Une belle synchronie semble régler les lectures qu’historiens et cinéastes donnent de la Révolution française. À la haine de la sans-culotterie d’un Taine (Les Origines de la France contemporaine, 1876) répondait il y a cent ans le spectacle grotesque qu’en avaient donné un Griffith ou un Gance (dans Orphans of the Storm, en 1921, et dans le Napoléon de 1927). De même, l’image peu engageante que Gustave Le Bon avait laissée des tribunaux révolutionnaires dans La Psychologie des foules (1895) se retrouvait intacte dans le portrait hystérique qu’en faisait le Madame du Barry de Lubitsch (1919). De l’autre côté du siècle, le Danton de Wajda (1983) ou L’Anglaise et le Duc de Rohmer (2001) transpirent François Furet, dans les écrits duquel ils ont trouvé matière à dénigrer l’événement au prétexte de son terme, la Terreur. S’il y a des constantes – à gauche Jules Michelet, à droite Edmund Burke –, les paradigmes mutent, et redécoupent la scène de l’événement pour rafraîchir les rôles. Ce n’est donc que raison si Pierre Schoeller réalise Un peuple et son roi à l’époque où Sophie Wahnich détrône les révisionnistes libéraux du magistère révolutionnaire, où Arlette Farge inscrit dans le récit du siècle des Lumières la part obscure qu’en sont les femmes de rien et où des philosophes comme Gérard Bras ou Jacques Rancière réinterrogent ce que « peuple » signifie, en l’identifiant à un théâtre rhétorique et insurrectionnel davantage qu’à un compte électoral (ce suffrage censitaire que le film de Schoeller ne cesse d’écarter). Les trois premiers ont d’ailleurs collaboré à la conception d’Un peuple et son roi, à des degrés divers. Au-delà de la coïncidence idéologique attestant d’une résurgence de la gauche (Schoeller renoue avec l’élan de Renoir, et son film s’articule à la séquence de Nuit Debout aussi clairement que La Marseillaise le faisait avec celle du Front populaire), l’imprégnation historiographique est telle qu’Un peuple et son roi intègre tous les infléchissements de la recherche récente : revisitation du rôle des femmes par-delà Olympe de Gouges, et rupture avec l’imaginaire communard de la pétroleuse ; revalorisation sémantique du mot de « peuple », que le siècle avait traîné dans la fange et dont Mirabeau ou Marat ont usé pour faire de l’infamie un titre de gloire ; sortie hors de l’antithèse entre jacobino-marxistes et thermidoriens modernes, décalquée sur les conflits du siècle passé – le film penche ouvertement pour le club des Cordeliers, pour le camp de l’agitation démocratique plutôt que celui des Comités directeurs (autre écho de Nuit debout).
Surtout, sa trame tire une grande partie de sa matière du maître-livre de Wahnich, La longue patience du peuple. Récit d’une retenue, d’un report de la violence, celui-ci narre la naissance de l’idée républicaine à partir d’une déception refusant de se muer trop tôt en rage, et qui n’a mis à mort la royauté que parce qu’elle avait d’abord démissionné ; à rebours de l’image d’une tourbe ivre de sang, l’historienne tisse un portrait du peuple en pétitionnaire, qui, selon une célèbre formule de Robespierre que reprend le film, ne « lance la foudre » que lorsqu’on lui dénie le droit de se faire entendre. Schoeller suit ce livret à la lettre, en reprend les scènes – la fusillade du champ de Mars, l’insurrection du 10 août – et les principes narratifs – la construction opératique, le chœur des voix qui s’accordent jusqu’au point où l’harmonie se rompt (plus qu’à l’influence de Brecht, c’est probablement à celle de Wahnich que revient, dans le film, l’insistance sur les moments chantés, la recherche d’une émotion rationnelle). Il peut donc légitimement écarter les massacres de septembre (à peine mentionnés) et s’arrêter sur le seuil de la Terreur, puisque son récit exige l’ellipse de la violence pour se concentrer sur un drame de l’articulation : comment une voix collective se module au bénéfice de l’extinction de la parole royale. L’adage robespierriste voulant que Louis meurt pour que vive le peuple en résume la trajectoire, qui va d’un corps à un autre, du représentant théologique aux échantillons symboliques : le titre du film dit assez que son récit est celui d’une substitution.
Cette réussite historiographique ne va pas sans plusieurs contreparties. La première touche à la représentation par trop unitaire du peuple, qui peine à figurer le clivage ou la cacophonie. Il y a bien quelques scènes pour souligner, non sans lourdeurs, ce qui fissure l’unanimisme – ainsi de cette pauvresse qui pleure à l’idée du sacrilège à l’endroit du souverain, et que conspue bien vite l’assemblée des femmes qu’anime une ferveur sans mélange. Pour Schoeller, il n’existe d’autre division que celle des Grands et des Petits, quant auxquels il se refuse de sortir de l’imaginaire micheletien de la concorde des cœurs généreux (Michelet, premier historien à avoir ainsi chanté la communion intégrale du peuple et sa bonté native, figure à bon droit dans les remerciements du film). Ce principe d’indivisibilité autorise en retour la voie métonymique représentant le peuple à travers quelques figures tournées en emblèmes, que le cinéaste réunit dans cet atelier de souffleur où règnent la transparence des âmes et la fornication à ciel ouvert. Quelques destinées individuelles suffisent ainsi à la narration d’une épopée collective, et la maison du peuple devient microcosme d’une France ignorant la guerre civile (le seul curé du film fait l’apologie de l’arbre de la liberté, pour masquer la forêt des prêtres réfractaires). Un peuple et son roi ne cesse de vanter l’intelligence du collectif et, pour cela, évite toute scène de foule (seul Rohmer avait fait de même, mais il cultivait de l’événement une vision peu enthousiaste). Le club des Cordeliers ou le groupe venu prêter serment à l’Assemblée nationale comptent moins de participants qu’une réunion de co-propriété, et la seule scène à mobiliser nombre de figurants, la décapitation du roi, ne donne pas l’occasion d’une authentique chorégraphie de masse, simplement d’une liesse bien rangée.
C’est que le film est assez embarrassé à l’égard de l’émotion corporelle, de tout ce qui pourrait renvoyer à un emportement trop proche de ces fureurs dans lesquelles la tradition issue de Joseph de Maistre a longtemps vu le symptôme de la vérole démocratique. Aussi le « voco-centrisme » de sa représentation du populaire induit-il un déficit d’incarnation qui, bien souvent, peine à restituer la matérialité de l’expérience historique autrement que sous une forme bien démonstrative (voir ce plan sur Adèle Haenel/Françoise se lavant les cheveux avec de la cendre, qui fonctionne comme une illustration dans un manuel scolaire). Les personnages ont beau réclamer du pain contre les accapareurs, la faim n’y est jamais rendue sensible sinon par des signifiants volontaristes – la mort de l’enfant de Françoise est filmée comme un avis de décès, loin de l’événement tordant les chairs. Ce sort presque trop abstrait frappait déjà le chômeur de L’exercice de l’Etat, qui ne mourrait que pour démontrer l’égoïsme des officines ministérielles. Schoeller défend de nobles causes avec des effets téléphonés, et, hélas, semble plus adroit pour dramatiser les idées que la douleur. Les plus beaux passages d’Un peuple et son roi sont les morceaux d’éloquence à l’Assemblée ou à la Convention, parce que les acteurs peuvent s’y contenter d’être des orateurs, des supports de positions idéologiques ; cette esthétique du débat se grippe avec Adèle Haenel, Olivier Gourmet ou Gaspard Ulliel, qui souffrent de devoir incarner des symboles plutôt que des rôles. Il est significatif que l’interprétation du roi par Laurent Lafitte éclipse toutes les autres : le récit est justement celui de la dé-symbolisation de son corps, qui l’exempte de l’abstraction réduisant ses pairs à des figures univoques illustrant un protocole théorique. L’exercice de l’Etat était un traité du mauvais gouvernement, Un peuple et son roi fournit son revers positif ; par nombre d’aspects, les deux témoignent de ce paradoxe d’une gauche intellectuelle plus habile à figurer ce qu’elle rejette – la caste à la fois sororale et ennemie des oppresseurs assermentés – que ceux qu’elle entend défendre.
La beauté des débats se paie alors de la pesanteur de symboles dont le film n’est pas assez avare. Si certains peuvent toucher, comme la parabole en abîme de la scène d’ouverture, d’autres y échouent faute de finesse : qu’on pense à l’allégorie solaire qui suit la prise de la Bastille, lorsque les insurgés sont éblouis par l’éclat que leur cachait la prison royale, ou au vase soufflé suivant un processus qui métaphorise le devenir de la Révolution (les flammes fondent du sable pour donner un verre dont la transparence et la rondeur harmonieuse évoquent celle du peuple). Ce dernier est monté en alternance avec la scène du vote de la mort de Louis, d’après une recette empruntée à un Eisenstein auquel se réfère également la scène de la fusillade du champ de Mars (l’insert montrant un bébé étendu sur des marches). Il n’y a rien que de très normal à ce qu’un film de gauche sur la Révolution française rende hommage au réalisateur du Cuirassé Potemkine et d’Octobre. Mais outre l’écho politique, le tribut révèle surtout une même priorité de l’idée sur le fait, et une égale tendance à tout convertir en signifiants. Reste que grâce aux exigences du muet, le maître soviétique pouvait combiner son obsession idéogrammatique au spectacle du pathos et de l’extase. Schoeller, lui, doit suivre jusqu’au bout le logocentrisme inhérent à son projet, qui fait du peuple une idée régulatrice avant d’être un événement charnel. Au risque de lui confisquer ce trouble figuratif que le cinéma a arraché contre les clartés conceptuelles : Un peuple et son roi pâtit de sa bonté, qui en fait un film sur l’idéal révolutionnaire plus que sur la Révolution.
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