Dans Un conte de Noël, Henri, bien que banni de la famille par sa sœur Élizabeth, se réjouissait d’être « transformé en personnage » et de voir « sa vie transmuée en roman ». Tromperie (Deception en anglais) est l’occasion pour Arnaud Desplechin, à travers l’œuvre de Philip Roth, de mettre en scène son éternelle grande affaire : être ou ne pas être un personnage de fiction. Désirer plus que tout au monde cette vie romanesque, la fantasmer, tout en prenant le risque d’y être condamné, telle Esther qui ne s’incarne plus que par le souvenir de ses lettres à la fin de Trois souvenirs de ma jeunesse.
Le canevas de Roth est parfait : dans le Londres des années 1980, un célèbre écrivain américain (Philip, sous les traits de Denis Podalydès) retranscrit méticuleusement dans ses carnets ses entrevues avec sa jeune amante anglaise (Léa Seydoux). Ces rendez-vous à deux, entrecoupés d’autres rencontres (une possible espionne tchèque, un double de Ivan Passer ou encore une étudiante américaine), accouchent d’un torrent de mots qui constituera l’objet du prochain ouvrage de Philip. La succession de ces chapitres met en lumière son aisance et son talent d’orateur (en relançant sans cesse l’échange) et d’écrivain (en donnant une cohérence à l’assemblage de ces discours disparates). Il est « l’écouteur, l’audiophile », comme il s’en gargarise devant sa maîtresse, qui incorpore chacun de ses interlocuteurs à son grand tout littéraire. Cette assurance est aussi celle de Desplechin, dont l’appétit pour les excroissances narratives n’est plus à prouver, raccordant sans s’essouffler ces embryons d’aventures manquant de se dévorer l’une l’autre. Sûr de sa maîtrise, il va même jusqu’à faire d’un postulat, le film d’espionnage en Europe de l’Est (présent dans Trois souvenirs de ma jeunesse et Les Fantômes d’Ismaël), un genre en soi au sein de son œuvre, un motif empreint de ludisme. Ici, le récit d’une Tchèque (Madalina Constantin) accusée de trahison navigue entre un interrogatoire dans des bureaux mal éclairés et des déambulations plus rêveuses où, aux côtés de Philip, elle traverse un Prague projeté sur une toile lui faisant dos. C’est la grande saveur du film, ce goût du verbe et des enchaînements, des conversations et des discordes qui s’entrechoquent.
Or, si Philip fait preuve d’une indéniable virtuosité à mêler intime et picaresque, celle-ci n’en est pas moins déjouée par la puissance créatrice de son amante britannique. Le film débute dans une caverne où les deux amants se font face, lui à son bureau, elle allongée sur le sol. Tandis qu’il lui demande, les yeux fermés, de décrire la pièce, le lieu prend vie grâce à son éloquence. Les parois rocailleuses dévoilent alors la garçonnière du romancier, chaque parcelle du bureau étant décrite avec acuité. Nulle tromperie ici, ce sont bien ses mots à elle qui façonnent avec ampleur l’espace de l’écrivain, et il n’est pas hasardeux qu’elle se figure en Homère lorsque Philip lui demande son double dans L’Odyssée. Les ajustements faits par l’auteur pour faire advenir la parole de ses interlocuteurs paraissent dès lors dérisoires, comme lorsqu’il allume quelques lampes pour l’amante tchèque, sans que cela influe véritablement sur le cours de son récit. Ceux qui parlent créent, prennent le pas sur la toute-puissance de l’artiste. Si Philip les mène jusqu’au glorieux statut d’êtres fictionnels, ils le doivent avant tout au souffle exalté qui bat en eux.
Les ambivalences de ces devenirs romanesques sont mises en lumière par un personnage qui n’appartient pas au livre. Il s’agit de l’épouse (Anouk Grinberg), aperçue au début du film et à qui est consacré l’un des derniers chapitres. Comme toute spectatrice curieuse, elle a ouvert le carnet de son mari, laissé par mégarde à la maison, et y a découvert ses escapades adultérines. Au-delà de l’infidélité, ce qui l’affecte est la situation à laquelle l’assigne le romancier, en la rendant à la fois absente et présente de l’ouvrage. Le livre ne fait nullement mention d’elle, et après tout Philip ne cesse de marteler le caractère inventé de son entreprise, mais elle apparaît entre les lignes. Cela tient à un choix de l’écrivain, celui de laisser à son héros son propre prénom, alimentant la porosité entre réel et affabulation. Sa femme se permet alors une unique demande, qu’il troque son Philip contre Nathan (le fameux Nathan Zuckerman, double attitré de Roth dans son œuvre romanesque), et ainsi ne pas l’exposer aux yeux du monde comme la femme trompée. Si elle ne fait pas (plus) partie de la grande épopée de son mari, elle souhaite malgré tout préserver sa dignité. Mais Philip n’a que son refus et sa fuite à lui offrir, la délaissant sans lui donner voix au chapitre. Aucune correction ne doit entraver son destin de personnage. Lui, le fameux audiophile (« un audiophile, mais quelle connerie prétentieuse », ne manque-t-elle pas de souligner), préfère prêter son oreille à d’autres protagonistes, en témoigne l’attention qu’il porte à Rosalie, ancienne amante rongée par la maladie (interprétée par Emmanuelle Devos, qui en trois scènes vole presque le film).
Cette confrontation est aussi un écho à un chapitre précédent, celui du procès de Philip où il comparaît devant une audience féminine, et une procureur opiniâtre (Saadia Bentaieb), pour ses infidélités et son amour des jeunes étudiantes. Dans ce tribunal, il s’adonne à un spectacle grotesque, entre hurlements et mauvaise foi, présentant sa sexualité compulsive comme preuve d’amour pour les femmes. Mais l’aspect imaginaire de la séquence, ainsi que la prestation réjouissante de Podalydès rendent Philip plus ridicule qu’autre chose, pauvre histrion renvoyé à ses instincts primaires. La crise que traverse le couple est bien plus intéressante que cette comparution pour misogynie. Elle est le symbole de l’impasse dans laquelle se trouve Desplechin, le moment où la lâcheté et l’égoïsme de son héros envers son épouse deviennent les siens. Si Philip l’exclut de son récit en ne daignant coucher sur le papier leurs échanges, le réalisateur ne trouve pas de solution pour sauver celle que le premier a négligée, pour substituer à la place qu’il lui impose un devenir romanesque digne de ce nom. Alors qu’il laisse Podalydès se draper dans un numéro de cabot assez déplaisant lors de leur face-à-face, la voix si unique de Grinbert ne dispose d’aucun espace suffisant pour se déployer et invectiver Philip. Ses mots se heurtent à un homme qui s’époumone pour qu’elle n’ait aucun droit sur son écriture. C’est la grande frustration du film, celle de voir le cinéaste être aussi peu à l’écoute de ce timbre sur un fil entre abnégation et fêlure. Comme son double, il la laisse dans la marge, derrière la porte du domicile conjugal qui se ferme précipitamment sur son visage.
Guidé par ce désir pervers de faire fiction à tout prix, Philip ne fait aucune concession et voit triompher sa vision. Cet aplomb imprègne d’amertume la beauté des échanges passés, ce que pointe du doigt l’Anglaise pendant leur dernière entrevue. Lors de leurs retrouvailles, à l’occasion de la sortie de son livre Tromperie, celle-ci ne peut s’empêcher de faire à Philip le grief de ce qui lui a été arraché, les mots volés à la caverne. Mais peu importe si le lyrisme en elle finit dans un tombeau de papier, restera l’aventure sortie de sa tête. Émue et heureuse de sa vie avec et sans lui (c’est elle qui avait lancé un « Tu vas me manquer » étouffé par les larmes lors de leurs adieux), elle s’en va. Son départ est un appel à dépasser la déception généralisée, à laquelle même elle n’a pu échapper. Désormais, ce n’est plus à l’écrivain de décider de son sort romanesque. Elle seule en est maître.