lui demande de choisir une destination sont comme le contrecoup de cette disparition : c’est alors tout le personnage qui se vide, en même temps confronté à son vide personnel et à l’impossibilité de retourner chez soi, dans le « homeland » pour lequel elle s’est apparemment démenée. Si la « maison » n’est pas qu’un territoire, mais aussi un réservoir symbolique, il suffit que celui-ci soit à sec pour que le premier s’estompe. En ne mettant pas le mot « home » dans la bouche de son personnage, Zero Dark Thirty va jusqu’au bout d’une logique qui ferait dépendre la possibilité d’existence de la possibilité d’évoluer dans le symbolique (logique qui fait sortir le film de ses illusions de « réalisme » ou d’« immersion »). La traque de l’autre coïncide ainsi avec la fuite de soi-même ; on ne traque pas pour défendre des valeurs mais pour pallier à leur absence. Et l’ennemi extérieur est une nécessité, ce qui fait encore tenir un pays qui n’a plus les moyens de se donner une représentation symbolique de lui-même. On a souvent dit que les États-Unis se construisaient sur un mythe ; ils peuvent très bien ne pas se détruire avec un autre mythe, un mythe contraire, mais simplement par l’absence de mythe. C’est peut-être la menace la plus grave, et le film de Bigelow en porte à sa manière le témoignage.

9. On peut voir cette fin, bien sûr, comme un simple simulacre de conscience de la part de Bigelow. Mais, concrètement partie intégrante du film, elle nous invite à n’employer le terme de « succès » pour caractériser l’issue de la traque qu’avec d’infinies précautions. Les larmes convertiraient plutôt ce succès en échec. Ce que l’on reproche au film, l’absence de morale, est finalement pris en compte dans le film lui-même, de manière certainement déséquilibrée et qui ne comble rien. Grande cause de plus de deux heures pour petite conséquence en une scène finale. Il y a malgré tout une articulation morale, non un simple enchaînement de faits, où se joue une variation problématique sur la fonction du héros-croyant classique hollywoodien. La croyance de Maya la distinguait des autres et la rendait plus efficace, mais il est assez logique que cette même croyance la rende plus sensible. La croyance, même affectée à un objet désinvesti moralement, reste la marque d’une humanité, la marque d’une relation pas uniquement procédurière à une action : le cinéma hollywoodien classique n’a cessé de la faire percevoir et de la valoriser comme telle. Que du personnage capable de croire émane la possibilité de concevoir cette réussite sans dimension morale ou symbolique comme un échec est donc à prendre comme le maintien d’un tradition qui veut que ce type de personnage bénéficie d’un lien privilégié à la morale, à son apparition ou inclusion dans une fiction. Seulement la croyance ne mène pas ici à la morale traditionnellement, en rendant son effectuation possible (par une action) mais en donnant une sensibilité à son absence. C’est la conscience de l’absence de morale que la croyance, en tant que vertu humaine (domaine du symbolique), rend possible. Valeurs morales et réussite s’appelaient l’un l’autre : c’est ici croyance, absence de valeurs morales et échec qui s’enchaînent. Le cocktail est plus amer.

10. Survenant à la fin, brillant par son absence, si l’on peut dire, la dimension morale laisse rêver un autre film, un autre scénario où, à la traque de Ben Laden, on aurait substitué la réflexion sur soi-même et son environnement. Où les erreurs humaines évoquées plus haut n’auraient pas seulement retardé l’enquête, mais fixés d’autres objectifs et rendu risible toute idée d’efficacité. Ce que la fin rend désirable, c’est l’échec de la mission de Maya. Non pas comme une punition, mais comme la possibilité pour elle de penser et vivre autre chose. Puisque la réussite finale se retourne en échec, puisqu’elle mène au vide, il est nécessaire de revaloriser la possibilité de l’échec. L’humain et les erreurs qu’il engendre ne sont pas là pour menacer la réussite de la mission, mais pour préserver la possibilité de la voir échouer. Quant à Maya, elle incarne dans le film, de par son statut de croyante qui l’humanise, la possibilité de sentir le vide de la réussite. Cette réussite ne lui a rien appris. La sagesse populaire répète que l’on tire des leçons des échecs et pas des réussites. Zero Dark Thirty, dont on se gardera bien de dire s’il est réussi ou non, exprime cela comme il peut, confusément peut-être, sans voir qu’il porte un masque (celui de l’efficacité et de la bonne conscience hollywoodienne), sûrement. Face aux impératifs répétés de performance, le besoin d’échec commence à se faire sentir.

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Zero Dark Thirty, un film de Kathryn Bigelow, avec Jessica Chastain (Maya, Jason Clarke (Dan), Jennifer Ehle (Jessica), Kyle Chandler (Joseph Bradley)

Scénario : Kathryn Bigelow, Mark Boal / Image : Greig Fraser / Montage : William Goldenberg, Dylan Tichenor / Musique : Alexandre Desplat

Durée : 149 min

Sortie : 23 janvier 2013

[Les images finales sont extraites de Mr Deed goes to town, de Frank Capra (1936).]